En désignant le mot d’ordre de « refus d’être plus précis que la perception » comme la clef de voûte de plus en plus consciente de tout le travail de Giacometti à partir de 1935 nous nous trouvons reportés vers l’articulation essentielle de notre sujet, à savoir la différence entre vision et concept qui désormais se trouve au cœur de tout le travail du sculpteur, du peintre et du dessinateur. Lorsque Giacometti décrit à Pierre Schneider l’expérience d’une « transformation de la vision de tout »1544 qui lui fait prendre conscience de l’opposition entre sa « vue propre » et la « vue photographique du monde »1545, c’est avec une vision entravée par l’approche conceptuelle qui vient fausser nos perceptions réelles qu’il déclare sa rupture. Mais que recouvre concrètement dans l’expérience de l’artiste l’opposition entre ces deux visions du monde et qu’implique pour Giacometti son refus d’être plus précis que la perception ? Là encore, il nous faut repartir de la parole même du sculpteur en examinant l’entretien où il s’est le plus précisément exprimé sur le sujet, c’était avec David Sylvester :
‘Quand Rodin faisait ses bustes, il prenait les mesures encore. Il ne faisait pas une tête telle que lui la voyait, dans l’espace, par exemple à une certaine distance, comme si je vous regarde, moi étant ici, et vous là. Il voulait faire au fond le parallèle en terre, l’équivalent exact de ce volume dans l’espace. Donc, au fond, ce n’est pas une vision, c’est un concept. Il savait qu’elle est ronde, avant de la commencer, c’est-à-dire qu’il partait déjà sur une certaine convention d’une tête, qui est la convention de toute la sculpture européenne depuis la Grèce. Et alors, il faisait un volume dans l’espace, tel qu’au fond il ne le regarde jamais instinctivement. Parce que dans la vie, je n’ai pas l’idée de me lever et de tourner autour de vous. Et d’ailleurs, si je tourne autour de vous, je vous vois de face. Si je ne savais pas que votre crâne a une certaine profondeur, je ne pourrais pas le deviner. Donc, si je faisais absolument la perception que j’ai de vous, en sculpture, je ferai une sculpture assez plate, à peine modulée, qui serait beaucoup plus proche d’une sculpture des Cyclades, qui a l’air stylisé, que d’une sculpture de Rodin ou d’une sculpture de Houdon, qui ont l’air vrai. Je crois qu’on s’est fait une telle idée, une telle habitude de la tête, en sculpture, qu’elle est complètement coupée de la vision qu’on a réellement d’une tête. C’est pour ça que pour moi c’est devenu presque impossible de faire une tête grandeur nature1546.’Il n’est que de considérer ces quelques lignes qui sont assez tardives pour constater à quel point l’expérience du sculpteur choisit pour se traduire un vocabulaire qui doit beaucoup à la philosophie et combien Giacometti a mis à profit la fréquentation des philosophes, celle de Sartre en particulier, pour parvenir à préciser ses intuitions d’artiste. Giacometti oppose nettement dans cet entretien les termes « idée » et « concept », employés comme synonymes, au cet autre couple : « vision » et « perception ».
