En matière de poésie, les poètes de L’Éphémère rompent surtout avec le double héritage du surréalisme et de la poésie militante issue de la résistance. Ces poètes ont en commun « un refus certain des feux d’artifice du surréalisme et de toute littérature politiquement engagée »1818 et c’est par rapport à cette rupture que le choix de la figure d’Alberto Giacometti comme point de ralliement doit se comprendre. Nous avons en effet pu montrer à la fin de notre chapitre sur le surréalisme, dans notre partie consacrée au « réalisme socialiste » et dans notre chapitre consacré à l’articulation entre phénoménologie et langage, comment Giacometti avait pu délaisser les visions également tronquées de la réalité proposées par Aragon et Breton pour évoluer vers un « réalisme supérieur » qui intègre la reconnaissance des limites de notre langage. Son importance dans L’Éphémère tient précisément à cela. La revue repense le surréalisme à travers d’anciens adhérents ou compagnons de route du mouvement ayant pris leurs distances avec lui pour reprendre la question du réel sans tomber dans l’ornière d’un pur et simple retour au réalisme. Parmi ces sceptiques de la « comédie du langage », le nom de Jean Tardieu est à retenir, même s’il n’apparaît pas dans L’Éphémère. La revue ménage en revanche une place à deux poètes de la génération précédente ayant chacun écrit sur Giacometti après avoir croisé sa route au sein du mouvement surréaliste : René Char et Francis Ponge.
Ces deux poètes ayant délaissé le mouvement de Breton pour étreindre à nouveau, chacun à sa manière, la « réalité rugueuse » ont joué1819 un rôle majeur dans l’itinéraire de deux des principaux animateurs de la revue : Jacques Dupin et André du Bouchet. Ponge apparaît dans les numéros 2 et 5, Char dans le numéro 10. Deux figures paternelles, le premier ayant aidé André du Bouchet à publier son premier livre Air chez Jean Aubier en 1951, l’année où il écrivait son texte sur Giacometti, le second ayant préfacé le premier recueil de Jacques Dupin, très influencé par lui. René Char deviendra proche des deux jeunes poètes au point de leur dédier « Les Compagnons dans le jardin », paru dans Cahiers d’art en 19551820, avant de rompre brutalement avec André du Bouchet. C’est Georges Bataille qui décerna à ce dernier le Prix des Critiques en 1962 pour son recueil Dans la chaleur vacante, en concurrence alors avec Francis Ponge1821. Ponge soutient du Bouchet pour la publication de ses premiers poèmes1822 et restera très lié avec lui. Celui-ci publie un article sur son aîné dans Critique, la revue de Bataille, en 1950 et en publiera un autre en 1986 dans le Cahier de l’Herne paru à sa mort. Ponge écrit sur du Bouchet en 1983 dans L’Ire des vents 1823 . C’est par l’intermédiaire de Francis Ponge qui organise en 1949 un dîner pour présenter à Piero Bogongiari quelques jeunes poètes représentatifs des tendances du moment que Jacques Dupin et André du Bouchet se rencontrent pour la première fois, sans échanger un mot1824. Char et Ponge ne s’apprécient guère, et le premier ira jusqu’à interdire à Jacques Dupin d’écrire sur son rival. Char est en revanche très lié depuis la guerre à Georges Bataille, qui se rapproche de lui en acceptant un poste de bibliothécaire à Carpentras. Il le pousse à collaborer à Botteghe oscure. Giacometti illustre après-guerre un livre de leur ami commun Gilbert Lély, grand admirateur du Marquis de Sade.
Un autre jeune poète de la revue a lui adhéré brièvement au surréalisme dans l’immédiat après-guerre avant de s’en détacher : Yves Bonnefoy. Sa monographie de 1991 devient très largement une manière de repenser cet héritage et ce n’est pas un hasard si un livre sur Breton la suit de près1825. La présence d’Artaud dans ces cahiers, dont Dupin dans ses Textes pour une approche retient nous l’avons vu l’exaltation d’une « réalité si infiniment supérieure à toute surréalité »1826, n’est pas non plus anodine. Le n° 8 de la revue publie des lettres d’Artaud à Breton relatives à la grande exposition surréaliste de 1947 pour laquelle Breton avait également essayé d’enrôler Giacometti, avec le succès que l’on sait1827. Ces lettres sont l’occasion pour Artaud de dénoncer les affinités du surréalisme avec l’occulte et de réaffirmer un attachement viscéral à une réalité qui lui paraît désormais bien plus riche d’inconnu que le surréel de Breton :
‘Assez avec cette terrorisante pédagogie d’un occulte depuis toujours entre les mains de ceux qui avec l’esprit le pensèrent (les soi-disant Instructeurs, les Maîtres) mais furent par « essence » et « principe » incapables de vivre une réalité cent fois plus effarante que lui, parce qu’elle se vit avec le corps et non avec la conscience, et sur laquelle n’importe quel mineur […], n’importe quel syphilisé auraient long à leur apprendre, car les fameux voyages de l’âme à travers les sphères, ou de l’esprit dans un inconscient réprimé et refoulé se passent dans un pays qui n’a jamais existé et où n’ont jamais vécu et passé que des lâches, incapables de se colleter avec le stupre des objets1828.’Il est également significatif de voir dans un même cahier les dessins d’Artaud et ceux de Giacometti rassemblés, diptyque d’une même nécessité. Le sculpteur plutôt avare d’éloges avait confié son admiration pour les dessins d’Artaud à Francis Ponge lors d’une conversation. Une même « rage de l’expression », jusqu’à trouer le papier, les relie1829. Comme les relie l’interrogation du « visage humain », titre du texte d’Artaud publié par la revue dans le n°13. Dans la série de ces grands ascendants de la génération de Giacometti en marge du surréalisme qui ont contribué à désenclaver littérature et peinture en glissant d’une pratique à l’autre citons enfin Henri Michaux, dont les dessins apparaissent dans le numéro 14.
Pratiquement tous les numéros de L’Éphémère proposent des textes d’écrivains ayant écrit sur Giacometti ou fait des livres (un spectacle dans le cas de Beckett) avec lui1830 :
Le choix de publier deux textes de Bataille, la présence de Michel Leiris et la mise à distance de Breton à travers la publication des lettres d’Artaud montrent que s’il y a une filiation à chercher pour L’Éphémère, elle pointe plutôt vers l’œil de Documents 1833 que vers celui des revues surréalistes. Pas pour l’ouverture vers les sciences de l’homme, ni pour la recherche d’images volontairement dérangeantes, mais pour le travail conjoint des images et des textes en direction d’une mise en question du réel1834.
