8) La profondeur

Considérant le vide qui entoure la figure autant que la figure elle-même, battant en brèche l’arbitraire distinction entre la figure et le fond, reconsidérant la question de la marge, Giacometti fore dans la seule direction qui lui paraisse distinguer en dernier recours notre vision de la vision photographique : la profondeur. L’expérience de la profondeur est indissociable de cet art de « l’apparence située » pointé par Sartre ou de cette vision « englobée » décrite par Merleau-Ponty. Les perceptions visuelles, loin d’être le fait de la seule machinerie optique, sont en effet en lien direct avec l’affectivité du sujet, avec cette question du désir dont nous avons vu l’importance centrale déjà dans le travail des années vingt et trente. Si bien que la profondeur est double, elle est à la fois dans les choses et en nous-mêmes. La « structure d’horizon », dont Michel Collot a montré l’importance pour la création poétique moderne, informe notre perception du réel1675. Le monde se présente à nous comme un « infini dont le point de fuite recule sans cesse au-delà du regard »1676. Ce fond abyssal de notre relation à l’espace qui s’exprime de manière privilégiée dans l’expérience de la marche et la contemplation des paysages ouverts, Giacometti réussit le tour de force que s’en fasse le révélateur cette figure immobile et attentive de l’autre qu’il dévore patiemment du regard. Le modèle devient l’inconnu, ce « mystère absolu » évoqué par Merleau-Ponty :

‘Il est essentiel à la chose et au monde de se présenter comme ‘ouverts’, de nous renvoyer au-delà de leurs manifestations déterminées, de nous promettre toujours ‘autre chose à voir’. C’est ce que l’on exprime quelquefois en disant que la chose ou le monde sont mystérieux […]. Ils sont même un mystère absolu, qui ne comporte aucun éclaircissement1677.’

L’horizon ouvre une brèche inépuisable dans notre champ perceptif : « il n’y a rien à voir au-delà de nos horizons, sinon d’autres paysages encore, et d’autres horizons »1678. Mais qu’est-ce qui introduit dans le champ perceptif, face à un visage immobile, cette « profondeur inépuisable »1679 ? Le passage du temps, mais surtout, le regard du modèle plongé dans celui de l’artiste qui le relance constamment : « Fais voir ! »1680. C’est-à-dire que la profondeur d’autrui n’est rien sans la profondeur qu’il ouvre en retour en celui qui s’acharne à l’observer. Cette expérience abyssale d’une perte de vue qui s’accompagne d’une « perdition de soi »1681 dépasse ici la perception proprement dite pour « l’ordre du sentir ou du ressentir »1682 et rejoint ce qu’Henri Maldiney, à la suite d’Ervin Straus, nomme le « moment pathique » de la relation au monde, « où sujet et objet se confondent dans l’appréhension indistincte d’une seule et même profondeur de présence »1683. C’est un tel « moment pathique » que donne à voir l’art de Giacometti de plus en plus consciemment depuis l’expérience de « scission »1684 entre sa « vision propre » et la « vision photographique » du monde qui lui fait redécouvrir le monde comme un « inconnu total »1685.

Jacques Dupin a analysé avec précision ce qui constitue la différence de l’une à l’autre, et ce qui peut définir la « perception purifiée » de Giacometti. Il nous permet ainsi de préciser un point important : le lien indissociable entre perception et affectivité. Elles interagissent l’une sur l’autre si bien que la sensation – si l’on entend dans « sensation », le mot le plus couramment employé par Giacometti lui-même, l’élargissement de la perception au pôle affectif, celui des émotions – de la séparation vient à chaque instant redoubler la perception purement sensorielle de la distance et en est indémêlable. Car lorsqu’il sculpte une femme à distance, le désir de l’atteindre et toute la complexité de son rapport à la femme, liée à l’histoire de sa vie affective, viennent peser sur le rendu d’un écartement purement spatial et se conjuguent avec lui. Sculptant la distance, il sculpte une impossibilité qui accroît le sentiment de la distance. Comme le souligne Jacques Dupin, l’épreuve affective s’identifie avec l’expérience de la perception qui objective le drame intérieur 1686  : « Sa démarche devient la poursuite furieuse et obstinée d’une proie qui lui échappe ou d’un ombre qu’il rejette. Plus il s’approche de la vérité de l’objet, plus il approfondit le vide qui l’en sépare et communique le sentiment aigu de sa différence et de sa séparation »1687. L’effroi, le désir, l’émerveillement : autant d’émotions face au réel qui viennent compliquer l’attention pure et simple à la perception et que Giacometti intègre à sa vision lorsqu’il affirme son intention de « copier » ce qu’il voit. Un passage du livre de Jean Genet le révèle très nettement. L’écrivain homosexuel et le sculpteur ne voient pas les prostituées de la même manière, quelle que soit la distance qui les en sépare, mais à travers la sculpture, Genet ressent le mélange de terreur et de fascination impliqué dans cette distance :

