Ce qui frappe dans les portraits de la dernière période, où Giacometti se tient extrêmement près de son modèle pour en saisir le regard, c’est la concentration du travail du peintre en un point qui se signale par sa particulière netteté alors que le reste du tableau n’est parfois qu’à peine ébauché. Un portrait par Giacometti, comme ses sculptures, représente l’apparence située. Giacometti prend soin de délimiter le champ de son regard par un second cadre tracé au pinceau à l’intérieur du tableau. David Sylvester et James Lord1666 ont montré dans le compte-rendu de leurs séances de pose à quel point le travail sur la tête, et particulièrement le regard, était minutieux. Giacometti se concentre sur lui car c’est dans les yeux que l’on fixe généralement un autre homme1667. L’artiste répétait souvent qu’il avait l’habitude de regarder les gens en face et qu’on ne tourne pas autour d’un homme comme autour d’un tronc d’arbre, rejoignant les préoccupations de Merleau-Ponty lorsqu’il observe : « Mon regard humain ne pose jamais de l’objet qu’une face même si par le moyen des horizons, il vise toutes les autres »1668. La tête est d’ailleurs entourée d’une sorte de mandorle comme en utilisaient les peintres byzantins pour qu’elle se détache et que toute l’énergie du visage soit centrée sur le regard1669. Comme pour la sculpture, nous ne pouvons donc voir qu’en épousant le point de vue de Giacometti et en respectant la distance qu’il nous aura assignée. Si nous essayons de fixer le fond, notre regard est happé par le brouillard. Dans les peintures tardives ce fond ne sera plus qu’à peine ébauché. David Sylvester indique qu’à la fin de ses vingt séances de pause des parties entières de la toile demeuraient nues comme dans une peinture alla prima et que la chemise et le pantalon avaient à peine été touchés depuis le premier jour1670.
Cette particularité de la peinture de Giacometti ira s’accentuant à mesure que sa conception de la chose à peindre comme un tout dont on ne peut isoler les parties le poussera à concentrer tous ses efforts sur un détail en pensant que s’il était capable de le réussir tout le reste suivrait. David Sylvester remarque qu’à partir de 1958 environ, quand Giacometti modelait ou peignait d’après nature, « il semble qu’il travaillait à partir d’un point central – un œil, l’extrémité du nez, le centre du front – et de là progressait vers l’extérieur »1671. De sorte qu’il y a dans ses tableaux un point d’entrée, qui est celui où s’est fixé le regard de Giacometti. Le spectateur ne peut laisser son regard errer librement sur la surface de la toile sous peine de perdre la cohérence de l’ensemble. Or ce souci, dans un champ de vision réduit par un deuxième cadre intérieur à la toile, de pratiquer une trouée centrale d’une grande acuité alors que les marges restent floues correspond, remarque Thierry Dufrêne, à ce que les experts de l’optique appellent « vision fovéale » ou « centrale » et qui « « s’applique à l’image qui se forme au centre de la cornée et restitue ce qu’on fixe ». Le reste du tableau, c’est-à-dire le corps et le décor qui est pratiquement toujours celui de l’atelier, avec son poêle à charbon et le désordre du moment ne sera en revanche que très peu précisé, puisqu’il correspond à la vision périphérique, jamais aussi précise que la vision centrale. Merleau-Ponty rencontre là encore Giacometti dans l’acuité d’analyse du phénomène optique lorsqu’il remarque que « La structure de ma rétine m’oblige à voir l’entourage en flou si je veux voir l’objet en clair »1672.
Jean Genet s’est interrogé sur cette structure centrifuge des visages de Giacometti :
‘Quand on a su que Giacometti faisait mon portrait (j’aurais le visage plutôt rond et épais) on m’a dit : « Il va vous faire une tête en lame de couteau. » Le buste en terre n’est pas encore fait, mais je crois savoir pourquoi il a utilisé, pour les différents tableaux, des lignes qui semblent fuir en partant de la ligne médiane du visage – nez, bouche, menton – vers les oreilles, et, si possible, jusqu’à la nuque1673.’Il pressent alors ce que précisera le poète André du Bouchet : que la face est point d’émergence d’un fond abyssal et « qui n’est pas tourné vers nous ». La progression « vers l’extérieur » à partir de ce point central qui absorbe le spectateur et le tire vers l’arrière devient alors le signe d’un débordement du perceptible par l’imperceptible qui le nourrit et lui donne sens, plutôt que « signification », comme le dit ici Genet. Mais le terme de Genet doit être compris au sens étymologique de « faire signe ». Le visage par le gué des perceptions fait signe vers ce qui les déborde :
‘C’est, semble-t-il, parce qu’un visage offre toute la force de sa signification lorsqu’il est de face, et que tout doit partir de ce centre pour aller nourrir, fortifier ce qui est derrière, caché. Je suis navré de le dire si mal, mais j’ai l’impression – comme lorsqu’on tire en arrière du front et des tempes les cheveux – que le peintre tire en arrière (derrière la toile) la signification du visage.C’est alors vers le problème de la profondeur que nous nous trouvons reportés.
James Lord, Un portrait par Giacometti, op. cit.
« […] un profil n’est jamais moitié aussi difficile [que la face]. Le centre, alors, c’est l’oreille, et les oreilles ne m’intéressent pas. Quand tu regardes quelqu’un ou que tu penses à quoi il ressemble, c’est toujours en plein de face », disait Giacometti. Voir James Lord, ibid., p. 86.
Voir Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 83.
Voir Thierry Dufrêne, Giacometti Genet : masques et portraits modernes, op. cit., p. 20.
David Sylvester, ibid., p. 119.
David Sylvester, ibid., p. 148.
Voir Thierry Dufrêne, op. cit., p. 21.
Jean Genet, AAG, pp. 65-66.
Ibid., p. 66.