Un tel travail peut s’étendre jusque dans les rapports avec l’imprimeur, et il faut dire unn mot de l’expérience de la revue de ce point de vue pour André du Bouchet car elle n’est pas sans retombées, nos semble-t-il, vers son recueil consacré à Giacometti. À part le premier numéro entièrement à la charge d’Arte, le travail d’impression de L’Éphemère était réparti entre les imprimeries Arte et Union, Arte assurant la reproduction – « elle fournissait à Union la couverture illustrée, les feuilles préalablement illustrées et/ou les clichés »1835. Il faut alors donner toute sa place à la collaboration entre Louis Barnier, dont l’imprimerie Union assurait la composition du texte, le brochage et le collage, et André du Bouchet, qui intervenait « sur ce terrain-là »1836, armé de toute sa force de naïveté 1837. Dans son chapitre « L’Atelier de L’Éphémère », Alain Mascarou révèle en effet « l’implication particulière » d’André du Bouchet dans ce domaine de l’impression :
‘Et si l’intérêt accordé au « prière d’insérer » a semblé placer la revue sous le signe d’Yves Bonnefoy, c’est sans doute dans cette épreuve de vérité qu’est l’impression, ce passage à l’acte littéral, que se perçoivent le mieux les motifs de l’implication particulière d’André du Bouchet, révélatrice d’une inclination sans lien, à l’inverse de Jacques Dupin, avec une activité professionnelle – les raisons peut-être de la productivité accrue qui semble avoir été la sienne pendant les années de L’Éphémère. Sans pour autant s’[imprimer] texte soi-même, son engagement dans la réalisation de la revue était lié à un appel d’écriture 1838 dont il ne concevait pas que le mouvement dût s’arrêter à la remise d’un manuscrit à l’impression. L’on peut se demander si cette avancée en terrain peu connu, à l’instar de la collaboration avec tel peintre, voire de la traduction, n’a pu avoir une portée interactive, et rejaillir sur l’écriture même. […] Dans l’atelier de la revue prendrait forme la quête d’identité, que prolongerait la traduction dont il pourrait bien figurer un des modes.Alain Mascarou relève ainsi différents « partis-pris »1840 d’André du Bouchet, à travers lesquels s’ébauche une « typographie du désécrire » tournée vers « ces instants où le regard, délivré de ses habitudes de lecture, foule, explore la surface du papier, réapprend le plan de la page ». Ces « partis-pris » concernent : « la perception de la page, la suppression du folio, le traitement du titre, l’usage de la ponctuation ; autant de ‘marques’, d’entames visuelles dont les effets convergent pour créer, en leurs altérations, ces accidents de lecture où s’interrompt la trame formelle – où le support matériel coïncide avec le site de l’œuvre »1841. Or, nous verrons que pour les écrits d’André du Bouchet la question du support est extrêmement importante. La préférence accordée à la « double page », par exemple, « neutralise l’opposition gauche/droite, instaure l’unité visuelle comme principe de lecture »1842. La neutralisation de cette opposition liée aux « vieilles coordonnées rudimentaires »1843 rendues périmées par l’art d’Alberto Giacometti est au cœur du premier texte qu’André du Bouchet lui consacre dans L’Éphémère : « Il n’y a plus, où nous nous portons vers [la figure], face à nous droite ni gauche […] »1844. Nous retrouvons alors dans le domaine de la matérialité du livre le problème central du tout et de la partie tel que, nous l’avons vu, Giacometti l’a posé en sculpture. Un tel choix signifie pour la revue rompre « avec la coutume qui fait de la page impaire la belle page »1845 pour retourner à l’« expérience immédiate »1846 d’un « contact premier oublié ».
Une telle préoccupation poussera le poète pendant un temps à supprimer la pagination de ses propres recueils. Dans la revue le refus du folio n’est pas généralisé, mais de nombreux essais dans ce sens accentuent « les effets de découpage visuel de la double page » et dédouanent la lecture « de la continuité que suppose le foliotage : il la fait rentrer dans le présent 1847 »1848. La page impaire peut alors être réservée à l’illustration et le texte débuter en face. Il arrive même qu’elle soit laissée blanche. Dans Qui n’est pas tourné vers nous, le foliotage également n’est pas systématique et l’attention portée à la typographie montre ce que ce recueil doit à l’expérience de L’Éphémère. Dans le premier numéro de L’Éphémère, c’est un autoportrait d’Alberto Giacometti qui occupe la page de gauche, alors que « Plus loin que le regard une figure » débute sur la page de droite1849. Les pages du texte sont foliotées, contrairement à celles des dessins. Titre courant et nom d’auteur apparaissent en haut des pages du texte. Dans le huitième numéro, le foliotage devient irrégulier dans le texte d’André du Bouchet comme dans les dessins. La première et la dernière page du texte, notamment, ne sont pas numérotées1850. Titre courant et nom d’auteur disparaissent en haut des pages du texte. Pour « … figure », dans le n°11, le foliotage est également irrégulier, et absent encore de la première page et de la dernière. Mais titre courant et nom d’auteur reparaissent1851. Le texte n’est pas accompagné de dessins de Giacometti, pas plus que « … tournant au plus vite le dos au fatras de l’art », dans le n°12. Ce dernier texte est folioté régulièrement, titré en haut, avec nom d’auteur, preuve de cette absence d’uniformité qui fait de la revue cet « opus incertum, ce mélange de strates du même texte où reconnaître une typographie du fragmentaire », l’absence de folio référant à « un état du texte antérieur à l’impression »1852.
L’approche décrite conduit alors au déplacement du texte vers
‘un espace pictural (les reproductions échappent au folio) : la page devient cet espace mixte qui peut juxtaposer illustration et illustration, illustration et texte, texte et texte. Surface en réserve, l’identification plastique en est immédiate. Le livre que l’on compulse, le livre en place sur le pupitre du lecteur, est analogue à la toile tendue sur son châssis 1853. Surtout, l’absence de folio réfère à un état du texte antérieur à l’impression, au lieu d’exprimer une révérence particulière envers le poème achevé […]1854.’Ces libertés prises avec la typographie « ne sont pas sans effet de retour sur le signifié – mais elles n’apparaissent telles que dans la mesure où la mise en page ne saurait être considérée comme définitive »1855 : des essais, c’est tout ! Nous aurons en tête cette libération du regard élargie à la matérialité du livre lorsque nous aborderons Qui n’est pas tourné vers nous, et la conclusion d’Alain Mascarou :
‘Le doublé de la page nous paraît matérialiser ce contre-regard 1856 de l’homme de métier, qui croise celui de l’original et de sa traduction, celui aussi du texte et de l’illustration en regard. La force du lien ainsi créé en fait précisément une étape, un pas gagné, le résultat d’une confrontation, l’enclave d’un moment […]. L’attention au détail est la condition de la déprise formelle : une infraction comme celle de la parenthèse laissée ouverte1857 (dont L’Éphémère aura permis, nous semble-t-il, l’expérimentation) répond à ce désir de ne rien négliger qui puisse stimuler la dynamique des signes imprimés – sans céder à un néo-cratylisme. Il s’agirait, au contraire, tout en cédant à son pouvoir d’incitation, de se défaire de la fascination du support, non de s’enfermer dans une autre convention formelle. Rien ne distingue la route des accidents de ce ciel 1858 : route du texte, ciel de la page, une ligne de fracture les rejoint1859. ’Examinons maintenant de plus près le rapport texte-image dans l’espace de la revue.