‘LUI. – Quant [sic] je me promène dans la rue et que je vois une poule de loin et tout habillée, je vois une poule. Quand elle est dans la chambre et toute nue devant moi, je vois une déesse.
MOI. – Pour moi une femme à poil est une femme à poil. Ça ne m’impressionne guère. Je suis bien incapable de la voir déesse. Mais vos statues je les vois comme vous voyez les femmes à poil.
LUI. – Vous croyez que je réussis à les montrer comme je les vois ?1688

Pour Jacques Dupin, le « style esthétique » de Giacometti résulte d’une combinaison entre ces deux plans, celui de « l’approfondissement lyrique d’une conscience déchirée par la communication impossible » et celui de la « représentation réaliste » au sens élargi. Mais son succès auprès du public naît de la dissociation entre ces deux plans, l’attention de celui-ci se focalisant sur « l’expression de ce drame personnel » alors que « le progrès de son art sur le plan où lui-même se situe, celui de la représentation réaliste »1689 le laisse indifférent. D’où un malentendu tenace qui s’aggrave encore dans les dernières années où Giacometti délaisse de plus en plus le plan de « l’approfondissement lyrique » pour faire de la « copie » l’unique objet de son attention.

Revenons dès lors à la scission resssentie par Giacometti entre sa « vision propre » et la « vision photographique » du monde. La « vision photographique » se distingue tout d’abord par les limites de l’objectif qui ne peut pas rendre la distance ni trier et hiérarchiser les informations reçues : « Il recense et nous jette en bloc une multitude d’informations que l’œil ne récolterait réellement que par de multiples incursions »1690. La vision de Giacometti au contraire, se réduit souvent à quelques impressions très simples, notamment dans le travail de mémoire. De plus, la mécanique de la photographie n’a pas accès au point nodal de la vision incarnée, c’est-à-dire « notre rapport au sujet ». Privée du Virgile de notre désir, elle est aveugle ou aveuglante : elle « ne voit rien » ou « tue ce [qu’elle] voit »1691. L’objectif ne peut qu’être un « œil coupé de la vie », car sa dissociation de l’intériorité lui barre l’accès au « moment pathique », il est « sans lien avec l’épaisseur d’une existence, l’expérience et la profondeur d’un être »1692. La sélection opérée dans le réel par l’œil vivant est en prise directe sur son rapport à l’objet, Giacometti en porte si loin la conviction qu’il lui est arrivé d’affirmer que la plus ou moins grande qualité plastique d’une œuvre n’était jamais « que le signe de la plus ou moins grande obsession de l’artiste par son sujet »1693. Cette obsession s’invite dans la palette comme une couleur interne mélangée à toutes les autres, la couleur n’étant que ce qu’en disait Cézanne : « l’endroit où notre cerveau et l’univers se rejoignent »1694. C’est ce que semble indiquer Jacques Dupin lorsqu’il conclut :

‘L’œil en revanche plonge sa racine, son nerf optique, dans un en-dedans riche et actif qui intervient fortement dans le phénomène de la perception, projetant l’espace intérieur dans l’espace réel pour en modifier la coloration. À la distance visuelle s’ajoute et se combine une distance affective qui, dans le cas de Giacometti, éloignera encore l’être ou la chose regardés1695.’

