7) De l’absurde de l’expression à l’inachèvement perpétuel

Or, voici un bien étrange tour de passe-passe, puisque la corde à l’envi tendue de la lyre pongienne rend elle-même un son mûrement réfléchi avant d’en contrarier la note par un bouquet de dissonances : tout le temps passé à accorder son instrument est donné à entendre au lecteur. On a pu même remarquer que la disposition de ces textes dans L’Atelier contemporain au mépris de l’ordre chronologique pouvait donner l’impression que le second remplaçait le premier, le texte sur Giacometti étant le seul à apparaître sous deux formes. La première forme s’impose à Ponge en 1951 par un souci d’adéquation à son sujet et témoigne d’une forme d’estime il est vrai à double tranchant puisqu’elle le conduit à revenir vers l’illusoire perfection du texte abandonnée depuis le Parti Pris des choses : « Giacometti mérite un texte bref. Tels ceux que j’écrivais jadis (et que je suis encore capable d’écrire, personne qui n’en doute). Mais cette comédie a assez duré (je l’ai remplacée par une autre) »2052. Il y a une émulation ressentie par Ponge devant le « resserrement » de l’œuvre de Giacometti : « Son œuvre mérite qu’à son propos l’on soit bref (qu’on abrège) »2053. Savoir « réduire » sans pour autant « rapetisser » est en effet considéré par Ponge comme « difficile » et « méritoire »2054, d’où son effort imitatif pour obtenir la qualité de saisissement des sculptures de Giacometti : « Il faudrait n’avoir qu’une chose à dire et la serrer de près (à la fois la tenir à distance et la serrer de près) »2055.

Ce texte « grêle et menaçant » à l’image des sculptures de Giacometti que finalement il donne à lire dans Cahiers d’art est donc à la fois une forme d’hommage rendu à son modèle et, comme L’Abricot un peu plus tard2056, l’avatar attardé d’une comédie hors de saison, d’une esthétique périmée par dégoût de jouer toujours le même rôle. Mrs Jordan pose ces problèmes avec acuité2057, mais sa vision tronquée de l’œuvre de Giacometti les lui fait interpréter, pensons-nous, à contresens. Elle considère en effet la pulsion destructrice de Giacometti comme le revers de sa « nostalgie de l’œuvre parfaite »2058, de l’absolu, et de son « incapacité à exister dans le relatif »2059, qui seraient opposées à l’acceptation pongienne de la finitude manifestée dans le passage des textes ouverts aux textes fermés :

‘Plus profondément, alors, il est clair que pour Ponge la différence entre les textes ouverts et fermés est équivalente à la différence entre le rejet et l’acceptation de la contingence humaine et de la finitude. Ce qui caractérise les textes clos, c’est qu’ils affrontent l’expérience chaotique, non synthétisée, de la vie, en cherchant à lui imposer un ordre temporaire. Ils manifestent une volonté certaine d’éternité et un déni de la contingence. Les textes ouverts, à l’opposé, embrassent et perpétuent le relatif. Ponge plonge et retourne dans le chaos de l’univers dont il imite le style et la forme2060.’

La publication de « Joca Seria »est donc interprétée, dans son souci de corriger le texte précédent de sa perfection, comme une forme de leçon infligée à la « mauvaise foi »2061 du sculpteur qui nie le relatif et n’est pas capable d’estimer la valeur de l’échec au regard de l’absolu.