Dans le premier numéro les dessins d’Alberto Giacometti viennent mordre sur l’espace des textes. Le tampon d’une tête oblitère une page de Leiris, comme pour nier l’abolition de la « flambée du vocatif » à laquelle le dernier poème voue l’artiste1860. Un regard perce la dernière page du texte de Picon, voyeur de quelle nudité ? Le texte de du Bouchet sur Seghers dans le numéro 4 s’écartèle entre les gravures de celui-ci et leur questionnement par Nicolas de Staël…1861. Mais surtout L’Éphémère s’efforce à chaque numéro de faire sentir toute la distance qui la sépare d’une revue d’art en ce que, comme rarement dans le siècle, l’art cesse d’y être considéré comme trouvant en lui-même sa propre fin, ce que proclamait avec rage Documents, mais c’est peut-être là aussi, nous l’avons vu, la part récupérable de l’héritage surréaliste. Une page manuscrite de Giacometti le réaffirme comme mot de désordre de la revue : « Tout cela n’est pas grand’chose, toute la peinture, sculpture, dessin, écriture ou plutôt littérature. Tout cela à sa place et pas plus. Les essais c’est tout. Oh merveille ! »1862. Des « essais », c’est assez dire que le déplacement de l’œuvre d’art comme fin vers l’œuvre d’art comme moyen d’une saisie impossible a pour corollaire la récusation de la notion d’œuvre achevée. La position de la revue quant à l’achèvement possible de l’œuvre d’art apparaît alors comme sa ligne éditoriale la plus claire. Il s’agit moins de rendre visibles des œuvres parfaites que de donner à l’ensemble l’aspect d’un ample travail collectif en cours. C’est là pour André du Bouchet, avec le resserrement sur les relations entre littérature et peinture, la principale différence entre la revue et le Mercure de France qui lui cède la place : « L’Éphémère était une revue moins éclectique, spécifiquement consacrée aux rapports d’une peinture et d’une poésie qui se donnaient comme signes d’un travail en cours, auquel le poème ou le tableau ne mettaient pas fin mais qu’au contraire ils relançaient »1863.
Ce travail en cours, c’est particulièrement celui d’Alberto Giacometti, la peinture encore fraîche des tableaux de ses expositions, son souci constant de donner surtout à voir son travail du moment. Il a pu ainsi, relate David Sylvester, refaire pratiquement toute une exposition en une nuit, la veille de l’ouverture, au mépris de la qualité intrinsèque des œuvres montrées1864. Giacometti est le dieu Lare de la revue, un foyer actif1865. Le choix de l’une des ses figurines pour la couverture de la revue et le premier numéro qui lui est consacré témoignent moins d’une volonté d’hommage que d’un passage de relai entre l’artiste et ceux qui poursuivent dans l’aspiration de son œuvre le questionnement du réel. Décidés à faire de cette mort le foyer d’un nouveau départ, les poètes de L’Éphémère soufflent sur les braises encore chaudesimposent leur refus d’inhumer face au cortège des discours de circonstance. Plus qu’un créateur d’œuvres d’art, Giacometti apparaît pour André du Bouchet comme un point d’incandescence :
‘Il y avait en lui une force, un foyer de concentration ininterrompue. Il était tellement habité par son activité de peintre que des amis ou des inconnus de passage ne le dérangeaient pas. Il ne prenait aucun soin de ce qu’il créait : une chatte, un jour, a fait ses petits sur les monceaux de dessins entassés dans l’appentis1866 ’Il arrive que le créateur d’œuvres d’art meure, le point d’incandescence ne fait que se déplacer. Il s’agit alors de créer une revue « cosmogonique », une revue qui tournant le dos à un siècle « qui se repaît de livres », revivifie le sens originel du mot de poésie pour en « élargir la notion » : elle est un « faire »1867. La revue s’attachera à l’« œuvre à l’origine de son élaboration »1868, pour tenter de « remettre en cours » des œuvres « oubliées, méconnues, voire inconnues » …
Cette attention portée à « l’instant vif où l’œuvre prend corps » est visible dans le choix des œuvres de Giacometti reproduites dans les numéros 1, 8 et 18 de la revue. La plupart sont des inédits. La traduction d’une partie des entretiens avec David Sylvester de 1964 est entreprise par Jacques Dupin spécialement pour la revue1869. D’une revue qui privilégie chez les artistes les croquis, esquisses, dessins, toutes réalisations exhibant leur caractère d’étude, de travail en cours, Giacometti paraît représentatif, à travers un ensemble qui supporterait le titre de Reverdy : « main d’œuvre ». Mais il ne s’agit plus d’études réalisées en vue d’une œuvre à accomplir, chacune vaut pour elle-même, dans l’acte de tenir le pas gagné sur le réel. Dans le n°1 apparaissent disséminés ces témoignages nerveux, proches de la manie, d’une avidité qui fondait sur le moindre espace libre des journaux, nappes de restaurants, murs, livres à portée de la main. Le premier dessin (p. 9) fait écho au texte de Paul Celan traduit par André du Bouchet où le poète reprend les mots de Büchner pour opposer « la vie de l’être le plus infime » à « l’art » idéaliste et à ses « pantins »1870. En refusant de regrouper ces dessins à part dans un cahier central, les poètes qui ont conçu ce numéro réalisent un « livre de dialogue » comme plusieurs d’entre eux ont eu l’occasion d’en préparer un avec Alberto Giacometti. Le rapport illustratif est récusé dans la confusion des visées où s’abolit la frontière entre le mort et les vivants. Si quelques textes surréalistes sont repris, il ne s’agit pas de récapituler l’ensemble de l’œuvre mais de redéployer dans l’espace de la revue le scintillement dans le temps d’un foyer en proie à son urgence, depuis la « figure humaine » du Rideau brun de 1930, tellement regardée qu’elle se ferme « sur des marches d’escaliers inconnus »1871 jusqu’aux derniers textes inédits d’octobre-novembre 1965, avant le départ pour l’hôpital de Coire. Ce « livre de dialogue » collectif s’ouvre en abyme sur un livre de dialogue à deux : celui que préparait André du Bouchet avec Giacometti au moment de sa mort : « Les poèmes d’André du Bouchet sont extraits d’un livre à paraître chez Jean Hugues, avec des gravures d’Alberto Giacometti »1872.
Dans le n°8, André du Bouchet fait dialoguer un choix de dessins répondant au même souci avec son travail en cours, poursuivi pendant toutes les années de L’Éphémère jusqu’à la publication en 1972 de son recueil Qui n’est pas tourné vers nous. Les dessins ne suivent pas le texte ni ne le précèdent, ils le trouent. Entre la page 96 et la page 114, la série de dessins dont certains figurent dans le livre publié en 1969, avec un autre texte, par André du Bouchet, à partir d’un choix effectué en compagnie d’Alberto Giacometti1873, interrompt le texte. La parole du poète reste en suspens le temps de cette traversée1874.Dans le n°18 ce sont les lithographies de Paris sans fin, dont la parution posthume chez Verve1875 n’efface pas l’esprit d’inachèvement inscrit dans le titre. Ce texte nous replonge d’emblée dans le reprise incessante qui caractérisait l’attitude créatrice d’Alberto Giacometti et prolonge l’archipel de cet « Alberto Giacometti sans fin » que dessine l’ensemble des numéros de la revue : « Quinze, non, seize mai 1964, dans ma chambre ou plutôt dans l’atelier transformé en habitation ; sur mon lit trente lithos à refaire pour le livre, interrompu depuis deux ans ; j’ai essayé de reprendre, vues de rues, intérieurs, cela ne va plus, où, comment reprendre ? »1876. Ces textes dialoguent dans l’espace du même cahier avec ceux d’un Cézanne écrivant à la veille de sa mort qu’il « continue [ses] études » et s’est « juré de mourir en peignant »1877, et les ricochets de ces paroles vers une autre inquiétude poétique, feu patient dans l’impatience où l’éclair « nous » dure. Le lointain cimetière de Borgonovo1878 cède la place au « dossier de la chaise là devant moi »1879.
