1) Surréalistes à floraison tardive

Giacometti est loin d’être un inconnu pour Francis Ponge lorsque Zervos lui demande le texte pour Cahiers d’art, et il ne peut qu’être frappé par la gémellité de leur trajectoire. Ponge a en effet adhéré au surréalisme au moment du Second cadavre, croisant Leiris, Queneau ou encore Artaud qui se retiraient1922. Or, peu après nous avons vu qu’une recrue essentielle, malgré son amitié pour Bataille et Leiris et une attention toujours vive à ce que publiait Documents, allait rejoindre à son tour le groupe diminué. Alberto Giacometti allait lancer la mode des objets surréalistes et donner avec Dalí un nouveau souffle au mouvement. Le sculpteur renvoie donc à Ponge l’image de son propre parcours : ils sont de la même génération dont certains se sont épuisés dans les feux d’artifice du surréalisme alors que d’autres se préparaient à faire œuvre de plus « longue haleine »1923. Son Giacometti est un texte de « génération », un retour réflexif sur le devenir d’un groupe de poètes et d’artistes de son âge. Mais face à cet autre quinquagénaire dont l’œuvre arrive à maturité, il s’agit surtout de s’interroger sur la maturation elle-même : qu’est-ce qui génère les grandes œuvres, quelles sont les qualités qui produisent les grands artistes ? Ponge est resté peu de temps au sein du groupe surréaliste, le quittant au bout d’un an « pour une raison parfaitement surréaliste » : il poursuit une jeune fille (sa future femme), « puisque la beauté adolescente doit être arrachée à sa famille ancienne, à la rhétorique ancienne ». Ponge relie sa sortie du surréalisme à l’enlèvement de Juliette par Roméo dans le palais des Capulet, et se souvient des paroles de Roméo : « Sombres comme nous sommes, dit-il à ses compagnons, […] c’est nous qui porterons la lumière »1924.

Ponge retourne donc à la vieille rhétorique pour lui arracher la beauté adolescente comme Giacometti retourne à la peinture ancienne, celle qui exige de faire asseoir cette beauté face au peintre pendant des heures même si tout le monde sait ce qu’est une tête, et ce n’est pas un hasard si l’image de Roméo à la fête des Capulet surgit dans le dossier préparatoire à son texte sur Giacometti que Ponge publie en 1964 sous le titre Joca Seria. Notes sur les sculptures d’Alberto Giacometti 1925. Ce n’est qu’au terme de cette éclipse que Ponge sortira de l’obscurité avec la publication en 1942 du Parti pris des choses et il peut écrire : « Quelques-uns donc parmi notre génération différèrent de se produire. Comme ils le purent ; à leur façon. Ce n’étaient pas les moins forts, ni les moins sensibles : on s’en aperçoit seulement »1926. C’est là faire bon marché d’une œuvre qui pour le cas d’Alberto Giacometti fut loin d’être négligeable. Ponge choisit délibérément d’ignorer ces premières fleurs pourtant délicates – pas plus que Sartre il ne fait allusion aux œuvres surréalistes de Giacometti – pour travailler plus en profondeur la métaphore végétale et découvrir au faîte des œuvres qui véritablement résistent, le « turion de la vie » :

‘C’est qu’ils s’y tenaient au cœur, en tiges, longtemps cachés par de plus brillants et caducs développements latéraux. Ceux-ci déjà se flétrissent, dont je parlerais moins volontiers, qui par leur réunion convergente d’abord formèrent la pointe en bouton ; puis furent un temps les plus magnifiques. On en fait déjà des fagots pour chauffer la marmite des rustres – tandis qu’on respecte les premiers, depuis qu’on aperçoit à leur faîte le turion de la vie. On n’en finira plus commodément avec eux. Plus tard, ils feront des mâts de navires, – et longtemps, dans la nuit de l’avenir, c’est d’eux que dépendra le balancement des étoiles1927.’

Des artistes surréalistes, qui un temps ont pu faire illusion par un effet de masse, leur « réunion convergente », les œuvres sont « caduques ». Décimées à l’automne, elles servent de petit bois mort pour quelque basse cuisine alors que s’affirme dans les autres le « turion de la vie ». Le turion est le « bourgeon souterrain ou formé à fleur de terre par une plante vivace », mais Robert Melançon suggère de comprendre l’image plutôt en fonction d’une seconde acception, que relève Littré : « Pousse qui s’allonge beaucoup avant de produire des feuilles »1928 ». L’élongation caractéristique des sculptures de Giacometti guide la progression métaphorique des « turions » aux « mâts » qui font signe vers les générations futures et trouve sa source dans le premier paragraphe où les statuettes de Giacometti sont les « étamines » dévoilées par une génération « à l’heure de son complet épanouissement »1929.

L’autre point commun entre ces deux poussées tenaces est le rôle joué dans cette « pro-duction » différée, c’est-à-dire dans leur arrivée sur le devant de la scène par la légitimation octroyée par le philosophe le plus en vue de leur génération – il a quatre ans de plus que Giacometti, six de plus que Ponge : Jean-Paul Sartre. L’ Homme et les choses, lecture minutieuse du Parti-pris des choses, paraît en juillet-décembre 1944 dans la revue Poésie 44, quatre ans avant La Recherche de l’absolu. Malgré le succès de l’exposition à la galerie Pierre Matisse à New-York, il faudra pourtant attendre encore trois ans pour que la galerie Maeght organise en 1951 la première exposition personnelle de Giacometti en France depuis 19 ans. Francis Ponge assiste au vernissage. Giacometti est donc en passe d’être reconnu comme un artiste majeur de son époque lorsque Christian Zervos commande au poète un texte pour Cahiers d’art. Mais les deux hommes ne se redécouvrent pas à cette occasion. Ils se sont vus régulièrement depuis la fin de la guerre, déjeunant avec René Char1930, ou pour une de ces visites à l’atelier qui donnèrent à Giacometti l’occasion de présenter Jean Hélion à Ponge1931, qui dès la guerre commence à fréquenter assidûment les peintres, premiers lecteurs du Parti pris des choses, et à écrire sur eux.

Notes
1922.

« C’est à ce moment-là, lorsqu’on leur donnait le coup de pied de l’âne et qu’on disait que c’était fini que j’ai écrit à [Breton, Aragon et Éluard] en leur disant : ‘Il y a longtemps que je m’intéresse à ce que vous faites […]’ », voir Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard/Seuil, 1970, p. 74.

1923.

André du Bouchet, QPTVN, p. 24.

1924.

Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, op. cit., p. 75.

1925.

Voir JS, p. 618.

1926.

RSAG, p.579.

1927.

Idem.

1928.

OC II, n. 6, p. 1552.

1929.

RSAG, p. 578.

1930.

En novembre 1950, voir « Chronologie », OC II, pp. XXIV-XXV.

1931.

En décembre 1946, voir ibid., p. XXII.