1) Les écrits d’Yves Bonnefoy sur Giacometti : genèse et déploiement

Si nous mettons les écrits d’Yves Bonnefoy sur Giacometti en regard de ceux de ses compagnons de L’Éphémère, nous sommes frappés par le fait qu’ils sont relativement tardifs, puisqu’il n’y en eut aucun du vivant de Giacometti. Contrairement à Jacques Dupin et André du Bouchet, Yves Bonnefoy n’a donc jamais parlé de l’œuvre du sculpteur ni dialogué avec lui dans un livre illustré lorsque paraît le premier numéro de la revue. Ayant découvert l’œuvre en 1942 à Tours dans la Petite anthologie du surréalisme de Georges Hugnet prêtée par son professeur de philosophie, où figure une photographie de la Boule suspendue, c’est dans les revues qu’il approfondit ce premier contact : Le Surréalisme ASDLR en 1944, Labyrinthe où il peut lire, juste après la guerre, « Le rêve, le Sphinx et la mort de T. », Minautore, ou encore Documents, où il parcourt peut-être l’article de Leiris. Quant aux premières œuvres réelles, c’est chez Breton qu’Yves Bonnefoy se souvient les avoir vues2159, avant la première exposition chez Maeght en 1951. Après leur rencontre, il le vit la plupart du temps dans son atelier, mais aussi chez Jacqueline Lamba. La dernière fois, c’est Alberto qui vint rendre visite au poète rue Lepic. L’occasion d’un livre de dialogue, nous a-t-il dit, ne s’est pourtant pas présentée2160 :

‘Je n’ai jamais été un ami de Giacometti au sens où le furent un certain nombre d’intimes qui le rencontraient fréquemment […]. Pour ma part, je n’osais pas trop pousser la porte de son atelier, qui ne l’était que trop souvent par toutes sortes d’importuns, et comptais surtout sur le hasard des rencontres, mais ce hasard m’apporta beaucoup, tout de même, et, par exemple, une conversation qui, commencée au dîner et continuée de lieu en lieu qui fermaient, à travers la ville, dura presque jusqu’à midi le lendemain. Vous me demandez un souvenir : je revois encore Giacometti descendant lentement l’escalier du métro Place-Blanche, ce matin-là. C’était dans les dernières années de sa vie. Mais je l’avais rencontré au début des années 50, parce que plusieurs de mes amis étaient les siens, et surtout parce que son œuvre exprimait naturellement beaucoup des aspirations qui se dégageaient peu à peu, du côté de la poésie2161.’

Giacometti ne semble pas avoir eu une influence sur la genèse de l’œuvre poétique bonnefidienne. Ce serait plutôt l’inverse, pense le poète, davantage une reconnaissance en lui, a posteriori, de ce qui lui semblait être l’essence même du projet poétique. La décision d’écrire sur son œuvre naît donc après la mort d’Alberto, par réaction, avec « L’Étranger de Giacometti ».

Ce texte est suivi dans la bibliographie d’une longue période de silence, et c’est dans les années 80 que tout semble se dénouer autour d’un cours au Collège de France, deux années de suite, qui prend pour objet « la relation des poètes et des artistes » et son importance pour « l’étude comparative de la poésie ». Ce cours met en avant la nécessité d’une étude « de la poétique générale, celle qui préciserait ce qui unit et ce qui sépare les auteurs qui œuvrent avec des mots et ceux qui tentent de se situer hors langage »2162. Yves Bonnefoy y développe déjà beaucoup d’analyses qui préparent la monumentale Biographie d’une œuvre, parue en 1991. Des nombreux articles et des conférences qui ont suivi ce livre, certains en sont détachés, reprenant de façon condensée quelques points précis, d’autres prolongent la réflexion dans certaines directions majeures, dont la principale semble être le regard comme manifestation de la présence, explorée dans Remarques sur le regard (2002). La monographie, qui s’attache largement à l’étude du dessin et de la lithographie, donne également une impulsion très nette aux réflexions sur ce sujet réunies en 1992 dans Comment aller loin, dans les pierres, ouvrage repris depuis dans les Remarques sur le dessin 2163où se rencontre le nom de Giacometti. Ces réflexions connaissent de nouveaux développements à l’occasion d’une exposition qui fait dialoguer l’œuvre graphique de Giacometti avec les dessins et les photographies d’un ami commun à l’artiste et au poète, Henri Cartier-Bresson2164.

Ces textes dont la liste reste ouverte se succèdent à un rythme soutenu, preuve de la vivacité persistante de l’œuvre pour le poète, qui s’il ne reconnaît pas d’influence directe de Giacometti sur sa création poétique antérieure, aperçoit en revanche dans sa production poétique la plus récente – en l’occurrence « Le Désordre »2165, qui venait d’être publié en revue lors de notre entretien avant d’être recueilli en volume en 2008 dans La longue chaîne de l’ancre – des « surgissements » qu’il pourrait placer sous le signe de Giacometti.