C’est prendre trop au pied de la lettre le titre de Sartre qui conclut au contraire sur l’insatisfaction de Giacometti, sans la prendre malgré tout au sérieux. Pourtant cette position ne se démentira pas et à mesure que Giacometti délaisse les longues figures étirées pour concentrer ses forces sur la réalisation de « bustes » et de « portraits », la notion d’œuvre achevée perd toute signification pour lui. Il ne s’agit plus de « finir » un tableau mais de savoir jusqu’où il est possible de porter son inachèvement, d’où les grands morceaux de toile négligés dans par exemple les derniers portraits de Caroline2062. Giacometti livre en 1963 – c’est-à-dire à peu près au moment où Ponge décide de publier les brouillons de son texte sur Giacometti – à Pierre Dumayet la maxime de son action. L’idée même d’un terme est abandonnée, il ne s’agit plus que de « rater mieux » dans une perspective dénuée de cette valeur négative dans laquelle Mrs Jordan enferme l’œuvre de Giacometti. Chaque pas échoué est porté plus loin par la marée montante de l’œuvre à l’orée de laquelle le collectionneur sauve à l’occasion quelques toiles flottées. L’échec en vient alors à perdre dans la bouche de Giacometti son caractère personnel. Sur le lit de l’impossibilité consubstantielle à tout projet d’expression prenant le parti du réel, il ne s’agit plus de comprendre « pourquoi je rate », mais « pourquoi ça rate ».

L’échec est accepté comme inéluctable, il ne s’agit pas de le combattre mais de le comprendre, c’est-à-dire de progresser dans la connaissance qu’il promet, qui est « co-naissance au monde et de soi-même »2063 :

‘[Je ne travaille plus] pour réaliser la vision que j’ai des choses, mais pour comprendre pourquoi ça rate. L’idée de faire une peinture ou une sculpture de la chose telle que je la vois ne m’effleure plus. C’est comprendre pourquoi ça rate, que je veux. (Presque désespéré.) Je vous vois pourtant bel et bien, non ? Pourquoi est-ce impossible de donner cette apparence ? Ça, je veux le savoir. Et le ratage devient le positif en même temps2064.’

Il y a donc, comme le notait Ponge dans Pages bis en réponse à Camus, des « succès relatifs d’expression », et les pratiques de sculpture, de peinture et de dessin de Giacometti rejoignent les pratiques d’écriture de Ponge dans « l’inachèvement perpétuel », comme en témoignent certaines déclarations du sculpteur contemporaines de l’article pour Cahiers d’art : « […] plus je vieillis, plus il me semble impossible de terminer un travail. Une œuvre achevée est pour moi inimaginable ! »2065. Les deux œuvres ont alors en commun de nous ouvrir au caractère inépuisable de la réalité. Giacometti déclare qu’il est vain de changer de modèle, qu’il pourrait s’acharner sur l’objet le plus anonyme pour le restant de sa vie sans l’espoir d’en venir à bout, avec toujours la perspective de quelque progrès, alors que Ponge écrit, dans « My creative method » : « N’importe quel caillou, par exemple celui-ci, que j’ai ramassé l’autre jour dans le lit de l’oued Chiffa, me semble pouvoir donner lieu à des déclarations inédites du plus haut intérêt »2066.

La parenté du cheminement des deux artistes se révèle nettement lorsque l’on relit le parcours de Ponge tel que celui-ci le retrace dans la même section de Pages bis :

‘Historiquement voici ce qui s’est passé dans mon esprit :
1° J’ai reconnu l’impossibilité de m’exprimer ;
2° Je me suis rabattu sur la tentative de descriptions des choses (mais aussitôt j’ai voulu les transcender !) ;
3° J’ai reconnu (récemment) l’impossibilité non seulement d’exprimer mais de décrire les choses.
Ma démarche en est à ce point. Je puis donc soit décider de me taire, mais cela ne me convient pas : l’on ne se résout pas à l’abrutissement.
Soit décider de publier des descriptions ou relations d’échecs de descriptions 2067.’