Quant aux textes publiés qui évoquent l’œuvre de l’artiste disparu, il n’y a guère que celui de Picon dans le n°1 qui puisse relever du texte de circonstance. Le tombeau est évité. Jacques Dupin le dira bien des années plus tard au moment de la disparition d’André du Bouchet : l’admiration qu’il porte aux tombeaux de Mallarmé n’attise pas chez lui l’envie d’accabler un ami de rien de semblable. Aussi se garde-t-il de réchauffer ses « textes pour une approche ». Il semble avoir envisagé d’écrire sur les textes du sculpteur disparu, et cette perspective l’effrayait, comme si le partage des moyens d’expression, Giacometti venu sur le terrain des mots, ne faisait qu’ajouter à la difficulté d’écrire sur lui1880. C’est alors par des poèmes qui ne sont pas tournés vers Alberto Giacometti qu’il prendra voix dans la revue le moment venu. C’est la preuve que le foyer, pour lui, s’est déplacé, et qu’il est d’autres manières d’en devenir lampadophore. Il intervient dans le choix des textes, des dessins, les traductions, et dans un geste non pas d’hommage ouvre davantage encore sa parole poétique au « désœuvrement »1881 qui corrodait les figures de l’ami disparu.
Signalons que pour ce premier numéro, il a donc été un moment envisagé que la liste des textes d’écrivains saluant Giacometti soit plus longue. Outre le texte auquel Dupin a renoncé, un texte de Louis-René des Forêts était également attendu, puisque son nom figure entre crochets dans un premier état du sommaire de la revue dans la section « ALBERTO GIACOMMETTI par »1882. Le « projet Giacometti »1883 pour des Forêts ne verra pas le jour, mais il revient dans une esquisse de sommaire du numéro 2 de la main de Jacques Dupin. Son nom est alors au sommet d’une colonne qui en comporte trois : Balthus et Claude Esteban devaient également écrire « sur Giacometti »1884 pour ce deuxième numéro. Le projet de ces deux autres textes est également abandonné et le seul article publié par Claude Esteban sur Giacometti l’a été dans la N.R.F. de janvier 1967, sous le titre « L’Espace et la fièvre »1885.
Michel Leiris poursuit quant à lui un dialogue ininterrompu depuis trente-huit ans, et ne fait qu’ajouter des pierres à des pierres1886. Mais le lieu vif de ce dialogue est, nous le verrons, passé – c’est le livre féroce de 1961. Il a vu Giacometti lui survivre, et sait que les cendres restent vivantes, bien qu’innommées. Quant à Yves Bonnefoy et André du Bouchet, loin de regarder en arrière, ils jettent les premières pierres d’un travail poursuivi jusqu’à nous. L’Étranger de Giacometti présente l’intuition première d’une ample lecture qui ne donnera toute sa mesure que dans les années 90. Yves Bonnefoy y insiste sur l’activité incessante et la particulière liberté de cet artiste : « On sentait Giacometti si constamment engagé dans une unique expérience. Mais en même temps si libre, et d’une façon qui fascinait, car elle semblait procéder de tout autre chose que d’une simple force morale »1887. André du Bouchet enfin est le seul des poètes de L’Éphémère à avoir publié dans la revue plusieurs textes « relatifs » au sculpteur, comme le précise une note du n°12 : « …tournant au plus vite… : partie d’un texte relatif à Alberto Giacometti dont des pages ont paru dans les numéros I (Plus loin que le regard…) VIII (…qui n’est pas tourné vers nous) et XI (…figure…) »1888. De l’un à l’autre de ces textes la revue devient le laboratoire vivant d’un questionnement ininterrompu ouvert par la rencontre de l’œuvre. Par cette réflexion nourrie au vif de ces « travaux en cours », André du Bouchet maintient l’exigence d’un « rapport d’éveil » avec les œuvres d’art. Cette mort est l’occasion d’un nouveau départ :
‘Si j’ai envie de parler d’une œuvre ou de traduire un texte, c’est que sa vivacité m’incite à un déplacement. C’est un sentiment que j’ai souvent dans une exposition de peinture. Si un tableau me touche vivement, il m’incite plutôt à m’éloigner à grands pas pour poursuivre, dehors, ce que le tableau a pu éveiller en moi. C’est un rapport d’éveil : je vais plus loin, pour vérifier1889.’Cette exigence de la revue de s’en tenir au vif des œuvres ne concerne pas seulement les œuvres contemporaines mais s’étend également aux œuvres du passé. Nous nous en tiendrons à un seul exemple, celui des carnets de Coleridge publiés dans le n°161890. Ils font retour à un « verbe antérieur à l’œuvre connue comme telle », au plus près d’un rendu des perceptions qu’André du Bouchet considère comme affaibli dans l’œuvre « achevée ». La revue fait ainsi découvrir des aspects méconnus d’une œuvre pourtant très connue. Elle la retrempe au vif d’une « perception d’une intensité extraordinaire dans le mouvement d’une explication qui ne décolle pas de ce qui est perçu, et est reconstruit dans le verbe […] »1891. Les mots employés par André du Bouchet pour évoquer a posteriori cet aspect de l’œuvre de Coleridge touchent à ce qui le requiert également chez Giacometti, comme ils semblent évoquer encore sa propre recherche :
‘… instants de vie et instants de l’œuvre confondus – dans l’aller-retour immédiat de l’introspection et du constat : journal… poème… lettres… traduction… vie sous-jacente toujours à la lettre… « il se torturait pendant des heures à essayer s’il était possible de penser sans mots »1892.’L’Éphémère cristallise donc un mouvement de fond de la poésie contemporaine qui, tournant le dos au surréalisme, postule que le réel est à rejoindre, mais devant l’impossibilité de l’atteindre prend conscience du caractère inachevable de cette quête. Ce mouvement de fond rencontre l’œuvre d’Alberto Giacometti et se reconnaît dans son acharnement et la manière dont il retourne à la figuration.