Dernier aspect de cette vision abîmée, si opposée à la vision plus ou moins plate de l’objectif photographique : l’artiste l’augmente de la dimension du temps. À la prise de vue instantanée s’oppose la relation avec le modèle, qui « met en œuvre une durée ». Le paradoxe est alors de réussir à obtenir « la fraîcheur, l’intensité et la violence de la première rencontre » à partir de l’exercice d’une « contemplation prolongée », d’un « questionnement insistant »1696. Jacques Dupin peut alors pour finir approcher la singularité de ce « regard neuf » en le distinguant tout autant du regard des anges – c’est-à-dire d’un regard non situé, d’un regard sans point de vue capable de percevoir des essences et de voir les choses telles qu’il les sait être – que du regard des machines, un regard situé, un point de vue unique mais amputé de la profondeur interne. Le regard de personne et le regard de tout le monde sont renvoyés dos à dos pour retrouver dans la référence à l’autoportrait la figure de l’artiste pulvérisée dans le regard qu’il porte sur le monde :

‘Ainsi la poseuse n’est pas représentée telle qu’elle est, ni même telle que n’importe qui la verrait, mais telle qu’un individu unique, avec sa mémoire et son affectivité particulières, patiemment l’interroge et s’interroge à travers elle. En un sens c’est toujours un autoportrait qu’exécute l’artiste1697. ’

La profondeur devient alors cette « déflagration de l’être » évoquée par Merleau-Ponty à propos de Cézanne dans ce passage de L’œil et l’esprit où le philosophe rapporte cette phrase de Giacometti à propos du maître d’Aix : « Moi je pense que Cézanne a cherché la profondeur toute sa vie ». Comme pour beaucoup de déclarations d’artistes, celle-ci reflète autant ses propres préoccupations que celles de Cézanne, si l’on veut bien redéfinir la profondeur comme le fait Merleau-Ponty, c’est-à-dire comme l’énigme du lien entre les choses, et des choses à l’observateur. L’« enveloppement » et la « dépendance mutuelle » des figures du visible ne sont pas la négation de leur « extériorité » ni de leur « autonomie » : je les vois chacune à sa place « précisément parce qu’elles s’éclipsent l’une l’autre »1698, et je ne vois la face que parce qu’elle éclipse le profil. L’espace et le contenu sont à chercher ensemble1699, comme le fait Giacometti lorsqu’il brise son trait pour rompre le contour, redéfinit les rapports entre la figure et le fond, ou encore conçoit ses sculptures comme des poumons1700 dont l’aura comprimée en elles se dilate par intermittence dans l’espace. Mais surtout Giacometti a remis en cause la notion même de dimension, à laquelle reste traditionnellement attachée la profondeur. Quant à Merleau-ponty, il montre qu’elle n’est pas la « troisième dimension », ni davantage la première1701, car « une dimension première et qui contient toutes les autres n’est pas une dimension, du moins au sens ordinaire d’un certain rapport selon lequel on mesure »1702. Or les figures de Giacometti sont, comme l’écrit André du Bouchet, « chaque fois rapportées à l’immense »1703, « l’immense » devant être compris ici comme ce qui est hors mesure, qui excède la possibilité même de toute mesure. Les « vieilles coordonnées rudimentaires »1704 avec leur gauche et leur droite périmées, congédiées par son œuvre pour l’expérience de la globalité.

La profondeur est alors une question ouverte, pour l’artiste comme pour le philosophe dans la définition nouvelle à laquelle il aboutit : « La profondeur ainsi comprise est plutôt l’expérience de la réversibilité des dimensions, d’une « localité » globale où tout est à la fois, dont hauteur, largeur et distance sont abstraites, d’une voluminosité qu’on exprime d’un mot en disant qu’une chose est là »1705. Redéfinie ainsi, elle vaut tous les voyages, comme le dit Jacques Dupin à propos du refus par Giacometti de tout déplacement superficiel, préférant aux gesticulations l’aventure de l’atelier : il a choisi de « se passer des secours illusoires de l’étendue pour voyager plus librement, c’est-à-dire avec une difficulté extrême, dans la seule dimension dont il attende un progrès : la profondeur »1706.