Ces deux parcours ont leurs dissemblances. Giacometti ne vient pas aux choses par dépit, il hérite de cette tâche par droit d’aînesse, et l’expression de soi aura plutôt été un temps un moyen de la fuir. Giacometti se détourne du réel par désespoir de l’abîme où il le plonge alors que Ponge s’y guérit du tourment métaphysique, des difficultés littéraires et existentielles. Mais ce repos n’a qu’un temps, et le poète retrouve face au réel les difficultés du sculpteur. Confrontés tous deux à la même impossibilité, ils ont alors en commun de prendre le même parti de l’échec, auquel une valeur positive est reconnue2068. C’est d’ailleurs à son travail sur Giacometti que Ponge relie sa reconnaissance de la valeur des « planches refusées »2069. Il nous semble donc possible d’avancer que Ponge publie Joca Seria en 1964 non pas pour donner à Giacometti une leçon de relativisme, mais parce qu’au contraire il a reconnu que Giacometti « méritait » aussi un texte long et erratique, consacrant la puissance aperturale de leurs deux œuvres à travers l’invention d’un genre nouveau, le « randon ».

C’est en effet le titre donné par Ponge à la deuxième entrée du 31 août dans la revue Médiations, avec cette note : « C’est la première fois que j’emploie décidément cette expression, découverte d’ailleurs voici de nombreuses années »2070. Les intertitres disparaissent de la publication en volume, mais le terme est à relever, il est lié à la reconnaissance par Ponge de la proximité des figures de Giacometti avec la calligraphie, avec une écriture d’un seul geste, une écriture de la schématisation sensible qui tisse des liens avec un autre texte de la même époque : « Les Hirondelles »2071. Il s’agit pour le poète de parvenir à écrire « dans le style des hirondelles », à tirer une forme rhétorique du rythme saccadé du vol de ces oiseaux, d’où un texte libre et virevoltant auquel se trouve lié le terme « randon ». Ce « Terme vieilli » (Littré), signifie « Course impétueuse, afflux impétueux » et provient de « randonner », au sens de « courir rapidement ». Or ce même terme de « randon » titre deux entrées de Joca Seria où il est question du dandysme « QUI SE MANIFESTE PAR LE REFUS DE LA PERFECTION »  et de cette « tentation du haut esprit » qui consiste à « fixer le baroque »2072.

Fixer le mouvement, saisir l’insaisissable, capturer l’impétuosité de la vie sans l’anéantir, c’est bien ce que tentent chacun de son côté Giacometti avec son homme et Ponge avec ses hirondelles. Giacometti a capté ce jaillissement, cette force de surrection invoquée déjà par Ponge face au bois des pins : « Surgissez, bois de pins […] »2073. Elle est au cœur de la définition par Ponge de la « qualité différentielle » qu’il retrouve chez Cézanne puis chez Giacometti quelques mois après l’avoir élaborée2074 : « Voilà qui est proche de moi. Car je ne décris pas dans l’extension. C’est l’idée simple (la particularité essentielle, la qualité différentielle) que je veux seulement exprimer, faire jaillir »2075. Approcher cette qualité différentielle nécessite l’obtention d’un équilibre extrêmement difficile à trouver entre définition et description : « Ne pourrait-on pas imaginer une sorte d’écrits (nouveaux) qui, se situant à peu près entre les deux genres (définition et description), emprunteraient au premier son infaillibilité, son indubitabilité, sa brièveté aussi, au second son respect de l’aspect sensoriel des choses… »2076.

Or Ponge n’est pas loin de reconnaître un tel équilibre aux sculptures de Giacometti. Celui-ci semble atteindre à une sorte de calligraphie qui constitue l’intuition directrice de Ponge dans tout son texte. C’est sur ces notations brutales, saccadées qu’il s’ouvre : « I (i), J (je), I (un) : un, simple, single, singularité »2077. Le J (je) – Ponge joue sur la confusion des deux lettres en latin autant qu’avec le pronom personnel de la première personne en anglais - permet la fusion entre la reconnaissance de l’art de Giacometti et la célébration de la mort de l’homme dans un texte hybride où la césure est nettement marquée, qui partage le texte entre un nom (Giacometti) et un pronom (je)2078. Ce qui fascine Ponge chez Giacometti, c’est la sculpture d’un seul trait, d’un seul coup de couteau, qui pourtant concilie « schématisation » et « sensibilité », l’indubitabilité et la brièveté de la première et la conservation de l’aspect sensoriel des choses par la seconde :

