4) Distance, dimension

G. figures géantes ou affilées, d’une justesse étrangère
à la mesure attribuée
1592

Le problème principal, qui a très tôt préoccupé Giacometti, est celui de la dimension. Lorsqu’il rapporte à Pierre Matisse le souvenir de ses journées de travail de 1935 à 1940, la première difficulté qui lui revient en mémoire est la transformation de ce que l’on a coutume d’appeler « tête » en un « objet totalement inconnu et sans dimensions »1593. La dimension devient peu à peu un vertige lorsque ses figures se voient happées par le vide et diminuent jusqu’à devenir lilliputiennes : « elles n’étaient ressemblantes que petites, et pourtant ces dimensions me révoltaient »1594. Lorsqu’il accepte en 1945 après la « transfiguration » de Montparnasse1595 la scission entre sa « vue propre » et la « vue photographique » du monde, Giacometti se voit bientôt en mesure de dénoncer ce que lui suggéraient depuis longtemps ses impressions : que la notion de « grandeur nature » est une pure convention. Cette expression donne son titre au texte d’hommage publié par Aragon à la mort de l’artiste, dans lequel il rapporte ces propos de Giacometti : « nous ne voyons rien grandeur nature, […] c’est par une opération de l’esprit que nous rétablissons la mesure des choses ». Ou encore : « Nous ne sommes pas des vaches… ce sont les vaches qui voient les hommes plus grands qu’elles ! »1596 La « dimension réelle » n’est rien d’autre qu’un « concept »1597, elle n’a aucun fondement dans l’expérience des sens. Il comprend après coup pourquoi voulant sculpter son modèle Isabel lors de leur dernière rencontre, à minuit, sur le boulevard Saint-Michel, avec « l’immense noir » des constructions au-dessus d’elle, sa sculpture diminue de manière irrépressible : c’est qu’il tendait « à lui donner la grandeur qui était la sienne lorsqu’elle était à distance »1598. Ce dont il se rend compte, c’est de l’écart entre la prétendue « grandeur nature » et sa vision réelle. Lors de leur entretien, Pierre Dumayet, situé à « un mètre vingt » de lui environ, demande à Giacometti comment il le voit :

‘Autrefois, je vous aurais vu grandeur nature. Maintenant je vois votre tête grande comme ça. (Dix centimètres environ.)
Pas plus grand ?
Je vous vois exactement comme ça. Je veux dire : si je fais vingt dessins de vous à cette distance, je suis sûr d’avance qu’ils seront les mêmes à un millimètre près.
Et pourtant moi, votre tête, en ce moment, me paraît avoir la taille d’une vraie tête.
C’est que vous agrandissez mentalement. Parce que vous savez que ma tête a une certaine dimension objective. Et vous imaginez cette dimension. Mais vous ne la voyez pas. Vous me voyez petit et vous agrandissez1599.’

La question du rapport entre la grandeur apparente et la grandeur réelle ainsi que de leurs liens avec la distance et la part du champ visuel occupé par une figure est traitée par Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la Perception, et les propos cités peuvent être rapprochés des analyses du philosophe :

‘Un homme à deux cents pas n’est-il pas plus petit qu’un homme à cinq pas ? – Il le devient si je l’isole du contexte perçu et que je mesure la grandeur apparente. Autrement, il n’est ni plus petit, ni d’ailleurs égal en grandeur : il est en-deçà de l’égal et de l’inégal, il est le même homme vu de loin. On peut seulement dire que l’homme à deux-cents pas est une figure beaucoup moins articulée, qu’il offre à mon regard des prises moins nombreuses et moins précises, qu’il est moins strictement engrené sur mon pouvoir explorateur. On peut dire qu’il occupe moins complètement mon champ visuel, à condition de se rappeler que le champ visuel n’est pas lui-même une aire mesurable. Dire qu’un objet occupe peu de place dans le champ visuel, c’est dire en dernière analyse, qu’il n’offre pas une configuration assez riche pour épuiser ma puissance de vision nette… La grandeur apparente n’est donc pas définissable à part de la distance : elle est impliquée par elle aussi bien qu’elle l’implique1600.’