Mais la profondeur, c’est également la face des choses et d’autrui « qui n’est pas tournée vers nous »1707, mais se trouve pourtant reliée à la part de notre profondeur interne elle aussi détournée de nous. Husserl fait la distinction entre un horizon externe de la chose, qualifié d’ « ouvert » et d’ « infini », qui ne se limite pas à un « champ perceptif » mais renvoie d’horizon en horizon « à la totalité du monde en tant que monde de la perception »1708, et son horizon interne. La notion d’horizon externe nous dit, et nous venons d’apprécier combien l’œuvre de Giacometti nous le donne à voir, qu’une chose n’est jamais vue seule, mais toujours en rapport avec un « champ », sur le fond duquel elle « s’enlève »1709. Il faut « renoncer à l’isoler des autres »1710, c’est la question du contour. L’horizon interne nous oppose quant à lui « tous les points de vue que j’ai pu ou que je pourrais prendre sur l’objet, pour confirmer mon point de vue actuel et le compléter »1711, et déterminer son sens1712. Si nous ne pouvons voir de l’objet qu’une seule de ses faces à la fois, les autres n’en sont pas moins « apprésentées », c’est-à-dire devinées à l’horizon du champ visuel : « le côté véritablement ‘vu’ d’un objet, sa face tournée vers nous, apprésente toujours et nécessairement son autre face, cachée, et fait prévoir sa structure »1713. Or cet « envers des choses », dont Michel Collot note qu’il attire particulièrement les poètes, Giacometti en fait comme eux la marque « d’une secrète altérité, qui la fait échapper à toute identification ou signification »1714 : de la face, il refuse d’inférer le profil, et construit en 1933 la métaphore de tout objet et de toute tête : un « cube »1715 à treize faces dont l’une est à jamais « enterrée »1716, aussi longtemps qu’il nous prenne l’envie de tourner autour1717.

Face au modèle, cette prédilection pour l’approche frontale abstinente de tout savoir « abusif »1718 rencontre une profondeur d’autant plus inépuisable qu’elle s’accroche au regard. Autrui me fait accéder à l’infini car il voit la face des choses que je ne peux pas voir : les objets possèdent une « ‘autre face’, tournée vers autrui et simplement ‘apprésentée’ en marge de mon champ perceptif »1719. Dans le cas particulier de Giacometti, cette ouverture est d’autant plus vertigineuse que le modèle obligé par le peintre à le fixer pendant des heures voit l’inconnaissable par excellence pour le peintre comme pour tout homme : son propre visage, invisible immédiatement. Et il le fait alors même que le peintre et sa toile boivent cet inconnaissable du même ordre qu’est pour le modèle son propre visage, si bien que pour un bref moment hypnotique ces deux faces arrimées semblent se compléter.

Pourtant l’envers de cette expérience est l’image de ma propre finitude que me renvoie autrui par ce même acte de me fixer. C’est l’aspect négatif de la structure d’horizon qui régit l’intersubjectivité : « Si autrui peut ainsi m’ouvrir le monde à perte de vue, c’est qu’il se ferme lui-même à toute inspection, qu’en lui je perds toute faculté de voir »1720. D’où peut-être les accès de rage du peintre lorsque son incapacité à restituer pour autrui sa vision du monde charriait avec elle le spectre de leur finitude commune infiniment conjurée. James Lord a décrit la souffrance, les halètements de l’artiste devant les dérobades du modèle1721. Foyer d’une autre vision, autrui m’échappe, m’oppose une part d’invisibilité que Merleau-Ponty met en rapport avec celle qui structure le monde1722 : « ‘Le monde invisible’ : il m’est donné originairement comme Urpräsentierbar, comme autrui est dans son corps donné originairement comme absent »1723. Mais l’invisibilité d’autrui à ceci d’irréductible qui la rend incommensurable à celle des objets que je ne peux pas me déplacer pour aller vérifier. C’est que, pour Giacometti, on ne tourne pas autour d’un homme comme autour d’un arbre. La vie intérieure à laquelle renvoie le corps d’autrui ne me sera jamais révélée, comme le souligne Husserl : « Autrui m’est donné dans une aperception apprésentative qui, conformément à son statut spécifique, n’exige et n’admet jamais sa confirmation par une présentation »1724. Michel Collot a montré la fréquence dans la poésie du lien métaphorique entre le regard de l’autre et l’horizon, le regard étant le « foyer visible de ce point de vue sur le monde qui me restera toujours invisible »1725.

