Chapitre XI
Giacometti dans le champ de la poésie d’après-guerre.

1) Le « texte Giacometti » dans les revues

Les relations entre Alberto Giacometti et les écrivains impliquent de se pencher sur l’histoire des revues du XXème siècle : revues d’art, revues de littérature, revues généralistes, ou encore revues qui transcendent les catégories pour ouvrir leur espace propre. Le mode de présence de Giacometti au sein de ces revues est triple : reproductions de ses œuvres, textes de lui, textes de critiques ou d’écrivains sur son œuvre. S’il est difficile de les examiner toutes, nous avons pu remarquer que de chacune des « périodes » de son œuvre l’une d’elle paraissait représentative. Documents se détache à l’orée de notre étude, de même que le Surréalisme au service de la révolution pour la période surréaliste. La revue Les Temps modernes où sont publiés les deux articles de Sartre1807 et où écrit Merleau-Ponty paraît représentative du moment des premières lectures philosophiques. Alors que nous abordons la lecture de l’œuvre de Giacometti par les poètes, un dernier nom, postérieur cette fois à la mort de Giacometti, s’impose : L’Éphémère. D’autres revues comme Cahiers d’art, de Christian Zervos, ou Derrière le miroir, éditée par la galerie Maeght, ont présenté les œuvres de Giacometti associées à des textes d’écrivains, mais seule L’Éphémère s’est voulu un espace où le regard d’Alberto Giacometti, par-delà lui-même, pourrait œuvrer. Les textes de Ponge et Dupin parus dans Cahiers d’art 1808 sont des textes de commande. Les numéros de Derrière le miroir sont les catalogues d’exposition édités par Maeght où les écrits de Leiris, Genet ou encore Larronde1809 servent de « salade »1810 décorative sur le bord de l’assiette picturale. La nécessité de la présence d’Alberto Giacometti dans L’Éphémère se situe ailleurs. Certes la revue est financée par Fondation Maeght, « soucieuse d’aider la poésie d’aujourd’hui »1811, mais son comité de rédaction n’est pas lié à l’actualité artistique.

Des Temps modernes à L’Éphémère nous pouvons suivre la recomposition du paysage littéraire français après-guerre et la situation de l’œuvre de Giacometti en voie de dégagement progressif vers la branche de la littérature avec laquelle dès les années trente elle a montré le plus d’affinités : la poésie. Du sommaire de L’Éphémère qui rassemble la plupart des écrivains de « l’archipel Giacometti »1812 après-guerre disparaissent les noms de Sartre et Beauvoir ainsi que – sans que cela traduise le même parti-pris – celui de Genet. Le nom d’Aragon n’y figure pas non plus, pour d’autres raisons. La Libération, comme le note Thierry Dufrêne, connaît un renouvellement des supports éditoriaux :

Les Temps modernes, la revue de Sartre, fait jeu égal avec les publications communistes issues de la Résistance, Les Lettres françaises ou Combat. En ce qui concerne la presse artistique, Cahiers d’art de Zervos doit compter avec Verve de Tériade ou Labyrinthe […]. Bientôt, le monde éditorial va changer avec l’apparition des revues publiées par les galeries d’art elles-mêmes comme Derrière le miroir par le marchand Aimé Maeght en 1946. Ce type de revue suit davantage l’acualité artistique et le numéro peut tenir lieu de catalogue […]. Les revues Amis de l’art, Arts de France, France-Observateur, XX e siecle, Preuves et Critique (créée par Georges Bataille en 1946) complètent le panorama des revues qui publieront des textes d’écrivains sur Giacometti1813.’

Après Bataille et Breton, Sartre devient, nous l’avons vu, le centre de la constellation où se reconfigurent les amitiés littéraires de Giacometti. Il a rencontré Michel Leiris pendant la guerre et leur amitié marquée par l’entrée de celui-ci dans le comité de rédaction des Temps modernes, avec les noms de Queneau ou Waldberg trace un pont par-dessus Breton qui relie la revue aux surréalistes dissidents avec lesquels Giacometti devint ami. Mais Bataille, auquel s’en prend l’auteur de Situations 1814, qui engage également la polémique avec Breton, est tenu à l’écart. Il reparaît de manière significative au sommaire de L’Éphémère. Sartre enfante ou ré-enfante en outre trois noms dans le paysage critique de l’époque : Francis Ponge avec L’homme et les choses en 1944, Giacometti en 1948 et Jean Genet en 19491815. D’autres noms de L’Éphémère sont déjà au sommaire des Temps modernes, témoins de la porosité très grande du paysage éditorial de l’époque, comme ceux de René Char et d’André du Bouchet, qui comme Jacques Dupin publient également dans Cahiers d’art.

