9) La question du réalisme, objectivité et subjectivité

Tout cela est comme saisi dans une réalité absolue 1739

Giacometti n’est donc pas revenu au réel pour devenir un peintre « réaliste », et prétendre donner du monde une vision objective. L’œil désincarné de la vision objective n’est que la projection d’un « savoir abusif » sur le réel. La distinction entre objectivité et subjectivité est donc un problème mal posé, que l’œuvre de Giacometti déploie dans toute sa complexité. Le sculpteur classique, nous dit Sartre, prétend être objectif en parant sa figure des détails qu’il sait être ceux du visage d’un modèle réel puisqu’il a multiplié sur lui les points de vue. Mais aucun regard n’est capable de cette multiplicité simultanée de points de vue, et cette méthode n’aboutit qu’à la confusion entre la réalité de la sculpture en tant qu’objet et l’irréalité de ce qu’elle représente : « En cherchant le vrai, il a trouvé la convention »1740. Cette objectivité prétendue n’est qu’une erreur partageable. Giacometti au contraire, en acceptant la relativité, a « trouvé l’absolu »1741, c’est-à-dire qu’il a fait d’une subjectivité assumée jusqu’au bout la seule porte d’accès à une forme d’objectivité. Il rejoint alors des problèmes posés en ethnologie par son ami Michel Leiris qui, à contrepied du mythe d’une objectivité possible dans l’observation des faits humains, a choisi d’assumer pleinement la subjectivité de son regard lors de sa traversée de l’Afrique avec Marcel Griaule. Cette approche se révélait paradoxalement plutôt moins fausse à son sens que celles qui l’avaient précédée, et Leiris finit par la revendiquer comme méthode : « c’est en poussant le particulier jusqu’au bout qu’on atteint au général, et par le maximum de subjectivité qu’on touche à l’objectivité »1742.

Ces questions abordées à propos de Documents 1743 connaissent de nouveaux développements lorsque Leiris aborde l’œuvre d’après-guerre. La question du point de vue est une préoccupation constante dans Pierres pour un Alberto Giacometti : « Ce qu’on voit quand on avance sur le trottoir et que tout frappe au niveau des yeux. Ce qu’on ne fait qu’apercevoir de sa fenêtre »1744. Leiris analyse les « deux désirs, longtemps parallèles mais finalement conjugués » qui ont animé la création de Giacometti : « rendre compte de ce qui est et exprimer l’émerveillement intérieur »1745. Résoudre ce problème posé par un art qu’on n’a pas « amput[é] » de la figuration revient à se demander comment « agencer une image ou un objet qui soit, tout à la fois, une réalité convaincante par sa structure même, la transcription du motif souvenu ou inventé et l’expression d’un moment, essentiellement fuyant, de la subjectivité »1746. Si les deux désirs ont pu être conjugués, c’est que la conviction se faisait jour qu’une subjectivité libérée, c’est-à-dire ressourcée aux perceptions « objectives », non faussées par la prévision, pouvait seule conduire à un résultat convaincant en matière d’art. C’est là tout le paradoxe de la « ressemblance » pour Giacometti : elle peut aboutir au plus loin de l’image qu’on se fait traditionnellement de l’objet représenté, découvrant « l’aspect surnaturel de ce qui existe »1747. Elle peut aussi bien ne paraître pas du tout ressemblante, sans rapport avec l’idée qu’on se fait des choses et des êtres :

‘En voulant s’exprimer soi-même, disons sans tenir compte de la réalité extérieure, on finit par faire un objet qui a des ressemblances avec la réalité extérieure. Alors qu’en voulant copier le plus exactement possible une tête, le résultat ne sera pas du tout ressemblant avec la tête que l’on voulait reproduire !... Cela répond à la sensibilité de celui qui l’a faite1748.’

Ce problème rejoint alors la redéfinition du style par Giacometti : le style n’est rien d’autre que la « coloration »1749 particulière que l’œil de l’artiste donne aux choses lorsque celui-ci accède à la nudité de ses perceptions par dépouillement de toute volonté préalable d’originalité ou d’intention expressive : « Plus une œuvre est vraie, plus elle a du style […]. Pour moi la plus grande invention rejoint la plus grande ressemblance »1750.