De l’intériorité du modèle, Giacometti se soucie peu. Des émotions de la personne qui lui fait face, de sa psychologie, peu lui chaut : « J’ai assez à faire avec l’extérieur »1726. Mais ce qui l’intéresse dans cet extérieur est l’énergie qui maintient les traits du visage unis, ce noyau de vie qui résiste obstinément à l’éclatement et à sa dispersion dans les gouffres spatiaux. Mais cherchons alors à nous interroger sur ce qui nous préserve un temps de la pulvérisation : qu’est-ce qui sépare une tête vivante d’une tête de mort ? Giacometti a répondu après avoir passé tout un hiver à peindre un crâne : le regard. Si on a la volonté de sculpter un crâne vivant, il n’y a « pas de doute, ce qui le fait vivant, c’est son regard »1727. Se contentant certes de l’extérieur, Giacometti a néanmoins l’obsession de saisir un point de contact plutôt qu’une cloison, l’œil étant cette ouverture grâce à laquelle une intériorité se voit en mesure de se projeter hors d’elle-même. La vision, écrit Merleau-Ponty, est le « moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Être, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi »1728. Giacometti s’acharne donc sur ce fragment de l’apparence extérieure d’autrui par où l’intérieur se fait jour et trouve ainsi, par-delà le masque du crâne, ce que Jacques Dupin désigne comme la « profondeur vivante » : « Car la vie est à l’intérieur, murée dans le crâne et les os, filtrant par les meurtrières des yeux, circulant comme cette colonne de feu qui soutient, stimule et irrigue l’édifice humain, selon la science pharaonique ». Trouver la profondeur vivante, comme dans l’art funéraire égyptien dont l’influence stylistique1729 fut grande sur Giacometti, c’est réconcilier un certain hiératisme de la forme avec la révélation d’une « dimension intérieure » :

‘La vision à la fois purifiée et agrandie par la révélation de la dimension intérieure des êtres et des choses suffit à changer l’aspect du monde. Le monde vu (et non imaginé, interprété, réinventé) est un spectacle prodigieux, fantastique, d’une richesse infinie, puisque tout en lui simultanément découvre et dissimule sa face inconnue. Les effets bouleversants que la profondeur exerce sur les apparences réelles, il s’agit alors pour le peintre ou le sculpteur de les surprendre et de les exprimer1730.’

Cette découverte consubstantielle à sa dissimulation dans laquelle se résume la quête artistique de Giacometti nous reporte vers un paradoxe phénoménologique : « C’est la visibilité même qui comporte une non-visibilité »1731. À ce paradoxe, Merleau-Ponty confère dans son dernier livre une « portée ontologique »1732, car l’être ne peut plus être défini comme une pleine positivité opposée au néant, mais comme intégrant sa propre négation : à une phénoménologie de la perception, « la structure d’horizon imposait de substituer une phénoménologie de l’imperceptible »1733, exigence à laquelle répondront Heidegger – proposant une « phénoménologie de l’inapparent »1734 – et Merleau-Ponty. Les phénomènes d’horizon permettent en effet de penser la transcendance de l’être, qui ne signifie pas pour Merleau-Ponty « que l’être réside au-delà du visible, dans une sphère de réalité autonome »1735, mais qu’un « noyau d’absence »1736 est logé au cœur de chaque présence. L’invisible s’inscrit donc dans la texture même du visible, « il en est inséparable, comme l’envers de l’endroit »1737, et n’est jamais « apprésenté qu’à travers lui : le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence »1738. L’examen de la profondeur dans l’œuvre de Giacometti débouche sur une telle phénoménologie de l’imperceptible, que nous aurons l’occasion d’approfondir en examinant la question du vide et ses répercussions chez les poètes.

Notes
1675.

Voir Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, op. cit.

1676.

Ibid., p. 24.

1677.

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 384.

1678.

Idem.

1679.

Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 188.

1680.

James Lord, Un portrait par Giacometti, op. cit., p. 17. Aucun texte n’est allé plus loin, nous le verrons, dans la dénudation de ces miroitements infinis, que le livre d’André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous.

1681.

Ce que montre Michel Collot pour l’expérience poétique nous semble valable ici à propos de Giacometti, voir ibid., p. 27.

1682.

Idem.

1683.

Voir ibid., p. 28.

1684.

Voir ci-avant.

1685.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Schneider », op. cit., p. 265.

1686.

Jacques Dupin, TPA, p. 14.

1687.

Idem.

1688.

Jean Genet, ibid., p. 46.

1689.

Jacques Dupin, ibid., pp. 14-15.

1690.

Ibid., p. 60.

1691.

Idem.

1692.

Idem.

1693.

Alberto Giacometti, « À propos de Jacques Callot », op. cit., p. 26.

1694.

Paul Cézanne, cité par Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 67.

1695.

Jacques Dupin, idem.

1696.

Idem.

1697.

Ibid., p. 61.

1698.

Voir Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 64.

1699.

Voir idem et pages suivantes.

1700.

La métaphore est de David Sylvester.

1701.

