Les sculptures exécutées de mémoire mais aussi certaines peintures et dessins montrent une volonté d’isoler, en faisant le tri de tout l’accessoire, ce qui peut être retenu de la relation à l’espace d’un corps vivant. Nous ne sommes pas si loin de Tête qui regarde : quelles impressions me restent vraiment de la présence et de la façon de se tenir du corps d’un autre dans l’espace lorsque leur fouillis est passé dans ma mémoire au crible de sa disparition ? Deux actes fondent notre présence au monde pour Giacometti : se tenir debout, regarder. Si le travail de mémoire se concentre davantage sur le premier aspect (du moins jusqu’en 1958), le travail avec un modèle tend à se concentrer sur le second. Giacometti ne représente jamais le modèle dans une attitude ou une occupation de sa vie quotidienne, poser pour Giacometti nécessite de se plier à l’attitude purement conventionnelle demandée à un modèle, à l’opposé de tout « naturel ». Il faut être assis, ne pas bouger, et regarder. Ce qui reste, c’est donc le regard, auquel pouvait se résumer la quête de Giacometti à la fin de sa vie. Et pourtant, y a-t-il un gouffre entre ces deux versants du vif, prospectif et rétrospectif, que sont ces deux approches : de mémoire et d’après nature ? Répondre à cette question revient à s’acheminer vers ce qui nous intéresse plus précisément dans les questions posées par cet art chevillé aux perceptions, à savoir l’articulation entre perception et représentation.
Pourtant une fois qu’on a dit qu’il s’agissait désormais pour Giacometti de « copier ses sensations », nous n’avons pas dit grand-chose, et certainement pas que la chose fût possible. Cet écueil de la réalisation est pourtant bien le point nodal de notre sujet. L’examen du point de convergence entre les deux méthodes – de mémoire, d’après nature – peut nous aider à le comprendre. Giacometti est sans cesse passé de l’une à l’autre de ces approches, la seconde étant infiniment plus douloureuse que la première. Giacometti pouvait éprouver face au modèle des crises de désespoir telles que celles rapportées par James Lord, qui ne se produisaient jamais lorsqu’il travaillait de mémoire. C’est que l’une traite du monde extérieur dans sa complexité infinie alors que l’autre essaie d’éclaircir ce qui véritablement reste dans l’esprit une fois la présence extérieure évanouie et ne provoque donc pas une impression aussi forte d’échec. Giacometti croyait la vérité « entre les deux », la « vérité relative, en tout cas, de la vision ». Pourtant, il espérait qu’entre elles l’écart se réduirait : « Au fond, mon idée, ce serait d’arriver à travailler exactement de la même manière, que je travaille de mémoire ou d’après nature, que les deux se recouvrent complètement »1761. Et à la fin de sa vie, il est effectivement arrivé, nous l’avons vu, que le travail de mémoire aide à surmonter les difficultés ressenties devant le modèle. Car certes dans le travail de mémoire l’écart temporel est plus grand entre les perceptions et leur traduction plastique, et l’artiste ne peut pas s’imprégner à sa guise dans le bain du perçu lorsque ses souvenirs de l’objet s’émoussent, mais il s’agit dans un cas comme dans l’autre de rassembler dans l’esprit ce qui reste de l’activité perceptive pour pouvoir le reporter sur la toile ou en informer le morceau de glaise. Qu’il s’agisse de mémoire immédiate ou de mémoire à plus long terme, l’artiste doit se contenter de restes, ou de « résidus ». De l’œil à l’esprit et de l’esprit au support, la transposition du réel en art doit affronter une double déperdition. Qu’est-il alors possible de retenir de cette ascèse de la figure fuyante ainsi tamisée ? Quelques arêtes :
‘On peut s’imaginer que le réalisme consiste à copier… un verre tel qu’il est sur la table. En fait, on ne copie jamais que la vision qu’il en reste à chaque instant, l’image qui devient consciente… Vous ne copiez jamais le verre sur la table ; vous copiez le résidu d’une vision […] chaque fois que je regarde le verre, il a l’air de se refaire, c’est-à-dire que sa réalité devient douteuse, parce que sa projection dans mon cerveau est douteuse, ou partielle. On le voit comme s’il disparaissait, resurgissait […]1762.’L’image mentale ne jaillit pas tout armée des rets de la perception, elle est en perpétuelle genèse dans l’esprit de l’artiste qui doit à tout instant démêler ce qu’il faut retenir de la surabondance des données sensorielles et de leur éclipse intermittente. Et même au terme de ce processus incertain il y a encore un gouffre à franchir pour convertir cette image mouvante en matière picturale. Travailler d’après nature équivaut donc à travailler de mémoire en ce sens que l’artiste « ne peut noter que ce qui reste dans sa tête après avoir regardé »1763. Le temps qui s’écoule entre chaque regard peut aussi bien être un instant qu’une éternité et le modèle rester à jamais immobile, l’œuvre ne restera cependant que le « produit d’une somme de souvenirs, tous différents l’un de l’autre, parce que chacun d’eux se trouve affecté par ce qui s’est passé avant, par la relation toujours nouvelle entre ce qui vient d’être noté et le prochain coup d’œil sur le modèle »1764. L’artiste doit détacher son regard du modèle chaque fois qu’il veut modifier son œuvre, mais surtout la tentative de prise de conscience d’une sensation rejette celle-ci dans le passé. La pensée immédiate est impensable et se dérobe à qui veut la saisir, si bien que nous devons « mentalement nous extraire de la sensation avant de la copier »1765. Que l’artiste travaille d’après nature et « accumule une quantité de souvenirs qui se modifient et se contredisent » ou bien qu’il travaille de mémoire à construire une « synthèse de ce qu’il se rappelle avoir vu », sa quête est inachevable. Pour David Sylvester, l’œuvre de Giacometti met donc à nu « le désespoir que connaît tout artiste qui a tenté de copier ce qu’il voit » tout comme dans le même mouvement elle proclame « qu’il existe un noyau dur qui reste de tout ce qui a été vu, qu’il peut être fixé, sauvé, restitué comme s’il était indestructible »1766. C’est alors cette « dureté infracassable » qui sidère Jean Genet1767.
André du Bouchet, D’un trait qui figure et qui défigure, Montpellier, Fata Morgana, 1997, p. 11.
Cité par David Sylvester, ibid., p. 117.
Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 273-274.
David Sylvester, ibid., p. 53.
Idem.
Idem.
Idem.
Jean Genet, ibid., p. 57.