Cette opposition se trouve déjà dans le texte de Sartre en 1948 de telle sorte qu’il devient difficile de distinguer ce que Sartre a pu formuler philosophiquement au cours de ses nombreuses conversations avec le sculpteur à partir d’une description de son travail, de ses refus, de ses difficultés, de ce dont Giacometti a pris conscience lui-même grâce au regard extérieur et à l’apport théorique du philosophe. Il n’est donc pas étonnant de retrouver ce que dit encore Giacometti en 1965 à David Sylvester dans le texte écrit par Sartre en 1948. Ce que dit Giacometti sur « la convention de toute la sculpture européenne depuis la Grèce », Sartre en est fortement imprégné lorsqu’en 1948 il écrit dans « La Recherche de l’absolu »son long développement sur l’histoire de la sculpture telle que le sculpteur lui avait appris à la voir : « C’est que, depuis trois mille ans, on ne sculpte que des cadavres. […] Il ment, ce peuple des musées, ce peuple rigide, aux yeux blancs »1547. Pour Sartre, l’erreur des sculpteurs a été de ne pas accepter ce que les peintres avaient admis depuis longtemps : que leur espace fût un espace imaginaire. Travaillant un espace à trois dimensions, ils ont cru pouvoir prêter à leurs figures imaginaires la réalité de leur matière, aboutissant à des propositions contradictoires :
‘[…] en premier lieu, lorsqu’ils sculptaient d’après nature, au lieu de rendre ce qu’ils voyaient – c’est-à-dire un modèle à dix pas – ils figuraient dans la glaise ce qui était – c’est-à-dire le modèle en lui-même. Comme ils souhaitaient en effet que leur statue procurât au spectateur placé à dix pas d’elle l’impression qu’ils éprouvaient devant le modèle, il leur paraissait logique de faire une figure qui fût pour lui ce que le modèle était pour eux ; et cela n’était possible que si le marbre était ici comme le modèle là-bas. Mais qu’est-ce donc qu’être en soi et là-bas ?1548 ’Voici comme la matière d’une expérience d’artiste peut être retravaillée par le philosophe pour lui faire poser la question phénoménologique par excellence : celle de l’en soi dans son rapport à l’ici. L’œuvre de Giacometti a répondu par avance : tout ce que je peux dire de l’être en sculpture, c’est ce que j’en peux voir, et je m’y limiterai strictement. C’est la clef de la « révolution copernicienne » de Giacometti : d’avoir accepté l’apparaître pour limite de sa connaissance de l’être, et de ne pas déborder de ce cadre. La perception, la vision, précèdent l’essence, le concept, l’idée. C’est ce que donne à voir chacune de ses œuvres.
S’il n’aborde en 1948 que les sculptures, Sartre aura l’occasion d’enrichir sa réflexion en 1954 à propos des peintures où il insiste sur l’art particulier à Giacometti de suggérer une « parfaite précision de l’être sous l’imprécision du connaître »1549 qui ne correspond pas à une peinture « vague », mais à une peinture au plus près des perceptions. La question cruciale du vide qui écartèle sans cesse la figure entre unité et multiplicité conduit Sartre à réaffirmer dans son deuxième article la primauté du voir sur le savoir chez Giacometti et à en justifier la pertinence dans un exemple plus personnel que réellement inspiré des toiles de l’artiste où il retrouve le marronnier :
‘Mais que faut-il peindre ? Ce qui est ? Ce que nous voyons ? Et que voyons-nous ? Ce marronnier, sous ma fenêtre, certains en ont fait une grosse boule unanime et frissonnante ; et d’autres ont peint ses feuilles une à une, avec leurs nervures. Est-ce que je vois une masse feuillue ou une multitude ? Des feuilles ou un feuillage ? Ma foi c’est l’un et l’autre ; et je suis sans cesse renvoyé de l’un à l’autre. Ces feuilles, non : je ne les vois pas jusqu’au bout ; je crois que je vais les saisir et puis je m’y perds ; le feuillage, quand je peux le tenir, il se décompose. Bref, je vois une cohésion fourmillante, un éparpillement reployé !1550 ’Pourtant devant cet ondoyant oxymore, Giacometti veut « peindre ce qu’il voit, tout juste comme il le voit », il faudra donc que ses figures, « au cœur de leur vide originel, sur sa toile immobile, passent et repassent sans cesse du continu au discontinu », et c’est ce qu’il obtient en « refusant d’être plus précis que la perception »1551. Giacometti montre donc que l’objet n’est pas réductible à sa représentation dans l’esprit ou à son double mental