Comme cela devrait être puisqu’il « n’y a de formes, de plans définis que si l’on stipule à quelle distance de moi se trouvent leurs différentes parties », Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, ibid., p. 65.

1702.

Idem.

1703.

André du Bouchet, QPTVN, p. 33.

1704.

Idem.

1705.

Maurice Merleau-Ponty, idem.

1706.

Jacques Dupin, ibid., p. 67.

1707.

C’est le titre du recueil d’André du Bouchet consacré à Alberto Giacometti.

1708.

Husserl, Expérience et Jugement, Paris, PUF, 1970, pp. 37-38. Voir Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, op. cit., p. 19.

1709.

Voir Michel Collot, idem.

1710.

Idem.

1711.

Idem.

1712.

Husserl, ibid., p. 40. Voir Michel Collot, idem.

1713.

Husserl, Méditations cartésiennes, Colin, 1931, p. 92.

1714.

Voir Michel Collot, ibid., p. 17.

1715.

… qui n’en est pas un, et qui n’est pas non plus cubiste.

1716.

L’expression est de Georges Didi-Hubermann, La Cube et le visage, op. cit., pp. 7-12 : « Le Cube, comme on le voit, n’en est pas un. C’est un polyèdre irrégulier que les catalogues décrivent comme ayant douze faces – ce beau chiffre destinal s’il en fût et qui, volontiers, évoquera le coup de dés mallarméen, au moment où sonnent les douze coups de minuit, dans la sombre demeure d’Igitur. On pourrait imaginer que, d’emblée, Giacometti voulut donner un volume unique pour les douze facettes, six et six, de deux cubes sommés : une architecture unique pour deux dés jetés, comme si l’acte hasardeux du jet avait imposé, de surcroît, l’affolement des facettes devenues soudain irrégulières.

Il y a sans doute quelque chose de vrai dans cette intuition, mais il y a aussi quelque chose d’inexact. Giacometti ne s’est pas contenté de doubler le nombre de faces d’un dé ou d’un cube normal, et donc d’en complexifier, purement et simplement, la géométrie à six faces. L’objet […] est d’abord loin d’avoir l’exactitude d’un objet de pure démonstration géométrique […] les observateurs oublient cette face qui est en un sens la première et la dernière du polyèdre : c’est la face contre terre. Elle nous suggère l’opération d’un chiffre destinal qui tendrait – outre qu’elle regarde vers le bas – vers la valeur plus fatale, plus sinistre, plus grave, du treize : ‘12 + 1 = 13’, en quelque sorte. Il nous faudra repartir de cette treizième face et revenir à elle comme à la face aveugle qui, sans doute, fait tenir les douze autres. […] Visuellement, stylistiquement, le Cube n’est pas cubiste. […] Giacometti n’a voulu articuler aucune ‘partie’ autonome ».

1717.

Rien d’étonnant, nous le verrons, à ce que ce « cube » ait si vivement impressionné André du Bouchet.

1718.

Expression de Jacques Dupin, ibid., p. 26.

1719.

Michel Collot, ibid., p. 85.

1720.

Voir ibid., p. 94.

1721.

Voir James Lord, Un Portrait par Giacometti, op. cit., pp. 60-61.

1722.

Dans sa dernière œuvre, alors que, remarque Michel Collot, il n’a cessé « d’affirmer que l’existence d’autrui est une donnée évidente, parce que je communique avec lui par l’intermédiaire d’un monde commun ». Voir ibid., p. 95.

1723.

Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, op. cit., p. 234.

1724.

Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Colin, 1931, p. 101.

1725.

Michel Collot, ibid., p. 97.

1726.

 James Lord, ibid., p. 127.

1727.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 246.

1728.

Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, ibid., p. 81.

1729.

Si l’on veut bien donner au mot « style » la définition que lui donne Giacometti : « […] plus une œuvre est vraie, plus elle a du style […]. Pour moi la plus grande invention rejoint la plus grande ressemblance […] » [« Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 273].

1730.

Jacques Dupin, TPA, p. 53.

1731.

Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, op. cit., p. 300.

1732.

Michel Collot, ibid., p. 33.

1733.

Ibid., p. 22.

1734.

Martin Heidegger, Séminaire de Zähringen, Question IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 365.

1735.

Michel Collot, ibid., p. 34.

1736.

Maurice Merleau-Ponty, ibid., p. 283.

1737.

Michel Collot, ibid., p. 34.

1738.

Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 85.