3) La question de l’homme

C’est à cette question que tente de répondre Shirley Ann Jordan dans le chapitre qu’elle consacre au texte de Ponge sur Giacometti dans l’ouvrage issu de sa thèse : The Art Criticism of Francis Ponge 1942. Elle propose d’y saisir le lien entre les textes sur Giacometti et le combat qui oppose au même moment Ponge avec l’homme1943, ce qui implique de repartir de la description par Sartre des hommes du Parti-pris des choses, vus commeles acteurs pétrifiés d’un « grand rêve nécrologique »1944. Pourtant, au moment où Sartre écrit ces lignes, Ponge est déjà en train, sous la pression de ses amis communistes, d’en tenter une plus subtile définition-description dans les « Notes premières de ‘l’Homme’ » (1943-44)1945, continuées par « L’Homme à grands traits » ( 1945-51)1946.

Les « Notes premières de ‘l’Homme’ » font suite dans Proêmes aux « pages bis » (1941-1944), dont Michel Collot note la « double fonction prospective et rétrospective » : Le Parti pris des choses y est resitué dans un « itinéraire existentiel, intellectuel et poétique » dont il n’est qu’une étape, destinée à être dépassée pour rejoindre l’homme, présenté comme le « but » ultime de sa démarche1947. Soucieux de réconcilier l’Existentialisme avec un nouvel humanisme, Sartre publie les « Notes premières de ‘l’Homme’ » dans le premier numéro des Temps modernes en octobre 1945. Cela incite Ponge à leur faire une place de choix dans les Proêmes : elles apparaissent comme le prélude au Grand Œuvre que tout le livre semble appeler1948. La révolution dans la représentation que l’homme se fait de lui-même semble avoir atteint un point crucial et Ponge veut accélérer l’apparition d’un homme nouveau.

Les deux textes de Ponge sur l’homme vont se déverser dans le travail sur Giacometti, mais pour comprendre comment, Mrs Jordan suggère d’en « étudier [la] nature et de se demander jusqu’où leur projet de produire la définition textuelle ultime de l’homme fut mené à bien »1949. Ce projet, étalé sur huit années, s’avère d’emblée problématique, même si Ponge tente d’en conjurer la difficulté par l’enthousiasme héroïque de sa déclaration d’intentions : « […] un sobre portrait de l’homme. Simple et complet. Voilà ce qui me tente. Il faudra tout dire en un petit volume… Allons ! À nous deux ! »1950. Les Pages Bis se présentent comme une réponse à l’absurdité de la condition humaine décrite dans le Mythe de Sisyphe de Camus, où Ponge s’insurgeant contre la résignation et l’inertie plaidait pour une acceptation lucide de la finitude et de la contingence : « Rien qui flatte le masochisme humain »1951. Le texte propose une manière plus saine de voir les choses, acceptant l’absurde mais lui déniant son coefficient tragique par l’acceptation du simple fait que le monde est irréductible à la compréhension humaine1952.

Mais le caractère trop théorique et sérieux de Pages bis finit par déplaire à Ponge, qui reprend différemment la question dans ses « Notes Premières », où les deux concepts-clefs sont l’équilibre entre les infinis et l’homme comme force créatrice : il est le seul être de la création à pouvoir re-créer le monde1953. Aux nostalgiques de l’absolu, Ponge oppose la faculté de l’homme de vivre dans le relatif1954, le considérant tour à tour comme un dieu qui se méconnait ou un « ludion »1955. Pourtant l’auteur prend peu à peu conscience qu’avec ce texte il ne fait que toucher « la partie émergée de l’iceberg »1956 : les quatre sections qui restent de « l’homme à grands Traits » ne proposent plus que la description d’aspects séparés de l’homme, abandonnant le projet d’une définition globale. Comme Giacometti à la même époque dans son athanor genevois, il cherche l’unité de l’homme et se heurte à la contradiction de ses parties, à la divisibilité infinie de sa matière d’où ne surnagent dans « L’Homme à grands traits » que quelques aspects fragmentaires. L’homme comme sujet est « beaucoup trop imposant […] trop touchant et trop vaste », conclut Ponge, il « m’impose trop de respect », « me décourage »1957. L’homme est « en-deçà de toute définition, sauf en tant qu’être naissant constamment à sa définition – ce qui est en dernier recours sa seule définition »1958 : « Non pas vois (ci) l’homme, mais veuille l’homme »1959. L’homme, qui refuse toute description, réclame un texte « heuristique », et Mrs Jordan suggère que le succès de ce texte réside paradoxalement dans la reconnaissance de son échec, son terme dans cette ouverture au futur1960 où se reconnaît le « projet » existentialiste : « l’homme est l’avenir de l’homme »1961.