‘Chez Giacometti, la sculpture (le travail de Giacometti) aboutit à une schématisation presque parfaite, pourtant d’une sensibilité extrême.
C’est le moment où les contours d’un volume sont tellement rapprochés, qu’une seule ligne, plus ou moins épaisse, plus ou moins « pleine » ou « déliée », mais tracée semble-t-il d’un mouvement unique de la main, rend compte d’une chose ou d’une figure, celle-ci n’étant pas obtenue par un trait qui la cerne (par un contour) mais d’un seul trait, épaissi ou amaigri par endroits.
Il n’y a pas de promenade, prise de possession par mouvement qui cerne, par assiégement systématique de l’objet, mais création (ou prise de possession, ou évocation) d’un seul jet, d’un seul trait, comme un coup de crayon, ou de couteau2079.’

Giacometti accomplit le tour de force de dire cet homme auquel on a consacré des « millions de bibliothèques »2080 en une « syllabe » ou « onomatopée »2081 : le « oh ! » de surprise devant le surgissement de l’autre que Ponge transforme en un « hiiiiii ! » d’effroi. Ponge retrouve2082 des analyses que nous avons déjà évoquées2083 sur la spécificité du contour chez Giacometti et les relie à son refus d’enfermement de son objet dans le concept pour voir en lui un rénovateur, un lessiveur des signes. Prémuni par ses scrupules de la duperie des signes, Giacometti est l’inventeur répondant au rêve de « signes qui ne nous aient pas, qui ne nous enferment pas »2084. Ces signes se distinguent de la calligraphie par leur refus de refermer le réel sur une illusoire perfection, de trahir son objet par davantage de précision que la perception. Giacometti accepte la mauvaise écriture, imparfaite, comme Ponge accepte de publier ses brouillons : « Il s’agit d’une mauvaise écriture, rapide, destinée seulement à noter au plus vite, de façon inoubliable mais sans le moindre soin 2085 ». La schématisation sensible, balafre de la page, coup de couteau rageur, est ce qui fait retour plus loin dans la notion déjà relevée de « corde tendue de la lyre » ou de « corde sensible ». Ponge la développe le 13 juillet 1957 dans une page de Pour un Malherbe que nous reproduisons ici dans son intégralité tant elle est forte de résonancesavec « Joca Seria » :

‘[…] Pour que la lyre sonne, il faut qu’elle soit tendue.
Tremblement de certitude.
J’aime la règle qui corrige l’émotion.
Elle est tendue par l’émotion. Aussi, par le sentiment de la certitude.
La vibration de la corde. Quelle corde ? Ce qu’on appelle toucher la corde sensible. (Note, corde unique, mais, fortement tendue, elle sonne en donnant toutes ses harmoniques […].
Qu’est-ce que cela ? C’est la qualité différentielle (le résonnement des choses adverses…).
*
S’agissant d’un objet, quel qu’il soit (objet, ou idée, ou système de pensée : en fait, une unité esthétique), il provoque une émotion à la rencontre ; une émotion faite de sa beauté ? sans doute, mais peut-être seulement de sa différence, de son mystère.
Il se produit alors un désir, surtout de possession ou de ne pas laisser perdre cette jouissance unique ; un sentiment d’urgence qui vous jette sur le papier. Il faut à tout prix noter cela, ou rendre cela, chercher à rendre cela 2086 .’

Cette « rage froide »2087 du poète face à l’appel de l’objet est bien celle de Giacometti face à l’apparition de l’autre dans le champ de sa conscience, les termes des deux passages sont très proches : « Pas le temps de contempler : on est trop ému, comme agressé, assailli. Il faut faire vite, se défendre, attraper un canif et en avoir raison »2088. L’urgence interdit de parfaire sa calligraphie, de relâcher par esthétisme la tension de la corde.

