Il faut rapporter ces écrits convergents aux propos du sculpteur lui-même où ils trouvent leur source commune et constater que dans ses entretiens Giacometti lui-même a décrit la naissance de ce regard neuf : « En sortant, sur le boulevard, j’ai eu l’impression d’être devant quelque chose de jamais vu, un changement complet dans la réalité… Oui, du jamais vu, de l’inconnu total, merveilleux »1534. Il est ici question de l’expérience fondatrice de rupture, une rupture qui est l’aboutissement d’années de travail acharné au plus près de ses perceptions, entre ce que Giacometti nomme la « vue photographique », et celle à laquelle on aboutit lorsqu’on crève l’écran qui nous empêche de nous rendre compte de la réalité de nos perceptions. En 1945, aux Actualités, dans un cinéma de Montparnasse, Giacometti prend conscience de ce qu’il appelle une « scission », qui est un basculement de l’autre côté du miroir des représentations soi-disant objectives. La réalité voit soudain se rompre les amarres des perceptions attendues et Giacometti quitte le domaine de la vision apprise, de la vision des autres :
‘Avant, il y avait une réalité connue ou banale, disons : stable, n’est-ce pas ? […] ma vue du monde était une vue photographique, comme je crois que c’est à peu près pour tout le monde, non ? On ne voit jamais les choses, on les voit toujours à travers un écran […].Giacometti décrit également le silence et l’apesanteur qui entourent ces moments que Jacques Dupin et Yves Bonnefoy ont pu rapprocher de l’extase mystique mais qui conservent la particularité de rester tournés vers un horizon de création. C’est en effet à la décision de peindre et de sculpter d’autant plus que Giacometti relie cette expérience dans la version qu’il en donne à André Parinaud :
‘Il y a eu pour moi une scission totale entre la vue photographique du monde et ma vue propre que j’ai acceptée. […] ce qui se passait sur l’écran ne ressemblait plus à rien et je regardais les gens dans la salle comme si je ne les avais jamais vus. Et à ce moment j’ai éprouvé de nouveau la nécessité de peindre, de faire de la sculpture, puisque la photographie ne me donnait en aucune manière une vision fondamentale de la réalité. Donc, pour savoir comment je voyais, il fallait bien que j’essaie de peindre1536.’Cet « inconnu total », il nous faut donc désormais en préciser certains traits pour tenter de mieux cerner le contenu de cette rénovation du regard accomplie par l’œuvre de Giacometti et comprendre en quoi celle-ci peut croiser certaines propositions de la phénoménologie.
Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Schneider », op. cit., p. 265.
Idem.
Ibid., p. 277.