6) Face et profil

Les visages de Giacometti sont toujours tournés vers nous. La seule vue qui l’intéresse est la vue de face, et cela dès la série qui aboutit aux « plaques » et à la Tête qui regarde de 1928. Nous avons vu que cette tête regardait sûrement de très près1656, un nez à nez qui revient dans les dernières peintures et certains bustes d’Annette des années soixante, aux formes un peu éclatées1657. Mais la plupart des bustes sont vus à la distance où se trouverait quelqu’un assis à la même table que nous. À cette distance, remarque David Sylvester, l’arrondi de la tête est perdu et nous la voyons plutôt comme une structure de plans. Vues de trois quarts, la tête et les épaules semblent alors deux plaques perpendiculaires, et c’est cette forme que prennent de nombreux bustes de Diego exécutés de mémoire1658.

L’un des problèmes de perception qui ont le plus constamment préoccupé Giacometti est la différence radicale d’impression entre une tête humaine vue de face et la même tête vue de profil. Il semble qu’il y ait une rupture entre les deux. Giacometti formule ainsi cette contradiction du visage dans l’entretien avec André Parinaud : « Si je vous regarde en face, j’oublie le profil. Si je regarde de profil, j’oublie la face »1659. Giacometti a tenté une tête extrêmement étroite qui d’un côté est la silhouette d’un profil et de l’autre une lame agressive, comme un souvenir de Pointe à l’œil. Mais l’angle de vision qui la fait paraître ainsi est très mince, un léger déplacement à gauche ou à droite change la lame en profil, sans transition. La vue de trois-quarts a disparu, les contradictions de notre perception du visage sont mises à nu. Des têtes-lames de couteau de 1954-19551660, David Sylvester pense qu’elles résument la contribution d’Alberto Giacometti à l’art de la sculpture par leur équilibre proche de la perfection entre la ressemblance et la cohérence structurelle. Elles n’empruntent rien aux Égyptiens mais rappellent plutôt certaines formations rocheuses des montagnes de Stampa. La vue frontale d’une tête, avec sa largeur normale, semblait poser des problèmes à Giacometti qui ne parvenait pas à réaliser son volume complet. Elle tendait à devenir un masque. Dans les deux dernières années de sa vie, remarque David Sylvester, certaines têtes faites de mémoire en sculpture se réduisent à un nez et un menton saillants, avec des yeux exorbités : « il n’y a rien d’autre que ce qu’il faut pour tenir ensemble ces traits saillants séparément »1661. À l’opposé des têtes modelées d’après nature à la fin des années cinquante, aux dimensions conventionnelles, celles des années soixante1662 aboutissent moins à des bustes qu’à des masques, tant Giacometti y étale le volume et amplifie les détails qui lui font face. Le visage est élargi et la tête aplatie derrière les oreilles1663. Le volume de la tête disparaît également à cette même période dans les peintures. Elle n’est plus une sphère dans l’espace, seuls ses traits essentiels se projettent et s’étalent devant les yeux.

L’atmosphère de l’atelier comme environnement se perd dans les derniers tableaux, car Giacometti peint à quelques centimètres de son modèle, violemment concentré sur sa tête. Ce nouveau traitement de l’espace où se perd l’illusion de l’entourage de la figure et du fond coïncide avec une passion réaffirmée pour les mosaïques byzantines, lisible dans l’effort désespéré de Giacometti pour obtenir l’illusion que le nez surgit hors du tableau1664. Dans les meilleures des têtes-lames de couteau au contraire, « Giacometti ne s’autorise presque rien du volume d’une tête pour jouer avec ». Il modèle les profils d’une tête « qui n’est en fait pas plus qu’un angle, de telle sorte que cet angle porte en lui le volume entier d’une tête et toute la présence d’une vue frontale »1665. Le souci constant d’accroître sa conscience du phénomène optique s’épanouit donc dans l’équilibre précaire d’un style avant de se voir emporté par un vertige où s’abolit la possibilité de cet équilibre.

Notes
1656.

Voir David Sylvester, ibid., p. 61.

1657.

Ibid., p. 47.

1658.

Voir idem.

1659.

Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 271.

1660.

Voir Yves Bonnefoy, BO, ill. 414-417, pp. 432-435.

1661.

Voir David Sylvester, ibid., p. 149.

1662.

Voir la série d’états de la tête d’Annette, in Yves Bonnefoy, ibid., ill. 515-522, pp. 510-514.

1663.

David Sylvester, ibid., p. 149.

1664.

Voir David Sylvester, idem.

1665.

Ibid, p. 163.