Le texte de « Réflexions »reconnaissait déjà cette première dimension majeure de l’œuvre de Giacometti aux yeux de Ponge : sa qualité de saisissement. En revanche, il ignorait son corollaire : l’imperfection de toute saisie du vivant, et plus généralement du réel, par l’art, l’impossibilité inhérente à cette quête. Le Giacometti de Ponge, comme celui de Sartre, est un Giacometti qui a gagné, un peu vite et un peu facilement. Celui de Sartre s’accroche à ses sculptures « comme un avare à son magot »2089, celui de Ponge a « trouvé l’homme »2090, grâce à lui « nous le tenons »2091, alors que leur modèle ne songeait qu’à écarter au plus vite ses maigres ébauches pour tenir le pas gagné sur l’impossible. Il semble alors que la publication de « Joca Seria »ait pour effet de rendre « Réflexions »à une ouverture et un inachèvement en adéquation avec cette autre dimension majeure de l’œuvre : par-delà chaque saisie relative l’impossibilité d’une saisie absolue qui fait de l’œuvre perpétuellement inachevée une « œuvre incessante »2092. Pas de stérile nostalgie, dès lors, dans ce terme d’absolu, mais l’élan d’un moteur pour des avancées concrètes et relatives. Car le réel ex-iste, toujours au-delà de lui-même, et garde un temps d’avance.

Les « apparitions » de Giacometti sont alors à l’envi des disparitions dont il ne s’agit plus que de rythmer l’apparaître dans l’espace en mouvement et en progrès de l’œuvre. Ponge restitue donc en 1964 à Giacometti la dimension essentielle du temps, puisqu’il s’agit avant tout avec ce nouveau type de texte de mettre « le Temps dans notre complot »2093. « Réflexions »restitue l’émotion d’une sculpture particulière de Giacometti, le saisissement, alors que « Joca Seria »recherche l’adéquation avec l’œuvre dans sa durée, sa reprise insatiable. Il ne s’agit plus dès lors de considérer l’une ou l’autre comme la version définitive puisque la notion même de « définitif » s’abolit. C’est d’ailleurs par l’effet d’une décision du hasard seul que l’on peut considérer le dialogue ouvert entre Ponge et Giacometti comme un dialogue à deux temps. Lorsqu’il a lu « Joca Seria », rapporte Ponge, Giacometti a « voulu l’illustrer »2094, et il ne tient qu’à sa mort prématurée d’ignorer la configuration de ce nouveau coup de dé.

Le texte se reconfigurera pourtant en un dernier avatar en 1970 dans le film de Luc Godevais où la voix du poète se surimpose aux images de l’œuvre désormais bouclée par une autre nécessité que la sienne propre. Ce texte2095 n’est ni celui de « Réflexions », ni celui de « Joca Seria », mais un nouveau randon ni plus ni moins définitif que les autres et qui tente de ressaisir l’œuvre autrement. Ponge procède à un collage à partir d’éléments de chacun des deux textes dans une disposition nouvelle que bouleverse la dimension sonore. Contrairement à ce qu’écrit Mrs Jordan, « Joca Seria »et « Réflexions » ne sont donc pas le « dernier mot »2096 de Ponge sur Giacometti. « Joca Seria », il convient de le souligner, était d’ailleurs déjà un texte retravaillé, et non la publication de brouillons bruts. Ponge a découpé un nouveau texte à l’intérieur de ses brouillons, ce montage étant une manière d’ajouter par le retranchement – une manière très giacomettienne, donc – à son texte sur Giacometti2097.