Giacometti a dénudé les contradictions qui surgissent lorsqu’on entreprend de faire d’un « objet stable le réceptacle de ce qui n’est pas stable »1893 et rencontré les préoccupations de poètes qui cherchaient, comme le souligne Michel Collot en reprenant le mot d’André du Bouchet, à retrouver une « relation perdue » avec la réalité1894. Ce « nouveau réalisme »1895 poétique est aussi éloigné du réalisme traditionnel que le « réalisme supérieur » opposé par Giacometti au réalisme traditionnel. Il revêt en effet un « caractère éminemment problématique » par son intégration de « la conscience moderne d’une distance entre mots et choses, encore aggravée par la faillite des idéologies »1896.
La question posée par Giacometti – « que voulons-nous dire exactement en affirmant notre intention de représenter dans l’art nos sensations de la réalité ? » – trouve une transposition féconde dans la trame d’une revue créée par des poètes « qui avaient en commun un désir éperdu de rejoindre le réel en même temps qu’une conscience aiguë de son inaccessibilité »1897. Leur choix s’arrête alors en toute évidence sur Alberto Giacometti lorsqu’il s’agit de rendre visible l’espace commun dessiné par cette revue, de choisir une « gardienne du lieu »1898 pour la couverture. Jacques Dupin confie à Yasmine Getz l’unanimité du comité de rédaction à ce sujet :
‘Sur le plan image plastique, le point commun de tous, c’était Giacometti. Une figure exemplaire : lui, son travail, son œuvre, aussi bien pour Bonnefoy que pour du Bouchet, pour Picon que pour moi. S’il fallait prendre un signe, c’était plutôt un Giacometti qu’un Picasso ou un Mondrian, c’est pourquoi nous avons choisi cette petite figurine. Giacometti était un point commun indiscuté1899.’Cet apparent consensus ne doit pourtant pas faire illusion. Après avoir longtemps souligné la parenté entre ceux qu’on appelle « les poètes de L’Éphémère », la critique remarque de plus en plus que ce point de départ commun peut mener dans des directions singulières et le numéro récent d’Écritures contemporaines consacré à « André du Bouchet et ses autres » souligne bien des différences entre André du Bouchet, Jacques Dupin et Yves Bonnefoy1900. C’est à une telle approche nuancée que nous conduit notre travail et nous allons tenter de la nourrir dans les chapitres suivants.
Pour ce qui concerne l’élaboration d’un « texte Giacometti » – nous reprenons cette expression à condition de sectionner les barbelés de la clôture du texte pour laisser filer la trame d’une reprise incessante à partir du foyer de l’œuvre – nous sommes en outre avec L’Éphémère à un carrefour. Sartre, Genet, Ponge et même Leiris et Dupin ont déjà dit l’essentiel à propos de Giacometti. On peut regretter les livres de dialogue compromis par la mort de l’artiste, mais force est de remarquer que rien dans les publications ultérieures de ces écrivains ne viendra modifier leur vision de l’artiste. En revanche des travaux de longue haleine commencent à se rendre visibles au moment de L’Éphémère : ceux d’André du Bouchet et d’Yves Bonnefoy. Le partage d’un espace n’induit pas une vision uniforme, et le peu de commentaires de Dupin, du Bouchet et Bonnefoy sur la lecture de l’œuvre des deux autres n’est pas toujours l’indice d’une adhésion sans réserve. Yves Bonnefoy, tout en louant le caractère intuitif des textes d’André du Bouchet, restait insatisfait de leur manque de « discursivité ». Ce manque ressenti a pu justifier en partie sa prise de parole1901. On peut en retour deviner les réticences probables d’André du Bouchet devant cette manière de parler de l’œuvre, puisque justement il a fait du refus des limites de la syntaxe traditionnelle le point de départ de son recueil. Jacques Dupin a également pu signaler que sa vision de Giacometti était différente de celle d’Yves Bonnefoy1902, elle semble plus proche de celle d’André du Bouchet. Nous essaierons de ne pas aplanir ces aspérités.
Enfin, ces poètes prennent ostensiblement leurs distances avec Sartre. André du Bouchet, qui avait publié dans les Temps modernes grâce à Merleau-Ponty, a eu la surprise de voir son texte sur Baudelaire refusé parce que Sartre, qui, dit-il, « détestait la poésie », venait d’en publier un où il disait de l’œuvre précisément le contraire de lui1903. L’examen du conflit entre Sartre et Giacometti à propos d’un passage des Mots nous a montré toute la distance qui séparait également Bonnefoy de Sartre1904. Si l’œuvre de Giacometti devient là encore l’espace d’une rivalité, d’un débat dont l’enjeu serait la « vérité de parole », il n’est pas anodin de noter que l’hypotexte central de tous les textes sur Giacometti postérieurs à 1948 est encore présent en creux dans la « déclaration d’intention » anonyme, non signée, qu’il semble désormais possible d’attribuer à Yves Bonnefoy1905. Imprimée à part sur une petite feuille cartonnée, cette déclaration accompagnait le lancement de la revue :
‘ L’Éphémère a pour origine le sentiment qu’il existe une approche du réel dont l’œuvre poétique est seulement le moyen. En d’autres mots : il ne faut pas consentir à réduire l’œuvre – acte, dépassement, devenir – à la nature d’un objet où cet au-delà se dérobe.Ce texte appelle plusieurs remarques sur le lien de la revue à Giacometti. Il est assez frappant tout d’abord d’y trouver les mots mêmes de Sartre. Souvenons-nous du combat de Giacometti avec l’infinie divisibilité de la matière : sculpter devenait pour lui une volonté de « comprimer l’espace pour lui faire égoutter son extériorité »1907. Il y parvient par la distance, c’est-à-dire par l’instauration dans la sculpture d’un espace imaginaire et sans parties. Sartre conclut alors qu’en acceptant « d’emblée la relativité, il a trouvé l’absolu »1908. Ce passage de la réflexion sartrienne affleure visiblement dans cette phrase de la « déclaration d’intention » : « mais sous le signe toujours de cette instauration d’absolu où l’extériorité se résorbe ».
L’auteur de ce texte semble se souvenir si précisément des mots de Sartre que l’on peut être tenté, relisant ce texte, d’y voir alors l’origine du titre de la revue lui-même. Dans un passage qui évoque la pulsion destructrice de Giacometti et la vie précaire de ses figures opposée à la « lourde éternité » des statues de Maillol, le philosophe rapporte les propos de Giacometti sur le sacrifice de ses œuvres : « J’en étais content, mais elles n’étaient faites que pour durer quelques heures ». Sartre ajoute alors, dans une bouffée de lyrisme : « Quelques heures, comme une aube, comme une tristesse, comme un éphémère »1909. La figurine de la couverture de 1967 a comme gobé l’insecte de Sartre, ce que nous nous garderons bien d’interpréter comme un indice d’allégeance. Le texte est nettement présent à l’esprit de Dupin, de Bonnefoy qui a rédigé ce « prière d’insérer », nous l’avons vu précisément, et la notion d’œuvre d’art comme « acte, dépassement, devenir » est un point d’accord possible, mais sa présence en creux dans la « déclaration d’intentions » de L’Éphémère vaut surtout comme point d’impulsion duquel repartir1910.
