Poteaux d’angles

En conclusion, Ponge tend à faire de Giacometti un artiste de la définition, qui a saisi l’homme, alors qu’il sera de plus en plus après 1951 un artiste de la description, qui en révèle le caractère insaisissable. Tous deux s’attaquent pourtant à la même époque au concept ennemi du sensible, et là où le poète peut affirmer qu’il « faut beaucoup de mots pour détruire un seul mot (ou plutôt faire de ce mot non plus un concept, mais un conceptacle) »2149, l’artiste éprouve qu’il faut beaucoup de figures pour détruire une figure, cette figure humaine préconçue qui nous sépare de la façon dont réellement nous la percevons. De l’homme, comme Ponge de sa table, Giacometti a voulu « chasser l’idée », le « concept »2150, et c’est ce qui lui vaut d’être reconnu comme un artiste du « murmure », un destructeur d’idées et de valeurs. Mais Giacometti, par la description infinie, la « copie », est aussi un créateur qui rend la figure humaine et toutes choses à la « fraîcheur de l’inentamé »2151. Ponge aboutit également à l’idée que si « d’aucun sujet, aucune expression définitive n’est possible », la définition doit être nuancée et corrigée par une série de « variations »2152 et que la chose doit être rendue, « sauve de toute définition », « à / ce qu’elle est »2153. Il fait alors succéder à la réduction eidétique, la variation eidétique, « susceptible de produire, à partir d’une même essence, un nombre infini de variantes »2154. Ponge, s’il a su déceler dans l’œuvre de Giacometti des problématiques d’expression susceptibles d’intéresser les poètes, a abandonné en cours de route l’analyse véritable d’un « compte-tenu de l’œil » chez Giacometti. Cela est dû à l’intention polémique de son texte où Giacometti est autant un moyen qu’une fin, et à sa précocité relative (1951). Il ouvre néanmoins une voie que les poètes de L’Éphémère, qui écrivent plus tardivement et bénéficient d’une perspective plus globale sur l’œuvre, exploreront plus avant. C’est à eux qu’il revient de faire le lien entre une lecture phénoménologique de l’œuvre de Giacometti (via Sartre et Merleau-Ponty) et les problèmes de création que pose son œuvre, la recherche d’une poétique qui puisse concilier un désir d’affronter le réel et le retour critique sur ses moyens d’expression. Trois œuvres ont particulièrement interrogé ce choc frontal du sensible et du langage conceptuel à partir de l’œuvre de Giacometti, il s’agit de celles de Jacques Dupin, d’André du Bouchet et d’Yves Bonnefoy. Le hasard veut que les deux premiers se soient rencontrés pour la première fois chez Francis Ponge2155, qui sera très attentif aux débuts d’André du Bouchet. Nous évoquerons Jacques Dupin plus en détails dans notre dernière partie, les nombreuses références à ses Textes pour une approche au cours de notre étude sur les rapports entre vision et concept chez Giacometti ont déjà donné une idée de la précision de ses analyses en lien avec une conscience de créateur. À rebours de la chronologie des textes, nous aborderons Bonnefoy avant du Bouchet, puisque du second l’écriture nous paraît réellement avoir été bouleversée par le contact avec la personne et les œuvres d’Alberto Giacometti. Cette soudure entre nos deux pôles nous aiguillera vers la dernière partie et terme de notre étude : la recherche d’une poétique inhérente à l’œuvre d’Alberto Giacometti et révélée par les analyses et la création des écrivains.

Notes
2149.

« La Table », OC II, p. 919.

2150.

Ibid., p. 920.

2151.

Expression d’André du Bouchet.

2152.

« Deux textes sur Braque », L’Atelier contemporain, op. cit., p. 673.

2153.

« L’Opinion changée quant aux fleurs », op. cit., p. 1204.

2154.

Voir Michel Collot, Francis Ponge entre mots et choses, Seyssel, Éditions Champ Vallon, 1991, p. 142.

2155.

Voir Anne de Staël, « Chronologie d’André du Bouchet », op. cit., p. 372.