Il est faux de croire que Giacometti cherche à exprimer l’absurdité de la condition humaine, il ne fait qu’exprimer en sculpteur et en peintre des problèmes de sculpteur et de peintre : son désir de saisir la réalité et son impossibilité de le faire. En ce sens Giacometti n’est pas reconnu pour ce qu’il cherche réellement à faire, son succès d’après-guerre est dû en grande partie à la projection sur lui des angoisses d’une époque, mais lui n’a jamais cherché à exprimer la solitude métaphysique : « La sculpture n’est pas, pour moi, un bel objet mais un moyen pour tâcher de comprendre un peu mieux ce que je vois, pour tâcher de comprendre un peu mieux ce qui m’attire et m’émerveille dans n’importe quelle tête […] »2005.
On le voit, sa vision de la réalité, loin d’être exclusivement vouée à la dépression et à la négativité comme le laisse entendre Mrs Jordan, se fait volontiers enthousiaste et passionnée. L’homme lui-même était le contraire d’un ermite, et selon de multiples témoignages, un causeur insatiable2006 qui aurait donné son œuvre pour une conversation. À la lecture de Joca Seria, on s’aperçoit que c’est le 31 juillet que Ponge à partir de certaines impressions projette sur ces figures ses préoccupations du moment au sujet de l’homme, et en fait le relai d’une philosophie qu’il entend combattre. Lorsqu’il écrit que Giacometti « cherche une conception de l’homme »2007, Ponge déplace insensiblement vers le concept ce qui n’est que l’expression de problèmes de vision, nous avons vu que Giacometti cherchait alors davantage une « perception » qu’une « conception » de l’homme. L’article de Sartre, que Mrs Jordan désigne avec raison comme l’une des cibles de Ponge dans cet article, se montre d’ailleurs infiniment plus à l’écoute du projet global de l’œuvre que cette simple réduction à l’expression de l’absurdité de la condition humaine et de la solitude métaphysique qu’elle en retient.
Le 3 août, Giacometti est implicitement rangé dans la catégorie des « peintres et poètes métaphysiciens ». De plus, Ponge qui dans L’Atelier contemporain se propose de nous introduire dans l’atelier des peintres décrit très peu Giacometti au travail (seules quelques allusions à son « canif »), contrairement à la plupart des autres textes. Et si l’on peut, avec Robert Mélançon, rapprocher les textes de Ponge sur l’art de la Vie des hommes illustres de Plutarque, Ponge y étant plus intéressé par les hommes que par les œuvres2008, il faut bien reconnaître que le texte sur Giacometti fait dans un premier temps exception à la règle. En effet ce sont vraiment les sculptures qui sont au centre de sa réflexion, même si les sculptures auxquelles il s’intéresse ne représentent qu’une petite partie de l’œuvre pourtant diverse de Giacometti : les figurines et les longues sculptures effilées. Non seulement l’œuvre surréaliste est, on l’a vu, passée sous silence, mais le dessin et la peinture, qui constituent pourtant une part non négligeable de l’exposition à la galerie Maeght en 1951 sont également négligés. Les reproductions accompagnant la parution de l’article dans Cahiers d’art sont à cet égard en décalage avec lui. Quelques rares allusions sont faites aux « animaux domestiques », aux « paysages »2009, à « sa pomme : celle de G. Tell ». Ponge se focalise sur la partie de l’œuvre du sculpteur qui sert son propos, alors que le titre de 1951 – « Réflexions sur les statuettes, figures et peintures d’Alberto Giacometti » – annonce qu’il va s’intéresser aussi aux « peintures » (elles disparaissent dans le sous-titre de Joca Seria, notes sur les sculptures d’Alberto Giacometti).