comme le proposaient les grands systèmes métaphysiques depuis Descartes. Sartre prolonge donc dans ses articles sur Giacometti une théorisation de la perception engagée avec le premier traité sur L’Imagination 1552 en 1936. L’approche phénoménologique, articulée sur l’intentionnalité, avait permis d’établir le statut et la nature de l’image mentale en traçant une distinction d’essence entre la perception et l’imagination. Toute conscience étant « conscience de quelque chose », elle est toujours un acte ou un vécu par lequel un objet est donné ou visé. Il ne s’agit donc pas dans la perception d’avoir une copie interne de l’objet mais de viser, au dehors, la chose elle-même, l’atteindre dans sa chair et la poser comme existante. Dans L’Imaginaire 1553, en 1940, Sartre en viendra à proposer une psychologique de l’imagination, qui approfondit et clarifie la distinction entre les objets de l’imagination et les objets de la perception. Traduisant la notion husserlienne d’Abschattung, Sartre insiste sur le caractère inépuisable des objets de la perception constitués par une multiplicité infinie de déterminations et de rapports possibles. Le retour au modèle de Giacometti après son expérience surréaliste et le bouleversement du rapport à l’objet que ce déplacement induit – la réalisation d’une image figée laisse place à une quête infinie – sont donc un terrain d’étude privilégié pour Sartre. S’il dédaigne ostensiblement sa période surréaliste dans ses articles, il prend appui sur son œuvre pour réaffirmer l’irréductibilité de l’objet à une copie interne. Les œuvres et la conversation du sculpteur sont la tentative inlassablement réitérée de mesurer la distance de l’un à l’autre.
Voilà donc comment s’élabore dans le corpus sartrien la distinction fondamentale dans le « texte Giacometti » entre la vision et le concept. Beaucoup d’autres textes vont en effet prendre appui sur cette problématique phénoménologique fondatrice. Sartre a su la formuler en des termes clairs dont nous percevrons la particulière fécondité dans la poétique des écrivains de la génération suivante.
L’un d’eux, Jacques Dupin, se montre dans la première monographie sur Giacometti que lui commande Maeght aussi averti des lectures phénoménologiques qui l’ont précédé qu’il l’est des problèmes spécifiques des créateurs plastiques dont il a hanté les ateliers et particulièrement de Giacometti qu’il voit chaque semaine du fait de sa fonction d’intermédiaire entre lui et son marchand. Comme Simone de Beauvoir, il rapporte le fameux mot de Breton que Giacometti se plaît à railler et prend appui sur lui pour revenir en quelques formulations lapidaires sur la distinction essentielle entre voir et savoir :
‘« On sait ce que c’est qu’une tête », s’écria un jour Breton, déçu et irrité de voir Giacometti préférer le réel à l’imaginaire. On sait ce que c’est qu’une tête. Mais ce savoir, justement, c’est contre lui que s’acharne Giacometti. Ce savoir abusif, cet héritage invérifié que notre paresse accepte et transmet, ce savoir prétendu qui est le contraire de la connaissance et le véritable obstacle à la vue. La représentation mentale de la réalité a chassé sa perception vraie, vivante. On ignore ce que c’est qu’une tête, il suffit d’y aller voir d’un peu plus près pour s’en convaincre.1554 ’Nous retrouvons ici les deux termes de l’opposition récurrente, nous l’avons vu, dans la parole du sculpteur, entre « idée » ou « concept » et « perception ». Les expressions de « savoir abusif », « savoir prétendu » et « représentation mentale » affrontent dans le texte celles de « connaissance », « vue », « perception vraie, vivante ». Nous aurons l’occasion de préciser ce que peut recouvrir ce dernier adjectif à la fois d’une exigence d’artiste et d’une exigence de poète.
Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Schneider », op. cit., p. 265.
« Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 277.
« Entretien avec David Sylvester », op. cit., p. 287-288.
Jean-Paul Sartre, La Recherche de l’absolu, op. cit., p. 292.
Ibid., p. 297.
Jean-Paul Sartre, « Les Peintures de Giacometti », op. cit., p. 359.
Ibid., p. 358.
Idem.
Voir L’Imagination, Alcan, 1936, rééd. PUF, coll. « Nouvelle Encyclopédie philosophique », 1949.
Voir L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940.
Jacques Dupin, TPA, p. 25-26.