La griffe du « critique » est en effet évoquée comme repoussoir au profit de la « vraie fin poétique ». Sartre est intégré, mais la revue se situe sur un autre plan, celui de la création, que nous abordons désormais. Cette création déploie son lit sur un envers de destruction : « L’éphémère est ce qui demeure, dès lors que sa figure visible est sans cesse réeffacée ». Il y a là une allusion à la méthode si particulière de Giacometti de progresser par un trait « qui figure et qui défigure »1911, à laquelle nous allons consacrer une partie. Mais surtout l’œuvre d’art, nous est-il réaffirmé ici, n’a pas sa fin en elle-même, elle progresse sur ses ruines vers un but impossible, ce réel dont Alberto Giacometti fait sentir la distance qui nous en sépare, sans cesse renouvelée. L’« objet » dans cette « déclaration d’intentions » reçoit la même connotation négative que dans la bouche de Giacometti, nous l’avons vu, lorsqu’il évoque sa période surréaliste : il est fini alors que l’œuvre d’art ouvre vers l’infini. La focalisation de L’Éphémère sur le « travail en cours », foyer d’un faire-défaire commun aux artistes et aux poètes, revient donc à abîmer son socle et à placer au cœur des préoccupations de ces poètes la question de l’inachèvement.
Cette question est déjà présente chez Sartre, comme elle était déjà dans l’horizon des préoccupations de Giacometti en 1948, mais elle est traitée avec ironie, sur un plan extérieur, alors que les poètes la reprennent de l’intérieur, pour cette seule raison qu’elle nourrit leur propre inquiétude. La brouille entre Sartre et Giacometti dans les années soixante et les jugements péremptoires de Simone de Beauvoir sur la dernière partie de l’œuvre sont peut-être l’indice des limites de la compréhension sartrienne. Comme s’il était incapable d’opérer dans le sillage de Giacometti la conversion de l’échec en positivité, d’attribuer une valeur réellement positive à l’inachèvement. Le Giacometti de Sartre est un Giacometti qui a gagné sur le plan de l’art, mais comme par coquetterie refuse d’avouer sa victoire et retrouve dans sa vie le complexe d’Achille qu’il a vaincu dans son œuvre. Un espace infinitésimal le sépare toujours encore de son but :
‘Pourtant, Giacometti n’est pas content. Il pourrait gagner la partie sur l’heure : il n’a qu’à décider qu’il l’a gagnée. Mais il ne peut s’y résoudre, il remet sa décision d’heure en heure, de jour en jour ; parfois, au cours d’une nuit de travail, il est tout près d’avouer sa victoire ; au matin tout est brisé. Craint-il l’ennui qui l’attend de l’autre côté du triomphe, cet ennui qui morfondit Hegel lorsque celui-ci eut imprudemment bouclé son système ? Ou peut-être c’est la matière qui se venge. Cette divisibilité infinie qu’il a chassée de son œuvre, peut-être renaît-elle sans cesse entre lui et son but. Le terme est là, pour l’atteindre il faut mieux faire. Voilà qui est fait : à présent il faut faire un peu mieux. Et puis encore un tout petit peu mieux : ce nouvel Achille n’atteindra jamais la tortue ; un sculpteur, d’une manière ou d’une autre, doit être la victime élue de l’espace : si ce n’est dans son œuvre, ce sera dans sa vie1912.’La conclusion de l’article de Sartre montre son impuissance à quitter le plan traditionnel de l’art et de la littérature vécues comme ayant leur fin en elles-mêmes. Il reste sur le plan des grands exemples philosophiques et sur celui du mythe, inventant pour le sculpteur un supplice semblable à celui de Tantale ou de Sisyphe. Plus loin il le compare à Harpagon, qui s’accroche en vain à ses statues « comme un avare à son magot ».
Le Giacometti de Sartre joue la comédie et ne poursuit son œuvre que pour donner le change. Il n’avance plus qu’en illusion et pourrait aussi bien s’arrêter là. Et pourtant Sartre prophétise, annonce à la lettre ce qui vient de se passer au moment où paraît L’Éphémère et la fétichisation en marche qui aboutira à l’embaumement de l’atelier décrit dans Autres heures, autres traces… 1913 : il « mourra avant de finir ». Des hommes vont « entrer chez lui, l’écarter, emporter toutes ses œuvres et jusqu’au plâtre qui couvre son plancher ». Si le sculpteur a un « air traqué », ce n’est pas d’angoisse devant un but impossible, mais de se savoir la proie d’autrui, qui ne considère que sa victoire extérieure : « il nous appartient »1914. Sartre évoque encore de grands inachèvements littéraires : Dostoïevski rêvant de donner une suite aux Karamazov et Kafka demandant qu’on brûle ses livres. Eux aussi ont gagné pour nous qui savons ce qu’ils ont fait et non pas ce qu’ils voulaient faire1915. Et certes Giacometti sera le premier à reconnaître à l’occasion la relativité de son échec et la valeur de ce qu’il a accompli, mais Sartre se trompe lorsqu’il affirme : « à peine a-t-il [fait ces statues] qu’il est déjà au-delà à rêver de femmes encore plus minces, encore plus longues, encore plus légères et c’est grâce à son œuvre qu’il conçoit l’idéal au nom duquel il la juge imparfaite »1916. Sartre a été plus lucide ailleurs sur l’élongation. En effet Giacometti ne rêve pas de femmes plus minces comme on rêverait de parfaire un style, il ne conçoit pas non plus d’idéal à partir de son œuvre, l’idéal est cette chaise devant lui, ce verre, cette tête, et l’œuvre est par nature imparfaite s’il « existe » comme l’affirment les poètes de L’Éphémère « une approche du réel dont [elle] est seulement le moyen ». Le monde n’est pas fait pour aboutir à un beau livre ou à une belle œuvre, mais le livre ou l’œuvre trouvent une justification suffisante s’ils nous font « découvrir un peu le monde extérieur »1917.
Jacques Dupin, entretien accordé à la revue Prétexte, n°9, Paris, Printemps 1996, p. 46.
Avec Pierre Reverdy qui se révèle presque trop proche dans son ressassement acharné de Giacometti pour écrire sur lui.
René Char, Dans l’atelier du poète [1996], édition établie par Marie-Claude Char, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2007, p. 723.
Voir Jean Paulhan / Francis Ponge, Correspondance 1923-1968, Paris, Gallimard, 1986, lettres 666 à 668.
« Voici les poèmes d’un garçon de 22 ou 23 ans, André du Bouchet, où brillent de belles qualités et de riches promesses, il me semble… Je serais content qu’ils passent dans les Cahiers. Voulez-vous les y présenter ? » Francis Ponge/Jean Tortel, Correspondance 1944-1981, Paris, Stock, coll. « Versus », 1998, p. 75.
André du Bouchet, « Le Verre d’eau ou le dénouement du silence », Critique, n°45, 1950 et « À côté de quelques mots relevés chez Francis Ponge », Cahier de l’Herne, n°51, 1986, pp. 54-67 ; Francis Ponge, « Pour André du Bouchet (quelques mots) », L’Ire des vents, n°6-8, février 1983.
Voir Anne de Staël, « Chronologie d’André du Bouchet », L’Étrangère, n°14-15, « André du Bouchet 1 », numéros coordonnés par François Rannou, Paris-Bruxelles, La lettre volée, juin 2007, p. 372.