Mais L’Éphémère paraît beaucoup plus proche d’une autre revue dont la disparition n’est pas étrangère à sa naissance : le Mercure de France. Gallimard rachète en effet en 1963 les éditions du Mercure de France ainsi que la revue éponyme fondée en 1890 par Alfred Valette. Une nouvelle série de numéros est alors inaugurée, dirigée par Gaëtan Picon1816, mais pour peu de temps. Le numéro de juin 1965 sera en effet le dernier, retirant leur support à plusieurs poètes de la jeune génération que la revue publie. Yasmine Getz note la continuité qui se dessine entre le Mercure de France et L’Éphémère en relevant que dans les sommaires des prochains numéros à paraître, le Mercure annonce des textes qui trouveront naturellement leur place dans L’Éphémère, comme le Méridien de Celan ou L’Interlocuteur de Mandelstam. De nombreux autres noms passent d’une revue à l’autre : les trois principaux poètes de L’Éphémère, Jacques Dupin, Yves Bonnefoy et André du Bouchet, mais aussi Anne de Staël, Claude Esteban, André Frénaud, Philippe Jaccottet, Henri Michaux, Francis Ponge, Jean-Claude Schneider…1817 Beaucoup de noms des sommaires du Mercure sont en outre liés à des textes ou articles critiques relatifs à Alberto Giacometti : Dupin, Bonnefoy, du Bouchet, Limbour, Picon, Starobinski, Jaccottet, Esteban, Schneider, Leiris, Waldberg…

Notes
1807.

« La recherche de l’absolu », Les Temps Modernes, n°28, Paris, janvier 1948, pp. 1153-1163 ; « Les peintures de Giacometti », Derrière le miroir, n°65, 1954. Repris dans Les Temps Modernes n° 103, Paris, juin 1954, pp. 2220-2232.

1808.

Francis Ponge, « Réflexions sur les statuettes, figures et peintures d’Alberto Giacometti », Cahiers d’Art, 1951, pp. 74-90 ; Jacques Dupin, « Giacometti, sculpteur et peintre », Cahiers d’Art, n° 1, Paris, oct. 1954, pp. 41-54.

1809.

Michel Leiris, « Pierres pour un Alberto Giacometti », Derrière le Miroir, n° 39-40, juin-juillet 1951 (qui constitue le catalogue de l’exposition de sculptures, peintures et dessins de Giacometti tenue à la galerie Maeght en juin-juillet 1951). Jean Genet, « L’atelier d’Alberto Giacometti », Derrière le Miroir, n° 98, 1957. Olivier Larronde, « Alberto Giacometti dégaine », Derrière le Miroir n° 127, mai 1961.

1810.

Francis Ponge compare le texte d’écrivain dans un catalogue d’exposition à cette salade accompagnant un plat que le client est libre de laisser au bord de son assiette. Voir JS, p. 634.

1811.

Voir le fascicule de présentation de la revue par la société des Amis de la Fondation Maeght. Cité par Yasmine Getz, « Au lieu de ‘L’Éphémère’ », Jacques Dupin L’injonction silencieuse, sous la direction de Dominique Viart, Paris, Éditions de la Table Ronde, 1995, p. 184.

1812.

Expression d’André Lamarre, op. cit.

1813.

Thierry Dufrêne, « Giacometti et ses écrivains après 1945 : mythe littéraire et réalité », L’Atelier d’Alberto Giacometti, collection de la Fondation Alberto et Annette Giacometti, catalogue de l’exposition présentée au Centre Pompidou du 17 octobre 2007 au 11 février 2008, Paris, Fondation Alberto et Annette Giacometti/Centre Pompidou, 2007, p. 332.

1814.

« Un nouveau mystique », Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, pp. 133-174. Le dialogue manqué entre les deux hommes tient au repli vers la réflexion savante qu’amorce Bataille en 1946 avec la fondation de Critique alors qu’un peu plus tôt Sartre avait fondé Les Temps modernes pour s’engager. Sur les rapprochements possibles malgré tout entre leurs œuvres, voir la revue Lignes, « Sartre et Bataille », 2000. Quant au surréalisme, Sartre l’attaque dans Qu’est-ce que la littérature [1948], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985. Il lui reproche sa fétichisation de l’inconscient, et une destruction qui se limite aux mots sans toucher les choses, ce qui disqualifie son ambition politique.

1815.

Ce qui n’est pas sans susciter quelques tentations parricides, voir chapitre suivant.

1816.

Son nom comme directeur de la revue apparaît dans le numéro d’octobre 1964.

1817.

Voir Yasmine Getz, ibid., p. 186.