Ce sujet d’élection sur lequel deux de ses textes sont venus buter, Ponge le retrouve donc opportunément lorsque Zervos lui demande d’écrire sur Giacometti. Il ne peut en effet que reconnaître le tour de force du sculpteur qui le tient captif et l’unifie en une « formule concrète », réduisant « le summum de la complexité à un glissement indifférencié de pure existence dont l’équivalent linguistique est le pronom ‘je’, neutre et universel »1962 :

‘L’homme indéfini que je suis, l’on voit enfin ce que c’est.
Moins qu’un ludion, moins qu’une grenouille de baromètre.
Cette entité mince et floue qui figure en tête de la plupart de nos phrases, ce je que tous, tant que nous sommes, sommes ; l’homme du « je pense donc je suis ».
Giacometti l’a pris au filet de sa sensibilité et du bronze.
Il a saisi cette apparition, ce spectre. Il nous le propose. Voici le nouveau Dieu, le nouveau Christ, non crucifié peut-être, mais flambé sur son bûcher de contradictions, sur le bûcher des valeurs détruites.
Comment le trouvez-vous ? Avez-vous compris ?1963

Shirley Ann Jordan nous montre donc combien les figures de Giacometti tombent à pic pour le poète empêtré dans son incapacité à trouver la bonne distance par rapport à son sujet. Le sculpteur lui fournit une occasion inespérée d’y revenir, non plus de manière abstraitement théorique comme dans le Mythe de Sisyphe de Camus, mais à partir de « figures tangibles »1964. Cette manière de revenir à son sujet possède de plus l’avantage de satisfaire le goût de Ponge pour les exposés indirects où il peut tresser à loisir une multitude de fils, mais l’objet de la thèse de Mrs Jordan est de montrer que c’est alors un nouvel usage possible de la critique d’art qu’il inaugure avec Giacometti, la critique comme « résistance »1965.

Notes
1942.

Shirley Ann Jordan, The Art Criticism of Francis Ponge, London, Modern Humanities Research Association, 1994, pp. 74-113.

1943.

 Ibid., pp. 74-75.

1944.

Jean-Paul Sartre, « L’Homme et les choses », Situations I, Paris, Gallimard, 1947, pp. 226-270. André Lamarre dans le chapitre de sa thèse consacré à Ponge souligne également combien la lecture de Sartre apparaît comme une puissante « projection-appropriation » de l’œuvre de Ponge à laquelle la dédicace piquante de « La Guêpe » propose une première réponse, complétée par le texte sur Giacometti. Lamarre analyse l’enrôlement de Giacometti dans ce règlement de comptes pour un « Ponge en Malherbe en Sartre en Giacometti en Ponge » où c’est paradoxalement le poète qui cherche à occuper le terrain de la philosophie. Voir « Le double je de Francis Ponge », Giacometti est un texte, op. cit., pp. 284-316. Mais Ponge ne se mésallie à la philosophie que pour mieux la répudier, et il s’agit surtout pour lui dans ce texte, nous allons le voir, de dégager le terrain propre des artistes en les distinguant des intellectuels.

1945.

Voir Proêmes, OC I, pp. 223-230.

1946.

Voir Méthodes, OC I, pp. 616-621.

1947.

Michel Collot, notice de Proêmes, OC I, p. 960.

1948.

Ibid., p. 961.

1949.

 « To understand how, it is important to study their nature and to ask how far their aim to provide the ultimate textual definition of man was realized », Shirley Ann Jordan, ibid., p. 77 (toutes les citations sont traduites par nos soins, le livre n’étant pas disponible en français).

1950.

« Notes premières de ‘L’Homme’ », Proêmes, op. cit., p. 227.

1951.

« Pages bis », Proêmes, op. cit., p. 210.

1952.

Voir Shirley Ann Jordan, ibid., p. 78.

1953.

Voir Francis Ponge, « Notes premières de ‘L’Homme’ », op. cit., p. 225.

1954.

Ibid., p. 224.

1955.

Ibid., p. 227.

1956.

« the tip of the iceberg », Shirley Ann Jordan, ibid., p. 79.

1957.

Francis Ponge, « Notes premières de ‘L’Homme’ », op. cit., p. 229.

1958.

« The generic Man is forever beyond definition except as a being constantly coming into definition – a fact which is ultimately his definition […] », Shirley Ann Jordan, idem.

1959.

Francis Ponge, « Notes premières de ‘L’Homme’ », op. cit., p. 230.

1960.

« The success of this text is in its admission of failure, its closure in its opening to the future », Shirley Ann Jordan, ibid., p. 80.

1961.

Francis Ponge, « Notes premières de ‘L’Homme’ », op. cit., p. 230.

1962.

« […] reducing the ultimate in complexity to an undifferentiated slip of pure existence whose linguistic equivalent is the neutral, universal pronoun ‘je’ », Shirley Ann Jordan, idem.

1963.

Francis Ponge, JS, p. 637.

1964.

Shirley Ann Jordan, ibid., p. 80.

1965.

D’où le titre de son essai : « corrective criticism » : « Like all his texts on objects, Ponge’s work on Giacometti is fundamentally, and above all, a corrective » (Ibid., p. 83).