Voir chapitre suivant.
Jacques Dupin, TPA, p. 52. Voir Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société, K. éditeur, Paris, 1947, p. 29.
Voir chapitre VIII.
L’Éphémère, n° 8, hiver 1968, p. 27.
Voir Francis Ponge, JS, p. 621.
Dans cette liste, il serait justifié d’ajouter le nom de Paul Celan. Giacometti est le sujet d’échanges avec sa femme, elle-même artiste graveur, dans leur correspondance, et le poète écrit en 1968 à partir de sculptures de Giacometti le poème intitulé « Les Dames de Venise » : « Keine von euch / sah die los- / schwirrende Keule / euch gegenüber ? / Dieser scheinbar / Schreitende / wars ». Michèle Finck dans « Celan et Giacometti », Peinture et littérature au XX e siècle [Actes du colloque de Strasbourg, 3-6 novembre 2004], Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2007, pp. 38-39, propose de ce poème la traduction suivante : « Aucune d’entre vous / N’a vu la pro- / jetée la sifflante / massue / lancée face à vous ? / Celui qui semble / marcher / c’était / lui. » Pour la question du rapport entre Celan et Giacometti, nous nous permettons de renvoyer à cet article (ibid., pp. 33-48) qui nous semble dire l’essentiel et propose un rapprochement très éclairant avec les écrits d’Yves Bonnefoy sur les mêmes sculptures.
Les trois derniers forment le comité de rédaction avec Louis-René des Forêts, le seul de tous les membres successifs du comité à n’avoir pas écrit sur Giacometti, même s’il en a eu le projet
Poème écrit « en mémoire d’Alberto Giacometti », p. 5.
Le texte de Denis Hollier sur « L’Œil pinéal » comporte des références directes à Documents, voir n°3, p. 9 et p. 11.
Voir chapitre deux.
Alain Mascarou, Les cahiers de « L’Éphémère », 1967-1972. Tracés interrompus, Paris, L’Harmattan, 1998 [Ouvrage publié à partir de sa thèse : « Traces d’un désœuvrement. Les Cahiers de "L’Éphémère" (1967-1972) », sous la direction de Marie-Claire Dumas, Paris VII, 1996. (Numéro national de thèse : 1996PA070045)], pp. 135-136.
Ibid., p. 136.
Expression de Louis Barnier, citée par Alain Mascarou, idem.
André du Bouchet, entretien du 15 octobre 1989 avec Alain Mascarou.
Il est indispensable de garder ces réflexions en tête lorsque nous aborderons les textes d’André du Bouchet consacrés à Giacometti.
Alain Mascarou, ibid., p. 138.
Idem.
Idem.
André du Bouchet, QPTVN, p. 33.
Ibid.., p. 31.
Alain Mascarou, ibid., p. 138.
Pascal Quignard, Petits traités I, Paris, Maeght, 1990, p. 123 : « quant à l’unité de ce qui est vu, ou lu, ce n’est pas la page, ni deux, mais ce qu’on désigne assez curieusement du nom de « double page ».
Aaron Kibédi-Varga, « Écrire et voir », Autour d’André du Bouchet, op. cit., p. 118.
Alain Mascarou, ibid., p. 139.
Voir L’Éphémère, n°1, Éditions de la Fondation Maeght, pp. 92-93.
Voir L’Éphémère, n°8, p. 70 et p. 115.
Voir L’Éphémère, n°11, pp. 358-377.
Alain Mascarou, idem.
Ossip Mandelstam, « La Physiologie de la lecture est à étudier », L’Ire des vents, n°13-14, 1986, p. 189.
Alain Mascarou, idem.
Ibid., p. 141.
Yves Peyré, Dans la rectitude d’un emportement, André du Bouchet, Bibliothèque municipale d’Avignon-CNL, 1988, p. [16].
Voir André du Bouchet, « Et ( la nuit », QPTVN.
André du Bouchet, « Sur le pas », Dans la chaleur vacante, suivi de Ou le soleil, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1991, p. 95.
Alain Mascarou, ibid., p. 142.
L’Éphémère, n°1, p. 70.
Yasmine Getz – ibid., p. 193 – parle d’une « manière dialogique », au sens où Martin Buber l’entend, pour caractériser les jeux de renvois des textes entre eux, des œuvres entre elles, des œuvres aux textes, des textes aux œuvres, mais on attend encore une étude d’ensemble sur le « travail de l’image » dans L’Éphémère à l’instar de celle entreprise par Georges Didi-Huberman pour Documents.
L’Éphémère, n°1, p. 102.
Propos recueillis par Monique Pétillon, « À la croisée des langages (Entretien avec André du Bouchet) », Le Monde, 20 avril 1990. Reproduit dans L’Étrangère, n°14-15, op. cit., p. 282.
David Sylvester, ibid., p. 130.
Sur le choix de cette figurine, voir Alain Mascarou, ibid., p. 109 : « Cette effigie de Giacometti, décalée et réduite, en guise de couverture, a la force d’un manifeste, mais elle visualise aussi l’autre aspect de la revue, auquel le « prière d’insérer » ne faisait qu’allusion, sa vocation à confronter expériences poétiques et plastiques.
[…] Choisi par ses amis après la mort de Giacometti, ce Nu debout, reproduit sans référence aucune, ni de titre, ni de date (on sait d’ailleurs la difficulté de l’artiste lui-même à donner ces indications), ni d’auteur, sert d’abord de titre figuratif, d’icône à un numéro consacré en partie à Giacometti. Mais si par son retour en couverture des autres cahiers de L’Éphémère, il en devient l’emblème, il sert aussi de signature à l’artiste. Le refus de la légende (de « ce qui est à lire ») peut aussi bien marquer une appropriation de l’image qu’une réticence, au contraire, à l’enclore sous une désignation.
La juxtaposition bien sûr du titre et du dessin invite aux effets d’allers et retours de l’un vers l’autre. Cette silhouette-flamme (l’image du feu, de la foudre, est récurrente chez les poètes de L’Éphémère à propos de Giacometti), c’est le surgissement du réel absolu, l’avènement du jour, la trouée du sensible. En même temps, le primitivisme et la modernité du dessin font refluer sur le nom de la revue un éclat, une palpitation, une déchirure aussi, tant la silhouette de Giacometti semble vibrer entre faire et défaire, en toute illisibilité clignotante [Jacques Dupin, « La Ligne de rupture », Dehors, Le Corps clairvoyant, 1963-1982, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1999, p. 212] : son coefficient de présence est lié à cette énigme de l’insituable ».
André du Bouchet, in L’Étrangère N°14-15, op. cit., p. 283.
André du Bouchet, « Notes de lecture », le titre est de François Rannou qui précise que ces notes ont été prises « lors de la préparation des émissions radiophoniques sur France-Culture : « Promenades ethnologiques » (été 1981). Elles nous semblent éclairer rétrospectivement L’Éphémère. Notes publiées dans L’Étrangère, n°14-15, op. cit., p. 117.
Idem.