L’œuvre de Giacometti a donc continué à interroger Ponge bien au-delà de 1951, et la meilleure preuve en est, outre l’envie de retravailler ses brouillons, ce projet élaboré en 1965-66 sur une proposition de Marc Barbezat, l’éditeur de Genet qui à l’époque avait déjà publié plusieurs autres livres illustrés par Giacometti2098, d’une édition de « Joca Seria » à L’Arbalète illustrée par Giacometti. Ce projet lui aussi inabouti témoigne à son tour en faveur d’une vision moins réductrice des rapports entre les deux hommes et les deux œuvres, quelles que puissent être leurs divergences réelles2099. Nous n’avons pas pu retrouver les lettres envoyées par Ponge à Barbezat, mais le catalogue de la vente Barbezat en 1999 en donne quelques extraits qui confirment notre intuition : Ponge y évoque l’« émotion visible » de Giacometti à l’idée d’illustrer ce texte qu’il a donc lu, qui l’a fortement intéressé. Il assure d’autre part Marc Barbezat de sa confiance totale dans le « goût » très sûr de Giacometti :

‘Votre proposition ne saurait que beaucoup me plaire, bien sûr, et je l’accepte pour ma part avec joie, mais elle reste entièrement soumise à la décision de Giacometti […]
Le texte n’apartient qu’à moi, Gallimard n’a rien à y voir. J’espère de tout cœur que Giacometti (qui m’en a parlé avec une émotion visible) sera en mesure d’accepter le travail de son illustration […]
Giacometti a aussitôt accepté d’illustrer le livre. Il vous demande d’entrer en contact avec lui dès que vous le pourrez… Je lui ai dit aussi qu’à partir du moment où j’acceptais de vous confier ce texte (à vous et à lui) – et étant donnée ma confiance totale en son « goût » et en la votre [sic] – toutes décisions que vous seriez amenés à prendre ensemble, quant à sa réalisation, auraient automatiquement mon accord2100 […].
Oui, nous ne pouvions que nous taire, lorsqu’est survenue la mort d’Alberto Giacometti et c’est pourquoi, bien que j’ai [sic]été très touché de votre lettre, je n’ai pas pu vous répondre en ce moment. Mais je désire beaucoup vous donner l’assurance que la non-réalisation du projet de livre dont vous aviez si volontiers accepté l’idée, ne modifie en rien les sentiments de sympathie que j’ai aussitôt conçus à votre égard […].
Il s’avère pour moi tout à fait indispensable de connaître d’urgence vos intentions définitives au sujet de mon texte sur Giacometti (on me le demande pour divers recueils à l’étranger).
Pardonnez-moi de sembler vous prendre au col, mais ce texte fait partie de tous les choix qu’on me propose et je ne puis différer plus longtemps mon accord sur ce choix… Même pour le nouveau recueil Gallimard, je regretterais trop d’y avoir obtenu son exclusion, si finalement vous ne l’éditiez pas (ce qu’aux dieux ne plaise2101 !) […]2102.’
Notes
2052.

Ibid., p. 635.

2053.

Idem.

2054.

Ibid., p. 622.

2055.

Ibid., p. 632.

2056.

Voir Pratiques d’écriture ou l’Inachèvement perpétuel, OC II, p. 1031 et G. Farasse, « La portée de ‘L’Abricot’ », Communications, n°19, 1972, pp. 186-194.

2057.

S. A. Jordan, « Ponge and Giacometti : corrective criticism », op. cit., pp. 105-107

2058.

« Giacometti’s nostalgia for the perfect work », ibid., p. 106.

2059.

« inability to exist in the relative », ibid., p. 107.

2060.

« On a more profound level, then, it is clear that for Ponge the difference between the closed and open texts represents the difference between rejection and acceptance of human contingency and finitude. The closed texts typically combat the chaotic, unsynthesized experience of life through the temporary imposition of order. They manifest a certain will to eternity and denial of contingency. By contrast, the open texts embrace and perpetuate the relative. Ponge retains and revels in the chaos of the universe which he imitates with his style and form », ibid., p. 107.

2061.

Ibid., p. 107.

2062.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., p. 459, ill. 445.

2063.

Titre d’un texte de Paul Claudel. Voir Art poétique, connaissance du temps, traité de la co-naissance au monde et de soi-même, développement de l’église, Paris, Mercure de France, 1951.

2064.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Dumayet », op. cit., p. 284.