Il nous semble que Leiris n’a jamais mieux précisé que dans les textes sur Bacon écrits après la mort de Giacometti certaines réflexions sur la création peu à peu élaborées au fil de son contact avec Giacometti. C’est notamment le cas de ce paradoxe de la subjectivité mis en rapport avec la question du réalisme. Giacometti et Bacon, note-t-il dans un texte tardif, sont subjectivement réalistes, sinon ils aboutiraient « à des résultats similaires »1751. Ces constatations incitent Leiris à forger la notion moins ambiguë de « réalisme créateur », c’est-à-dire d’un réalisme qui « tend moins à figurer qu’à instaurer le réel »1752. De même la découverte avec Giacometti de la « profondeur vivante » qu’abrite la coque du réel se brisant en mesure et se reformant en mesure incite Dupin à se ressouvenir d’Artaud célébrant une réalité « terriblement supérieure à toute surréalité »1753. Le même Dupin raillant avec Giacometti la naïveté du mot de Breton1754 nous montre l’insatisfaction d’une génération nouvelle de poètes devant l’héritage surréaliste et les perspectives que peut lui ouvrir une œuvre qui ne lâche plus la proie pour l’ombre mais découvre l’ombre à l’intérieur de la proie, une œuvre qui n’a pas dû se détourner du réel pour plonger au fond de l’inconnu et trouver du nouveau. Ce réalisme passionnel autant que lucide impose également à Dupin1755 l’adjonction d’un adjectif pour le distinguer de l’imposture qui avait avant lui pris le nom de réalisme. Le « réalisme supérieur » que définit Jacques Dupin est sans savoir préconçu sur un réel dont les contours éclatent au contact de la profondeur vivante :

‘Les caractères de cette œuvre qui semblent l’éloigner du réalisme ne sont que la manifestation d’un réalisme supérieur, à la fois plus large et plus précis, qui n’a plus pour objet l’homme et le monde tels qu’ils sont, mais tels que l’œil de Giacometti les voit. L’homme des réalistes, cette abstraction, cette reconstruction mentale, a cédé la place à l’autre, à l’être rencontré, proche et inaccessible, avec sa profondeur en lui et le vide dehors, autour de lui, sans lequel il ne serait pas vivant à nos yeux1756.’

Ce « réalisme supérieur » a son point d’aboutissement dans l’impossible d’un « réalisme total », et l’artiste oscille entre le Charybde de l’erreur et le Scylla de l’impossibilité : « Une image partielle de la réalité est fausse, une image totale humainement impossible »1757. Le retour aux choses mêmes et au réel à décrire conduit donc à redéfinir le réalisme lui-même1758. Un « réel absolu », comme dit encore Dupin, qui malgré son caractère inaccessible, ne cesse pourtant de hanter l’artiste et le guide vers la « véritable libération », qui n’est pas celle du réel, mais du regard1759.

Notes
1739.

Jean Genet, AAG, p. 72.

1740.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 298. On peut bien sûr émettre des réserves quant à cette simplification abusive par Sartre de l’histoire de la sculpture pour les besoins de la démonstration.

1741.

Ibid., p. 299.

1742.

Michel Leiris, L’Afrique fantôme [4 avril 1932], in Miroir de l’Afrique, op. cit., p. 395.

1743.

Voir ch. II et III.

1744.

Michel Leiris,PA, p. 18.

1745.

Michel Leiris, ibid., p. 32.

1746.

Idem.

1747.

Jean Tardieu, « Giacometti peintre », op. cit., p. 967.

1748.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 244.

1749.

Nous reprenons l’expression de Jacques Dupin citée plus haut.

1750.

Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 273.

1751.

Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., pp. 606-607.

1752.

« Francis Bacon, face et profil », Francis Bacon ou la brutalité du fait, Paris, Seuil, 1996, p. 107.

1753.

Antonin Ataud, cité par Jacques Dupin, ibid., p. 52.

1754.

Voir ibid., p. 25.

1755.

Son texte est antérieur à celui de Leiris.

1756.

Jacques Dupin, ibid., p. 28.

1757.

Jacques Dupin, ibid., p. 40.

1758.

Ce paragraphe complète la réflexion entamée à propos du « réalisme socialiste », voir chapitre V.

1759.

Voir Jacques Dupin, ibid., p. 60.