Pourtant l’intérêt pour l’homme n’est pas absent des réflexions de Ponge, et l’incite à réorienter le mouvement de ses Réflexions. Par exemple, Ponge tend parfois à interpréter la maigreur des sculptures selon des principes de figuration périmés. En manière de boutade, il songe ainsi à demander à Giacometti de « sculpter une femme obèse ». Cette remarque vaut comme trait d’humour, mais ne doit pas faire oublier que la maigreur des sculptures de Giacometti est sans rapport avec celle de ses modèles et que s’il sculptait une femme obèse vue d’assez loin, elle aurait à peu près l’apparence de ses sœurs squelettiques vues à la même distance. Cette remarque vaut également comme réponses aux nombreux passages de l’article de Mrs Jordan qui classent trop vite Giacometti parmi les contempteurs du corps. Les notes de Ponge sont plus mesurées, puisque certains passages de courte vue, où l’humour ou la volonté polémique autorisent quelques entorses à la pertinence critique, sont contrebalancés par des moments d’écoute véritable de l’œuvre et de son créateur :
‘Ne pas oublier ce qu’il m’a dit, sans doute la première fois que nous avons eu une conversation, au sujet de la maigreur de ses figures. Qu’il tendait à leur enlever le poids que les hommes cessent d’avoir quand ils bougent, quand ils vivent. Qu’en tout cas, il ne faudrait pas qu’une statue « grandeur nature », en bronze ou en marbre, pèse plus que le modèle (chair et os)2010.’Ce passage montre bien que Ponge corrige et réoriente son texte à la lumière des propos de Giacometti. Loin du métaphysicien absurdolâtre tombé « sur sa grosse tête » auquel le vulgaire le réduit, il sait dans certains plis de son texte découvrir un observateur scrupuleux des « corps vivants », attentif à leur fonctionnement biologique :
‘Ce que nous avons dit un autre jour, quant à la quantité d’eau (et d’air et de vide) entre les molécules dans un corps vivant. Cela, le bronze ni le marbre ne peuvent en rendre compte sinon par des artifices particuliers. Mais lui y pense toujours2011.’L’image de l’œuvre du sculpteur dans les textes de Ponge est donc plus complexe que ne le laisse percevoir l’article de Mrs Jordan. S’il peut être tenté dans un premier temps de l’assujettir à ses intentions polémiques, Ponge sait le désagrément qu’il y a pour un artiste à voir son œuvre servir de prétexte ou d’argument pour un débat d’idées.
Il était paradoxal de projeter des conceptions sur une œuvre qui précisément s’est efforcée d’arracher la figure humaine à tout concept. Il ne faut pas chercher l’expression d’une idée là où se posent des problèmes de peinture et de sculpture, et cette intuition peu à peu se fait jour dans les méandres du texte touffu de 1964. Désireux dans un premier temps de réduire le plus possible sa matière pour coller à son sujet, Ponge peut rendre plus pleinement justice à des dimensions éludées de la recherche de l’artiste en publiant des notes de travail où selon un processus finalement très proche de Giacometti se corrige graduellement sa vision. Ponge délaisse alors toute prétention objectivante pour le déploiement de ses tâtonnements dans une matière profuse et volontiers contradictoire. Il ne cherche pas à gommer ces contradictions mais les brandit finalement comme des gages de l’authenticité de son approche. C’est que la question de l’homme n’est pas seule en jeu, comme le laisse trop peu voir Mrs Jordan, et que Joca Seria déporte cette question qui était centrale dans le texte de 1951 vers celle de l’artiste qu’enrage l’expression. Ponge a en effet reconnu en Giacometti, et c’est l’une des clefs de leurs rapports, un artiste véritable.
Alberto Giacometti, « Diderot et Falconet étaient d’accord », Écrits, op. cit., p. 83.
Voir Jacques Dupin, « Une écriture sans fin », TPA.
Francis Ponge, JS, p. 615.
« Lorsque Ponge entre dans un atelier, il est sollicité par un type d’homme plus que par les tableaux, sculptures ou estampes que cet homme fait : ‘Aussi bien, les chocs émotifs ressentis au contact de cette espèce d’hommes, observés ‘à l’œuvre’ et dans leurs comportements quotidiens, tant éthiques qu’esthétiques, m’obligeaient-ils, de toute nécessité et urgence à en obtenir, si je puis dire, raison.’ », notice du Peintre à l’étude, OC I, p. 928.
JS, p. 615, mais « clairières » et « forêts » citées en exemples sont des titres de sculptures.
Ibid., p. 620.
Ibid., p. 620-621.