2065.

Alberto Giacometti, « entretien avec Gotthard Jedlicka », Écrits, op. cit., p. 197.

2066.

Francis Ponge, « My creative method », Méthodes,OC I, p. 526.

2067.

Francis Ponge, « Pages bis », op. cit., pp. 206-207.

2068.

Sur cette question, voir Dominique Viart, « Formes et dynamiques du ressassement : Giacometti, Ponge, Simon, Bergounioux », Modernités 15 : Écritures du ressassement, [actes du colloque international organisé par le Centre de recherches sur les modernités littéraires, à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, les 16-17-18 mars 2000] textes réunis et présentés par Éric Benoit, Michel Braud, Jean-Pierre Moussaron, Isabelle Poulin et Dominique Rabaté, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2001. Dans cette étude, Dominique Viart note : « Le geste que Ponge et Giacometti ont d’exhiber leurs esquisses – ou de consentir à le faire – souligne combien le travail est plus intéressant que le produit final : le trajet repris, recommencé, c’est-à-dire le ressassement à l’œuvre dans le travail. Les deux constats sont bien évidemment liés l’un à l’autre : le trajet est d’autant plus important que l’œuvre ne se donne pas comme achevée : car montrer et le trajet et son provisoire produit, c’est manifester dans ce produit la visée d’un projet que le trajet atteste et désigne au-delà même de l’œuvre verbale ou plastique » (p. 68).

2069.

« Je les déchirais, puis je me suis aperçu qu’il y avait là ce que les peintres appellent des planches refusées, qui étaient valables. Bien sûr que je pourrais, comme j’ai fait par exemple pour… quel texte ? Pour les Notes sur Giacometti, par exemple ». Cité par André Lamarre, ibid., p. 316, n. 42.

2070.

« Joca Seria. Notes sur les sculptures d’Alberto Giacometti », Médiations, n° 7, 1964, p. 40.

2071.

Voir Pièces, OC I, p. 795. La composition de ce texte débute le 29 avril 1951 pour s’achever le 22 avril 1956, certaines notes sont donc contemporaines de la rédaction de « Joca Seria », voir OC I, p. 1183.

2072.

JS, pp. 632-633.

2073.

« Le Carnet du Bois de pins », La Rage de l’expression, OC I, p. 385.

2074.

Voir Bernard Vouilloux, Un art de la figure : Francis Ponge dans l’atelier du peintre, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 44. « De fait, la ‘méthode’ dont procèdent certaines œuvres d’art guide, enseigne ou conforte la ‘méthode’ pongienne. Six mois après que la lecture de ses notes l’a fait penser à Cézanne, c’est ce qu’il interprète, dans l’art de Giacometti, comme un refus de la contemplation mystique qui le ramène à sa poétique […] ».

2075.

Francis Ponge, JS, p. 614.

2076.

« My creative method », op. cit., pp. 516-517.

2077.

JS, p. 613.

2078.

Voir RSAG, p. 580. La partie « pronominale » du texte débute à partir de « Pourquoi fus-je donc tenté d’en parler subjectivement ? »

2079.

JS, pp. 626-627.

2080.

« Notes premières de ‘L’Homme’ », op. cit., p. 227.

2081.

JS, p. 627.

2082.

À partir de Sartre, qu’il a lu dès les premières lignes de« Joca Seria », comme le prouvent les réflexions sur l’unité et les parties (ibid., p. 613) ou sur le refus opposé par ces sculptures à la contemplation (idem).

2083.

Voir chapitre X.

2084.

Francis Ponge, JS, pp. 627.

2085.

Idem.

2086.

Pour un Malherbe, op. cit., pp. 267-268.

2087.

Ibid., p. 268.

2088.

JS, p. 637.

2089.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 305.

2090.

JS, p. 636.

2091.

RSAG, p. 581.

2092.

Expression de Jacques Dupin, TPA, 18.

2093.

« Le Soleil placé en abîme », op.cit., p. 776.

