2) Un texte de commande

« Réflexions sur les statuettes, figures et peintures d’Alberto Giacometti » est donc un texte de commande et qui s’assume comme tel. Francis Ponge apparaît comme l’un des poètes les plus lucides quant aux rapports entre peintres et écrivains, peut-être le plus soucieux d’une objectivation des conditions économiques de production de ce genre de textes. Son cynisme ostentatoire contrebalance l’angélisme habituel de cette légitimation réciproque. Joca Seria est l’occasion de multiples réflexions sur ce sujet :

‘Le lecteur ne suppose pas que j’aille lui faire des confidences. Les productions de Giacometti sont à vendre. La publication où paraîtront ces lignes l’est aussi. Non ces lignes. M. Ch. Zervos ne m’en donnera pas un sou, ni personne. Cette salade, ça ne vaut pas grand’chose, personne n’en demande ; elle est offerte par-dessus le marché ; beaucoup la repousseront sur le bord de l’assiette.’

Ponge, matérialiste et dans une situation matérielle difficile, se révèle particulièrement attentif aux inconséquences du marché de l’art et aux aléas du monde éditorial, à une situation générale qui rend l’atelier des peintres incomparablement plus lucratif que celui des poètes. Parfois, pour compenser cette injustice, ils leur font l’aumône d’un frontispice ou de quelques gravures, ou leur cèdent un tableau qu’ils pourront revendre à bon prix. Est-ce par pure générosité ? C’est oublier trop vite que « les peintres ont besoin qu’on parle de leurs peintures ». C’est pourquoi de la situation matérielle si différente des peintres et des écrivains les écrivains à leur tour profitent car « les peintres veulent aussi profiter des écrivains »1932. Mais « le monde n’est pas forcément toujours si méchant », et d’autres raisons que celles de l’intérêt pur sont envisagées par Ponge dans la longue réflexion qu’il consacrait déjà à ce sujet en janvier 1945 dans Notes sur les Otages, peintures de Fautrier :

‘[…] il faut attirer le public.
On pourrait […] interdire toute parole.
Mais non, plus il y a de parole, plus il y a de public.
Donc, voici le public à la galerie. Le public se décide encore (parfois) autant sur idée que sur plaisir des yeux. On lui dit : c’est bien, pour telle ou telle raison. On lui fournit des raisons pour s’expliquer cela à lui-même et à ses amis. Il faut cela. Nous sommes chez les hommes, après tout. […] Espèce pas très sûre de ses désirs ou plaisirs. Espèce douchée, qui sait par expérience qu’elle se plaira demain (et puis toujours) à ce qui lui déplaît (le plus violemment) aujourd’hui. Mais encore, si elle savait cela, il n’y aurait pas besoin de paroles. Mais elle l’oublie, il faut le lui rappeler.
Or, quand même, quand on achète un tableau (cher), ne vaut-il pas mieux qu’il vous plaise demain et toujours plutôt qu’aujourd’hui même et aujourd’hui seulement ?
Alors écoutez ces messieurs littérateurs amis du peintre. S’ils sont devenus amis, ce peut être, évidemment, pour beaucoup de raisons (variées, diverses). Ils peuvent y avoir eu intérêt, bien sûr. Et il faut tenir compte de cela. Mais enfin, le monde n’est pas forcément toujours si méchant, si simplement, si uniment méchant. Il peut y avoir eu des raisons valables (j’entends valables aussi pour vous) à ces amitiés, un véritable goût de l’un pour l’autre. Alors, ça aussi, il faut en tenir compte.
Écoutez ces messieurs littérateurs amis du peintre : gens de goût par définition, et qui ont fait leurs preuves (littéraires). Car eux, ils ont emporté ces tableaux chez eux, les ont gardés un bon bout de temps. Ça c’est une garantie. Et ils en disent du bien. Voilà qui peut être déterminant. Non ?1933

Le texte de Ponge a cette particularité d’être le premier de ceux que nous abordons à exhiber prosaïquement ses conditions matérielles de production et à aborder sous un angle sociologique et économique les relations entre poètes et peintres. Il nous dévoile les vocations artistiques comme étant sociologiquement déterminées – Giacometti est fils de peintre « né dans l’ère des objets d’art »1934 – et les affinités électives entre écrivains et artistes comme étant aussi une coalition d’intérêts. L’expert en germinations se doit d’examiner toutes les composantes du terreau, il est plus libre alors d’en découvrir d’autres.