Ce que Giacometti a donc introduit dans l’histoire de la sculpture à travers son travail sur les minuscules figurines, c’est ce « nouveau champ de création »1601, comme l’écrit Reinhold Hohl, qu’est la représentation de la distance qui sépare l’œil du sculpteur de son modèle. C’est là ce que Sartre nomme sa « révolution copernicienne », et qui fait de lui le sculpteur de « l’apparence située ». Cette révolution, notons-le, n’en est une qu’en sculpture. Le flou du contour qui sépare le volume de l’espace et la distance des choses par rapport à l’œil faisaient déjà partie des préoccupations majeures de Cézanne, la ressemblance entre le style des dessins de Giacometti et ceux de Cézanne en est pour David Sylvester un indice très net1602. L’obsession de Giacometti, celle des qualités de la sensation, n’est pas un problème nouveau en peinture, mais c’est son effort pour lui faire réintégrer le champ de la sculpture qui « a déterminé la forme même de celle-ci »1603. Il s’agit pour Giacometti d’imposer une distance imaginaire qui ne dépende pas de celle qui nous sépare de cet objet qu’est la sculpture. De même la figure peinte, fixée pour toujours dans l’espace du tableau, ne dépend pas de nos gesticulations autour de lui. Sartre en est conscient, qui note : « Les peintres ont compris tout cela depuis longtemps parce que, dans les tableaux, l’irréalité de la troisième dimension entraîne de soi l’irréalité des deux autres. Ainsi la distance des personnages à mes yeux est imaginaire »1604. Mais si la sensation de distance s’impose d’elle-même devant les caractéristiques matérielles de l’objet tableau, il est plus difficile de l’obtenir pour un objet qui occupe le même espace réel que nous : il faut l’inscrire dans les formes de la sculpture elle-même et autour d’elle.

Que s’est-il alors passé entre la période des sculptures-allumettes et l’œuvre qui naît à partir de 1947, celle dont Sartre rend compte dans La Recherche de l’absolu, et qui s’élance à partir de la nécessité de « faire des figures plus grandes »1605 ? À multiplier les études sur la perception, Giacometti parvient à développer « à un degré peu commun la faculté de considérer le personnage qui se rapetisse par l’éloignement dans sa grandeur absolue et de le mettre en relation avec la distance »1606. Reinhold Hohl situe cette prise de conscience de la « forme phénoménale optique de l’être humain vu à une certaine distance »1607 à la période du début des années 40. Giacometti s’est approprié un sentiment de la distance que le critique propose de nommer « l’œil absolu », comme on parle de « l’oreille absolue » :

‘Cela signifie que l’artiste était capable de voir immédiatement la distance d’une tête qui lui était familière, avec la grandeur qui en résultait, sans éprouver le besoin d’établir des points de rapport entre le modèle et lui-même, sans recourir à une échelle des profondeurs ; alors que nous avons l’habitude de convertir aussitôt dans la grandeur « réelle » tout rapetissement apparent d’un objet vu dans la distance, ce qui nous empêche de percevoir l’éloignement de l’objet comme un rapetissement, comme le fait, par exemple, le peintre à son chevalet. La mémoire optique de Giacometti avait acquis une telle précision que l’artiste savait exactement au centimètre près, lorsqu’il reprenait une toile commencée, à quelle distance le modèle s’était trouvé lors de la première séance. Cette faculté développa chez lui un mode d’expérience que l’on doit considérer comme le caractère spécifique de son regard, ou plutôt de sa perception : il ne pouvait plus voir un être humain un être humain ou un objet dans sa dimension réelle1608.’

James Lord et Jacques Dupin ont pu témoigner de l’attention maniaque avec laquelle il veillait à ce que la chaise de celui qui posait pour lui soit placée au millimètre près à l’endroit où il voulait qu’elle soit1609. Sa mémoire optique avait acquis une telle précision que lorsqu’il reprenait un portrait il sentait le moindre décalage entre la position du modèle en train de poser et celle de la séance précédente. Un tel événement pouvait le perturber fortement dans son travail, comme le montre cette anecdote rapportée par James Lord :

‘Quand il eut recommencé à travailler, Alberto ne cessa de protester que ma tête était trop à droite ou trop à gauche, trop haut ou trop bas. J’avais beau la bouger de toutes les façons possibles, ça n’allait jamais. Nous songeâmes finalement à regarder les pieds de la chaise et nous constatâmes qu’ils s’éloignaient d’un demi-pouce environ des marques rouges peintes sur le sol1610.’

