Désencombré de trop de peinture et de trop de sculpture dans l’effondrement lilliputien de son œuvre, Giacometti ressource au dehors son art qui désormais ex-iste, c’est-à-dire se trouve arrimé à une traction de l’inconnu qui sans repos le tire à l’avant de soi, un inconnu en perpétuel renouvellement face auquel l’artiste qui a désappris à le pré-dire se retrouve infiniment privé de moyens, et démuni comme aux commencements de l’art.
Ce vertige tient au fait que Giacometti a consacré une grande partie de sa vie à tenter de produire des équivalents visuels durables de sensations fugitives éprouvées devant la réalité. Cette recherche va dans deux directions : il faut les produire pour lui, à des fins de connaissance de soi-même, pour que par cette réplique de sa vision il puisse se rendre compte de la manière dont il voit, mais il faut également les produire pour les autres, à des fins de communication. Il veut que les autres éprouvent ce que de façon singulière il perçoit au contact de la réalité. Il s’agit dans l’ensemble comme il le résume lui-même de « donner la sensation la plus proche de celle ressentie à la vue du sujet »1537, la reproduire à son propre usage et la restituer pour les autres. Le vocabulaire choisi par Alberto Giacometti pour évoquer ses recherches artistiques rend néanmoins compte de certaines évolutions. Au début des années trente, nous l’avons vu, il s’agit de « se réaliser »1538 à travers la sculpture. Après-guerre le maître-mot de son ambition est devenu la « ressemblance », un mot particulièrement ambigu puisqu’il faseye entre les subtiles distinctions qui viennent peu à peu départager pour lui la vision du concept. Le mot dont il se sert alors pour désigner cette activité est toujours « réaliser », mais le pronom réfléchi a disparu. Giacometti l’emploie pour sa capacité à renvoyer à la fois à la production matérielle d’une œuvre d’art et à la notion de représentation, et même de prise de conscience par la représentation. Mais à partir du milieu des années cinquante, son obsession dévorante est de n’essayer rien d’autre que de copier ses sensations : « […] copier simplement, pour se rendre un peu compte de ce qu’on voit »1539. Le mot « copier », relativement peu présent auparavant, envahit peu à peu ses entretiens1540. C’est alors le souci même de faire une œuvre d’art qui cède la place à cette passion de la copie, qui donne son titre à l’un de ses derniers textes : Notes sur les copies 1541. En 1954-55, il dit à Jean Genet au cours d’une séance de pose : « On doit faire exactement ce qui est devant soi ». Mais il ajoute : « Et, en plus, il faut faire un tableau »1542. Il pensait alors que la même conception sous-tendait son travail en cours et son œuvre surréaliste. Il n’est pas sûr, remarque David Sylvester, qu’il aurait continué d’affirmer cela au moment où il était devenu un « apôtre » inconditionnel de la copie. La « vérité » d’une œuvre est alors devenue sa seule exigence artistique, et il peut déclarer au critique d’art anglais lorsque celui-ci pose pour lui en 1960 : « Si une peinture est vraie c’est une bonne peinture ; même la qualité de la peinture sera nécessairement belle »1543.
Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 71, cité par David Sylvester, ibid., p. 17, s’y reporter pour le contexte de cette citation.
« Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 39.
Alberto Giacometti, « Entretien avec André parinaud », op. cit., p. 275.
Il ne l’emploie qu’une fois avec Georges Charbonnier en 1951 mais l’emploie à plusieurs reprises avec le même interlocuteur en 1957. Voir David Sylvester, op. cit., p. 151.
Voir Écrits, op. cit., p. 95.
Jean Genet, AAG, p. 62.
Voir David Sylvester, ibid., p. 151.