Rendant visibles les conditions de possibilité de sa prise de parole et ce qui le relie à son objet, Ponge avec la publication de Joca Seria se révèle de plus assez proche de Giacometti dans son attention à ne pas gommer sa présence d’observateur. Il porte sur Giacometti un regard situé dans un champ littéraire et artistique donné. Ce texte de commande fait retour sur son origine et sur l’horizon de sa réception : servir d’ornement aux œuvres exposées au risque de se voir laissé sur le bord de l’assiette. Ponge était-il plus déterminé qu’un autre à entrer dans ce genre de rapports, étant l’un des rares poètes de son époque à qui il soit possible de commander un texte sur l’électricité1935 comme un bourgeois hollandais aurait commandé son portrait, ou à s’installer devant une pomme de terre comme Cézanne devant la Sainte Victoire. Cette condition de poète « figuratif » l’a poussé à s’intéresser principalement à des artistes figuratifs, parmi lesquels Giacometti apparaît comme une figure incontournable.

Ponge affiche son intention, dans ces « proses nées de [ses] établis » de traiter ces peintres « pas tout à fait comme des choses, mais enfin à [sa] manière »1936 et prévient d’emblée son lecteur : « Bien que l’évocation de plusieurs ateliers fameux t’y soit promise et que la raison principale de ta visite, la voilà, tu ne vas pénétrer pourtant, ici, que dans l’un des miens »1937. Malgré cette mise en garde, Robert Mélançon invite à ne pas sous-estimer la valeur de L’Atelier contemporain du point de vue de la critique d’art : « On y trouve un tableau partiel, partial et passionné, d’autant plus révélateur de l’école de Paris au cours d’une période de 25 années approximativement, de 1945 à 1970 », avec quelques « grandes figures » (Braque, Picasso, Fautrier, G. Richier, Hélion…) et quelques grandes absences (les tachistes)1938. C’est assez dire que si Ponge accepte la commande, il n’est pas prêt à accepter n’importe quelle commande. Il y pose en effet deux conditions. Il faut que la commande « soit faite par des gens qui accepteront ce que j’ai à dire » – ce qui n’ira pas forcément de soi avec Giacometti, nous y reviendrons – et surtout qu’elle « soit en quelque façon […] dans [son] projet d’expression »1939.

Loin d’être uniquement une contrainte, la commande agit donc aussi pour Ponge comme un stimulant, et c’est d’ailleurs autour d’un extrait d’une pièce de commande de Malherbe que se construit le texte sur Giacometti. Le « Récit d’un berger au ballet de Madame, princesse d’Espagne », que Ponge ferait figurer en bonne place dans son anthologie personnelle de Malherbe1940, est une œuvre de circonstance qui célèbre l’alliance à venir entre la France et l’Espagne. Ponge, comme Malherbe, n’est peut-être « jamais [meilleur] que lorsque la circonstance l’y oblige »1941. Mais en quoi Giacometti, à qui Ponge consacre le plus long essai de l’atelier contemporain, entre-t-il au moment de sa commande dans le « projet d’expression » de Ponge ?

Notes
1932.

Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, op. cit., p. 90.

1933.

Francis Ponge, « Note sur les Otages, peintures de Fautrier », Le peintre à l’étude, OC I, p.99-100.

1934.

RSAG, p. 578.

1935.

Par « l’E.D.F. », voir « Questions à Francis Ponge », Ponge, inventeur et classique [actes du colloque de Cerisy-La Salle, 1975], édité par Philippe Bonnefis et Pierre Oster, Paris, 10/18, 1977, p. 422.

1936.

« Au lecteur », L’Atelier contemporain, OC II, p. 565.

1937.

Idem.

1938.

Robert Mélançon, « Notice » de L’Atelier contemporain, OC II, p. 1543.

1939.

Réponse à une question d’Alain Buisine, in « Questions à Francis Ponge », op. cit., p. 425.

1940.

« Choix pour la partie anthologie […] les pièces qu’il préféra lui-même : ‘Houlette de Louis houlette de Marie’ ». Voir Francis Ponge, Pour un Malherbe, OC II, p. 156.

1941.

Ibid., p. 46.