« À l’automne 1964, pendant un séjour d’Alberto Giacometti à Londres, la B.B.C. a enregistré deux entretiens du sculpteur avec David Sylvester, dont nous reproduisons un fragment transcrit en collaboration avec J[acques] D[upin]. Ils paraîtront intégralement dans la monographie de David Sylvester actuellement en préparation », L’Éphémère, n°18, automne 1971, p. 259. La monographie en question paraîtra finalement en 2001 sous le titre En regardant Giacometti, op. cit.
Paul Celan, « Le Méridien », L’Éphémère, n°1, p. 7.
L’Éphémère, n°1, p. 110.
L’Éphémère, n°1, p. 126.
Voir chapitre XIV.
Voir L’Éphémère, n°8, pp. 70-115.
« Nous remercions Madame Annette Giacometti et Monsieur Tériade de nous avoir autorisés à reproduire le texte et quatorze lithographies de l’ouvrage publié par les éditions Verve ». L’Éphémère, n°18, automne 1971, p. 259.
Alberto Giacometti, « Paris sans fin », L’Éphémère, n°18, p. 163.
Rainer Maria Rilke, « Lettres sur Cézanne », L’Éphémère, n°18, p. 237.
… où Giacometti fut enterré en janvier 1966.
Alberto Giacometti, « Paris sans fin », L’Éphémère, n°18, p. 163.
Lettre de Jacques Dupin à Gaëtan Picon, Les Sallèles, 10 août 1966. Citée par Alain Mascarou, Les cahiers de « L’Éphémère », 1967-1972. Tracés interrompus, op. cit., p. 72 :« J’ai regagné l’Ardèche avec une grande faim de solitude et de travail. Mais ce texte sur le Écrits de Giacometti me fait peur. J’espère aussi pouvoir achever une suite de poèmes en chantier ».
Voir chapitre XVI.
Voir Alain Mascarou, ibid., p. 32.
Ibid., p. 34.
Voir idem.
Claude Esteban, « L’Espace et la fièvre », Nouvelle Revue Française, Paris, 15 janvier 1967, pp. 119-127.
« Autres ‘Pierres…’ » (voir chapitre XVI).
Yves Bonnefoy, « L’Étranger de Giacometti », L’Éphémère, n°1, 1967. Repris dans L’Improbable et autres essais [1980], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, p. 326.
L’Éphémère n°12, p. 555.
Monique Pétillon, « Poète de l’abrupt (Entretien avec André du Bouchet) », L’Étrangère, n°14-15, op.cit., pp. 124-125.
Samuel Taylor Coleridge, « Carnets [1796-1804] », L’Éphémère, n°16, p. 347.
André du Bouchet, « Notes de lecture », L’Étrangère, n°14-15, op.cit., p. 116.
Ibid., p. 116-117.
Voir David Sylvester, ibid., p. 17.
Voir Collot, Michel, « ‘D’un trait qui figure et qui défigure’ : Du Bouchet et Giacometti », Écritures contemporaines n°6, André du Bouchet et ses autres, textes réunis et présentés par Philippe Met, lettres modernes minard, Paris-Caen, 2003, pp. 95-96.
Gaëtan Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, Paris, Gallimard, 1976 ; Philippe Jaccottet, L’Entretien des muses, Paris, Gallimard, 1968, p. 300.
Michel Collot, ibid., p. 96.
Idem.
Yasmine Getz, « Au lieu de ‘L’Éphémère’ », Jacques Dupin L’injonction silencieuse, sous la direction de Dominique Viart, Paris, Éditions de la Table Ronde, 1995, p. 194.
Cité par Yasmine Getz, « Au lieu de ‘L’Éphémère’ », op. cit., p. 194.
Voir Michel Collot, « ‘D’un trait qui figure et qui défigure’ du Bouchet et Giacometti » et Valéry Hugotte, « ‘Deux murs se font face’. Jacques Dupin et André du Bouchet, une écoute », Écritures contemporaines, n°6, « André du Bouchet et ses autres », textes réunis et présentés par Philippe Met, Lettres Modernes Minard, Paris-Caen, 2003.
Entretien avec Yves Bonnefoy au Collège de France le 6 juillet 2004.
Entretien public donné en marge de l’exposition Giacometti/Dupin à l’hôtel de Castillon, Aix-en-Provence, 12 oct.-13 déc. 2007.
Voir Anne de Staël, « Chronologie d’André du Bouchet », L’Étrangère, n°14-15, op. cit., p. 372.
Voir chapitre IX.
Voir Alain Mascarou, ibid., p. 101.
Déclaration d’intention citée par Yasmine Getz, ibid., pp. 187-188.
Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 295. Nous soulignons.
Ibid., p. 299. Nous soulignons.
Ibid., p. 294. Le lien du titre de la revue à Giacometti fait également signe vers le premier essai de David Sylvester sur l’artiste, pour l’exposition de Londres en 1955, intitulé Perpetuating the transient [traduit en français par Perpétuer l’éphémère]. Voir Alberto Giacometti : Sculptures, Paintings, Drawings, Londres, Tate Gallery, 17juillet-30 août 1965. Publié par le Arts Council of Great Britain.
Dans « Lectures de Giacometti », revue d’Esthétique, t. XXIV, n°1, 1971, p. 90, Renée Riese Hubert note : « Ainsi, à travers la fréquentation de Giacometti et de son œuvre, se sont noués des liens entre Sartre et un groupe de poètes dont, à l’exception de Ponge, il n’a guère parlé dans ses Situations. Les questions soulevées dans « La Recherche de l’absolu » n’ont pas manqué d’influencer ceux qui ont parlé de Giacometti par la suite : ils ont poursuivi le dialogue avec le visible en transformant les problèmes abordés en rapports existentiel ». Peu d’analyses réellement pertinentes dans cet article paru du temps de L’Éphémère. Dupin, du Bouchet et Bonnefoy y sont supposés avoir voulu exprimer « ce qu’il y avait de bouleversant et, surtout, d’indéchiffrable dans [l’œuvre de Giacometti], désormais reconnue et célèbre » (p. 84).
D’un trait qui figure et qui défigure, op. cit., titre du dernier ouvrage d’André du Bouchet consacré à Alberto Giacometti.
Jean-Paul Sartre, ibid., pp. 303-304.
Michel Leiris, « Autres heures, autres traces », op. cit.
Jean-Paul Sartre, ibid., pp. 304-305. André Lamarre (ibid., pp. 244-248) remarque le double sens de la compréhension sartrienne, qui est aussi une puissance de préhension : qui comprendra l’autre ? Dans La Recherche de l’absolu, l’identification du critique à l’artiste favorise la progressive émergence d’un « nous » précédant l’antagonisme final entre « lui » et « nous » : nous savons ce qu’il a fait et il l’ignore. L’appropriation apparaît comme le processus central de l’attitude sartrienne. La « connaissance est une chasse » [L’Être et le néant, op. cit.,p. 639] et Giacometti est « traqué » [« La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 226].
Voir Jean-Paul Sartre, ibid., p. 304.
Jean-Paul Sartre, ibid., p. 304.
Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 244.