Cette vision des choses est incomplète, et ne rend pas compte des raisons du choix d’Yves Bonnefoy d’écrire à son tour sur cette œuvre déjà largement sollicitée par Jacques Dupin et André du Bouchet. Yves Bonnefoy reconnaît qu’une communauté d’approche le liait en effet à ces deux poètes dans la reconnaissance d’une « œuvre tournée vers l’autre », mais l’approche d’André du Bouchet notamment, plus « elliptique, intuitive, non discursive », le laissait inassouvi de ce qu’il lui semblait qu’on devait dire à propos de cette œuvre, d’où son désir d’inscrire son point de vue et de mettre en forme sa pensée sur Giacometti2166. Et c’est en effet dès la fin des années Soixante-dix qu’Yves Bonnefoy entreprit une étude sur Giacometti. Il dirigeait alors la collection « idées et recherches » chez Flammarion, et s’engagea chez cet éditeur à écrire un livre sur Giacometti. Mais les livres de cette collection étaient de plus petites dimensions que celle dans laquelle finalement il parut, le cadre n’était pas suffisant. L’auteur en parla à Francis Bouvet qui lui proposa l’autre collection. Ce nouvel essai, que Bonnefoy voulait « plus historique et critique », avait en effet assez vite pris « des proportions plus considérables »2167. Bonnefoy travaillait donc déjà à sa Biographie d’une œuvre lorsqu’eut lieu son élection au Collège de France, inattendue pour lui. Il s’est alors servi de ses travaux pour son cours de poétique des années 1981-1982 et 1982-1983, dont il publia le résumé. La préparation des cours ultérieurs sur d’autres sujets le contraignit malgré tout à délaisser pour un moment sa réflexion sur Giacometti2168, reprise seulement en 1985 pour une série de cinq conférences en anglais2169 qui servit d’étape intermédiaire avant la publication de la monographie, terminée pendant les étés de 1989 et de 1990. Le titre choisi, « biographie d’une œuvre », comme s’en explique Yves Bonnefoy à Florence de Lussy, porte la conviction que les œuvres de Giacometti « sont tellement des aspects de la vie la plus immédiatement vécue qu’on peut y reconnaître et y dégager ce qui fut l’essentiel de celle-ci, et même si on entend ne pas s’attacher en outre aux événements de l’existence privée »2170. Le livre se donne le temps de mener à bien ce qu’Yves Bonnefoy aurait voulu pouvoir tenter pour d’autres époques : « reconduire la réflexion sur l’art et la poésie à leurs aspects les plus concrets et différenciés, afin de se retrouver dans la présence d’un être sur l’arrière-fond d’une présence d’époque »2171.

Notes
2159.

Entretien avec Yves Bonnefoy au Collège de France le 6 juillet 2004.

2160.

Entretien avec Yves Bonnefoy au Collège de France le 6 juillet 2004. Une partie de ces renseignements figure également dans le catalogue de l’exposition Yves Bonnefoy, livres et documents, Paris, Bibliothèque Nationale / Mercure de France, 1992, pp. 189 – 191. Pour cette exposition qui offrait une large place, à l’image de son importance pour l’œuvre, à Giacometti, Yves Bonnefoy a collaboré au catalogue établi par Florence de Lussy.

2161.

Entretien d’Yves Bonnefoy avec Jérôme Garcin, L’Événement du jeudi, 14 novembre 1991, p. 110.

2162.

 Résumé du cours « La Présence et le Signe », Annuaire du Collège de France 1981-1982, Paris, 1982, pp. 643-655, et Annuaire du Collège de France 1982-1983, Paris, 1983, publié sous le titre « La poétique de Giacometti », I et II, in Lieux et destins de l’image, Un cours de poétique au Collège de France, 1981-1993, Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXesiécle », 1999, p. 39.

2163.

Comment aller loin, dans les pierres, Crest, La Sétérée, 1992 ; repris dans Remarques sur le dessin, Paris, Mercure de France, 1993, pp. 9-80.

2164.

 « Giacometti et Cartier-Bresson », in catalogue de l’exposition « Alberto Giacometti / Henri Cartier-Bresson, une communauté de regards » [Fondation Henri Cartier-Bresson / Kunsthaus Zürich], Scalo, Zürich, 2005, pp. 37-48.

2165.

 « Le Désordre », La longue chaîne de l’ancre, Paris, Mercure de France, 2008, pp. 9-26.

2166.

Entretien avec Yves Bonnefoy au Collège de France le 6 juillet 2004. Le nom d’André du Bouchet, pourtant salué vivement à sa mort – voir Saluer André du Bouchet, Bordeaux, William Blake & Co, 2004 – n’apparaît pas dans la monographie, où se rencontre celui de Jacques Dupin, cité à plusieurs reprises et dont un dessin par Giacometti est reproduit. Voir BO, p. 338, ill. 311.

2167.

Florence de Lussy, Yves Bonnefoy, livres et documents, op. cit., p. 189.

2168.

Voir Florence de Lussy, idem.

2169.

« The Art and poetics of Alberto Giacometti, à Williams College (livre rédigé mais non publié) », voir idem.

2170.

Ibid., p. 190.

2171.

Florence de Lussy, en lien avec ce que lui confie Yves Bonnefoy, ajoute : « Éprouvant l’attrait de quelques grandes œuvres de l’Occident qui parlent avec toute l’autorité d’une expérience personnelle sérieusement conduite au sein d’une vie qui se confond avec l’œuvre, il aurait voulu déjà pousser plus loin dans cette direction ses essais antérieurs sur Piero, Bellini, Mantegna ou Elsheimer (par exemple) ou son livre Rome, 1630, et espère pouvoir étudier plus complètement les peintres abordés dans ce dernier ouvrage, surtout Caravage et Poussin », ibid., p. 191.