2094.

 « Alors je lui ai dit : écoutez, quand vous faites le portrait de quelqu’un… Alors publions notre correspondance, c’est-à-dire vos reproches et ma réponse. Ensuite, Giacometti m’a dit, quelque temps après : c’est vous qui avez raison ; et, pour finir, il voulait illustrer mes Notes sur Giacometti, qui sont les brouillons du texte publié par Les Cahiers d’Art, et que j’ai publiées ensuite. Et il voulait l’illustrer. Il m’a dit : « Il faut d’abord que je finisse ce que j’ai promis à Tériade avant de mourir », et il est mort, il avait à peine fini ce travail, il n’a donc pas pu illustrer mon texte sur lui, ce qui aurait été quelque chose d’intéressant. Cela aurait pu être très bien, ça n’a pas pu se faire », « Questions à Francis Ponge », Ponge inventeur et classique, op. cit., p. 426.

2095.

Nous le donnons en annexe. Voir Luc Godevais, À propos de Giacometti [commentaire et voix de Francis Ponge], Ville d’Avray : Luc Godevais [distrib.], [DL 2007], Cop. : École normale supérieure de lettres et sciences humaines (Lyon) : les Films Armorial, 1970. Film de 13mn.

2096.

« Nor are there any subsequent writings on Giacometti. It appears he has served his purpose and that ‘Joca seria’ and ‘Réflexions’ are Ponge’s final word on the work of this sculptor who had defined our universe in terms of separation, exile and thwarted aspiration”. S. A. Jordan, ibid., p. 110.

2097.

Voir les notes de Robert Mélançon, in Francis Ponge, OC II, p. 1568 : « La comparaison des notes datées du 2 août 1951 telles qu’on les trouve dans ms. AF […] et de la version qu’on en lit dans ‘Joca Seria’ montre que Ponge n’a pas donné à lire tel quels ses brouillons. L’élaboration du texte nouveau qu’il en tire recourt essentiellement au découpage des notes et aux ressources d’une mise en page qui impose à la lecture un rythme varié, en faisant succéder des blocs de prose compacts à des pages faites de lambeaux, coupées de silences ». Le manuscrit de « Joca Seria » – inaccessible – et celui de « Réflexions » ont été décrits par François Chapon, Francis Ponge. Manuscrits, livres, peintures, Paris, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, 1977, pp. 52-56. Nous en appelons vivement à un travail global sur les états successifs du texte prenant en compte à la fois les deux versions publiées, celle que nous donnons en annexe et la version manuscrite malheureusement inaccessible (ainsi peut-être que la correspondance avec Marc Barbezat autour d’une éventuelle monographie sur Giacometti). Ce travail que nous n’avons malheureusement pas pu entreprendre nous semble susceptible de porter un éclairage nouveau sur ces textes dont la lecture reste encore peu satisfaisante.

2098.

Olivier Larronde, Rien voilà l’ordre, Décines, Marc Barbezat, L’Arbalète, 1959 (trente et un dessins au crayon par Alberto Giacometti) ; Léna Leclerq, Pomme endormie, Décines, Marc Barbezat, L’Arbalète, 1961 (huit lithographies par Alberto Giacometti, huit refusées).

2099.

« […] si différent [de l’œuvre de Giacometti] que je me conçoive (et peut-être on ne peut plus différent) […] », « Réflexions sur les statuettes figures et peintures d’Alberto Giacometti », op. cit., p. 580.

2100.

Après avoir réclamé à Giacometti pour « Réflexions » la liberté du poète, il lui assure donc la liberté de l’artiste.

2101.

Mais aux dieux il plut.

2102.

Francis Ponge, sept lettres autographes signées à Marc Barbezat, 1965-1966 ; 5 pages in-4, 9 pages in-12, 7 enveloppes jointes. Extraits reproduits dans le catalogue de vente de la collection Marc Barbezat (n°70), Paris-Drouot Richelieu, 5 mars 1999, p. 68.