3) L’espace

La phénoménologie de la perception de l’espace que met en œuvre Giacometti le conduit à rendre visibles certains phénomènes optiques dont il développe une conscience accrue. Pour détailler ces problèmes un bref rappel de la manière de travailler de Giacometti est nécessaire.

Si nous nous reportons vers les sculptures des années 1920, il est déjà possible de montrer la tendance de certaines d’entre elles à être des « relevés d’impressions »1581. La Femme-cuillère, par exemple, présente certaines caractéristiques communes avec les figures de femmes debout de face des années quarante et cinquante : même symétrie insistante, épaules bizarrement voûtées et minceur de profil, malgré la massivité de face de la première1582. Mais surtout, remarque David Sylvester, chacune d’elle crée une distance fictive par rapport au spectateur. Les proportions de la Femme-cuillère, et notamment l’écrasement du bas de la sculpture, produisent un effet de grande proximité. Ces observations du critique anglais sont confirmées par l’influence de la sculpture africaine sur cette œuvre. Or Giacometti a souvent déclaré à propos des proportions de ces sculptures, avec leur grosse tête et leurs jambes courtes, qu’elles avaient en général été mal comprises. Ce qui était considéré comme un parti-pris conceptuel provenait au contraire de problèmes de perception : « elles représentent ce que l’on voit réellement quand nous nous tenons en face d’une autre personne, par exemple dans une conversation, et que sa tête est agrandie par le fait qu’elle nous fait face alors que ses jambes sont réduites par l’effet de raccourci »1583. Nous avons vu en outre que le travail commencé en 1927 pour aboutir aux plaques provenait de l’effort de Giacometti une fois rentré chez lui pour « reconstituer par la mémoire seule ce [qu’il] avai[t] ressenti chez Bourdelle en présence du modèle »1584. Ces œuvres atteignent d’une certaine manière déjà à la « ressemblance » puisque Giacometti les jugera en 1951 « d’une certaine manière ressemblantes avec les choses et avec moi »1585. Bien plus que la série des portraits réalisés à la même époque par incision ou altération de surfaces à peu près plates1586, ces plaques restituent quelque chose d’un regard porté sur l’être humain. Pourtant, remarque David Sylvester, c’est un regard très particulier, « le regard de quelqu’un qui est très proche ». À cette distance on est regardé « seulement par un amant, ou dans l’enfance par sa propre mère », car « seule une partie du visage de l’autre – un œil, une joue et une partie du nez – remplit le champ de vision ». Tout le mystère de cette œuvre « vient de ce que cette sensation brouillée d’une forme partielle dont les contours sont invisibles est recréée dans une sculpture qui est une entité autonome dans l’espace, si précise et solennelle »1587.

Lorsqu’en 1935 il « revient au réel », c’est pour travailler en sculpture presque uniquement d’après nature. De 1935 à 1939 son frère Diego et un modèle professionnel, Rita, posent chaque jour pour lui. En revanche dans la période suivante, de 1939 à 1953, les sculptures faites d’après nature constituent une exception, la règle étant le travail de mémoire. A partir de 1953, Giacometti travaille indifféremment d’après nature ou de mémoire, confortant ces deux approches l’une par l’autre. Il confie en 1960 à David Sylvester que le progrès réalisé un peu plus tôt en peignant un modèle dans la journée peut débloquer de manière décisive le travail de mémoire sur une figurine la nuit suivante1588. Pendant ces trente années la plupart des peintures et des dessins sont réalisés d’après nature, avec quelques exceptions dans les dix dernières années pour un bref travail de mémoire. Dans toutes ces années la distance de Giacometti par rapport au modèle connaît elle aussi de nombreuses variations. À partir de 1939 Giacometti concentre son travail sur des figures vues de loin, notamment celle d’Isabel, son modèle occasionnel dont il fut amoureux et à laquelle il écrit à la fin de la guerre : « La figure c’est vous, et vous vue un instant, il y a très longtemps, immobile boulevard Saint-Michel, un soir »1589. Il s’agit donc d’une figure assez éloignée : « C’est que la sculpture que je voulais faire de cette femme, c’était bel et bien la vision très précise que j’avais eue d’elle au moment où je l’avais aperçue dans la rue, à une certaine distance »1590. Dans les années soixante, Giacometti réalise en revanche des bustes d’Annette dont les formes « un peu éclatées »1591 sont caractéristiques d’une vision très rapprochée. C’est l’époque où en peinture il se tient extrêmement près de son modèle pour saisir son regard. Dans les remarques que nous allons faire sur les problèmes de perception mis en lumière par le travail de Giacometti, il nous faudra donc préciser le cas échéant la place de l’artiste par rapport au modèle et la méthode utilisée pour « se rendre compte de ce qu’il voit » : de mémoire ou directement face au modèle.

Notes
1581.

Expression de David Sylvester, ibid., p. 61.

1582.

Voir ibid., p. 60.

1583.

Voir idem.

1584.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 243.

1585.

Ibid., p. 244.

1586.

Voir Yves Bonnefoy, BO, pp. 158-160 (ill. 150-152).

1587.

David Sylvester, ibid., p. 61.

1588.

Voir ibid., p. 117. Voir cette même page pour les indications chronologiques.

1589.

Alberto Giacometti, lettre inédite à Isabel Delmer, citée par David Sylvester, ibid., p. 137.

1590.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Dumayet », op. cit., p. 137.

1591.

David Sylvester, ibid., p. 47.