Sartre a pris la mesure dans ses conversations avec Giacometti pendant et au sortir de la guerre de cette révolution sculpturale de la distance. La clef de cet absolu atteint par la porte étroite de l’acceptation de la relativité, c’est d’avoir entrepris de sculpter l’homme « tel qu’on le voit, c’est-à-dire à distance »1611. Le sculpteur a libéré l’art en conférant à ses personnages une « distance absolue 1612  », remarque Sartre :

‘Il crée sa figure « à dix pas », « à vingt pas », et quoi que vous fassiez, elle y reste. […] Une statue classique, il faut l’apprendre ou s’en approcher, à chaque instant on saisit de nouveaux détails ; les parties s’isolent, puis les parties des parties, on finit par s’y perdre. On n’approche pas d’une sculpture de Giacometti1613.’

Sartre décrit ensuite la volontaire imprécision des parties du corps, la manière dont par le flou magmatique des contours Giacometti rend toute approche impossible pour conclure que la distance est l’instrument du triomphe de Giacometti sur l’infinie dilution de l’espace : « Nous savons maintenant de quel pressoir Giacometti s’est servi pour comprimer l’espace : il n’en est qu’un seul, la distance ; il met la distance à portée de main, il pousse sous nos yeux une femme lointaine – et qui reste lointaine quand même nous la touchons du bout des doigts »1614. Ce caractère inabordable, lointain, l’infranchissable retrait qu’opposent au spectateur les personnages de Giacometti marque la réception de l’œuvre par les écrivains. Mais leur fréquentation souvent intime du sculpteur les rend aptes à les relier d’emblée aux problèmes de convention et d’optique tels qu’ils se sont posés à lui dans l’élaboration de son art. Ainsi Michel Leiris en 1949 est lui aussi déjà sensible au problème de l’échelle :

‘L’une des préoccupations majeures de Giacometti : l’échelle à laquelle, dans une œuvre d’art, est figuré l’être humain. Ce qui le frappe, par exemple, dans les gravures de Jacques Callot, c’est la petitesse des personnages, perdus dans de vastes espaces et comme aperçus d’une certaine hauteur1615.’

Le problème déterminant de la distance ainsi que la prégnance décisive du phénomène optique lui suggèrent alors un rapprochement entre l’art de Giacometti et l’astronomie :

‘Jusqu’à présent, il n’y avait guère eu que les astronomes pour se soucier, quant à leurs objets de vision, du diamètre apparent et du diamètre réel1616. Giacometti montre qu’il sait faire une distinction de ce genre quand il façonne des personnages dont la « grandeur naturelle » ne dépend pas de leur hauteur sous la toise1617.’

Quant à Jacques Dupin, il note à son tour dans ses Textes pour une approche la relation si particulière qu’impose face à ces sculptures la distance qui leur a été incorporée : « [La figure] porte en elle sa distance et nous tient en respect »1618. Revenant sur la période des figurines, il montre que la diminution de leur taille a pour corollaire un jeu sur les proportions et que cette dissociation de la dimension et de la proportion dans l’expression de la grandeur aura « les conséquences les plus fécondes »1619. Mais Jacques Dupin sait là encore être précis et montrer quels sont les moyens sculpturaux convoqués par Giacometti pour parvenir à la traduction matérielle de ses impressions. Il insiste notamment sur le rapport entre la figure et le socle. L’augmentation du volume du socle combinée avec la diminution de la taille de la figurine est utilisée par Giacometti pour créer la sensation de distance. Il peut également avoir recours à un espace fortement déterminé, soit par « sa délimitation effective au moyen de tiges constituant les arêtes d’un cube », comme dans les « cages » ou par l’enfermement de la figurine « entre deux boîtes rectangulaires opaques »1620.

Notes
1592.

André du Bouchet, Carnet 2, Montpellier, Fata Morgana, 1998, p. 28. Note datée de 1963.

1593.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 43.

1594.

Ibid., p. 44.

1595.

Voir ci-avant.

1596.

Louis Aragon, « Grandeur nature », op. cit., p. 220.

1597.

Giacometti cité par Reinhold Hohl, ibid., p. 108.

1598.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Dumayet », op. cit., p. 281. Il confie également à David Sylvester (voir Écrits, op. cit., p. 289) : « Jusqu’à la guerre, quand je dessinais, je dessinais toujours plus petit que ce que je croyais voir : c’est-à-dire, quand je dessinais, j’étais étonné que cela devienne aussi petit ; mais quand je ne dessinais pas, j’avais l’impression que je voyais les têtes dans leurs dimensions réelles. Et puis, peu à peu, et surtout après la guerre, c’est devenu tellement dans ma nature, tellement profond, que la vision que j’ai en travaillant, je l’ai même quand je ne travaille pas. Je ne peux jamais ramener une figure à la grandeur nature. Quand je suis au café, je regarde les gens passer sur le trottoir d’en face, je les vois très petits, comme des toutes petites figurines, ce que je trouve merveilleux. Mais c’est impossible de m’imaginer qu’elles sont grandeur nature. Elles ne deviennent que des apparences à cette distance. Si la même personne s’approche, elle devient une autre. Mais si elle s’approche trop, disons à deux mètres, je ne la vois plus, au fond : elle n’est plus grandeur nature ; elle envahit tout le champ visuel. Et on la voit trouble. Et si on s’approche encore un petit peu, alors la vision disparaît complètement. Vous passez d’un domaine à l’autre. Si je regarde une femme sur le trottoir d’en face, et je la vois toute petite, c’est l’émerveillement du petit personnage qui marche dans l’espace et, alors, la voyant plus petite, mon champ visuel est devenu beaucoup plus vaste. Je vois un énorme espace au-dessus et autour, qui est presque illimité. Si j’entre dans un café, mon espace visuel est à peu près tout le café. Cela devient immense ».

1599.

Ibid., p. 282.

1600.

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 302.

1601.

Reinhold Hohl, ibid., p. 107.

1602.

Voir David Sylvester, ibid., p. 18.

1603.

Idem.

1604.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 220.

1605.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 44.

1606.

Reinhold Hohl, ibid., p. 108.

1607.

Idem.

1608.

Idem.

1609.

Voir James Lord, Un Portrait par Giacometti, op. cit., p. 17.

1610.

Ibid., p. 60.

1611.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 222.

1612.

C’est-à-dire qui ne dépend pas de l’endroit où nous nous trouvons par rapport à la sculpture en tant qu’objet.

1613.

Idem. Sartre reviendra sur cette question dans son second article sur Giacometti : « La figure, en sortant de ses doigts, est ‘à dix pas’, ‘à vingt pas’ et, quoi que vous fassiez, elle y reste. C’est la statue elle-même qui décide de la distance à laquelle il faut la voir, comme l’étiquette de cour décide de la distance à laquelle il faut parler au roi ». Voir « Les Peintures de Giacometti », op. cit., p. 351.

1614.

Ibid., p. 300.

1615.

Michel Leiris, PA, p. 16.

1616.

On peut critiquer cette affirmation : des analyses semblables se trouvent déjà chez les philosophes grecs et modernes. Voir par exemple Jean de La Fontaine, « Un animal dans la lune », Fables VII, 17, Œuvres complètes, fables et contes, t. I, édition établie, annotée et présentée par Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, pp. 283-285.

1617.

Michel Leiris, ibid., p. 17.

1618.

Jacques Dupin, ibid., p. 29.

1619.

Ibid., p. 61.

1620.

Comme dans « Figurine dans une boîte ». Voir Jacques Dupin, ibid., p. 62. Sartre, dans son article sur les peintures, op. cit., p. 351-352, avait lui aussi analysé cette utilisation des cages et des boîtes et l’espace particulier ainsi créé : « Bref, il encadre ses personnages : ils conservent, par rapport à nous, une distance imaginaire mais ils vivent dans un espace clos qui leur impose ses propres distances […] ».