Cet attachement à la description de « l’arrière-fond d’une époque » nous conduit à revenir dans un premier temps sur la question surréaliste, que nous articulerons ensuite à celle du concept dans son rapport au sensible.
Giacometti est d’abord un sculpteur surréaliste pour Yves Bonnefoy qui découvre au lycée sa Boule suspendue dans la Petite anthologie du surréalisme de Georges Hugnet prêtée par son professeur de philosophie. Comprendre ce qui relie le poète à l’artiste revient alors à comparer, comme Bonnefoy n’a pas manqué de le faire implicitement dans son Giacometti et ailleurs les deux sorties du surréalisme qui sont les leurs. La grande exposition surréaliste de 1947 marque un tournant pour les deux hommes. Yves Bonnefoy, par son refus de signer le tract Rupture inaugural prend avec le groupe reformé après-guerre une distance qui ne fera que s’accroître. Quant à Giacometti, qui accepte d’être présent dans une partie « rétrospective » de cette exposition, mais non comme membre actif du groupe reformé après-guerre, il se voit contraint d’écrire à Breton qui veut lui forcer la main :
‘oui je t’ai parlé hier d’une sculpture que je veux faire et que je ferais mais sa présence a l’exposition isolee des autres choses que j’ai fait et que je n’ai encore jamais exposés ne ferait que fausser mon activité et serait comme ma participation au catalogue le signe d’une solidarite avec le groupe surrealiste que je n’ai pas malgré ma sympathie sur beaucoup de points pour celui-ci2172 ’Nous avons déjà évoqué ce refus, justifié par l’orientation des travaux de Giacometti depuis son exclusion du groupe surréaliste, c’est-à-dire par un retour au sujet extérieur qui contredit pour Breton le sens profond de sa lecture hégélienne de l’histoire de l’art.
La récente étude d’Arnaud Buchs a montré combien la question du rapport à l’image était le pivot de l’engagement surréaliste de Bonnefoy. Pour le jeune poète de l’éphémère revue La Révolution la nuit comme pour Breton, le signe iconique fonctionne « comme un index renversé » : « l’image n’est plus ce signe déterminé par la réalité, mais au contraire la réalité elle-même »2173. Pensant qu’il lui suffit de « dire le monde pour qu’il soit »2174, le sujet empirique s’enferme dans le solipsisme et l’idéalisme, faute d’avoir en mémoire que « la langue n’existe vraiment que d’être incarnée par un locuteur »2175. Bonnefoy comme Giacometti s’éloignent du surréalisme lorsqu’ils commencent à problématiser leur rapport au langage, que le surréalisme fondait sur la transparence. Giacometti, qui dans sa période surréaliste déclare n’avoir sculpté aucune œuvre qui ne lui fût apparue tout achevée à l’esprit constate après son retour au modèle que « rien n’était tel qu[il ] l’avait imaginé »2176. Pour lui le travail commence désormais avec une réalisation qui se perd dans l’inconnu, alors que pour ses œuvres surréalistes, la réalisation n’était qu’une formalité.
Quant à Bonnefoy, il ne se réveille du rêve surréaliste qu’à partir du moment où il fait du langage et de l’image « l’objet, et non plus le moyen de son discours sur le monde »2177. Sa sortie du surréalisme correspond à la prise de conscience de ce que la réalité « qu’il situait dans l’à-venir de l’écriture » est en fait « perdue, enfouie dans l’archéologie de cette même écriture »2178. S’il ne s’agit plus de « dévoiler la réalité par l’image », mais de dénoncer l’occultation dans les mots de cette même réalité »2179, l’écriture n’est dès lors plus ce faire par lequel le jeune surréaliste pensait substituer une réalité à une autre, mais un « dé-faire » où l’écriture sert de « matériau au travail de creusement ontologique »2180. Dans le long cheminement qui mène du Rapport d’un agent secret à la parution de Du Mouvement et de l’immobilité de Douve en 1953, les poèmes parus sous le même titre Du Mouvement et de l’immobilité de Douve dans le Mercure de France en mai 1950 marquent un tournant par ces trois vers où l’on peut lire :
‘La mer intérieure éclairée d’aigles tournants,Douve se dérobe à toute tentative de conceptualisation comme la figure humaine déborde pour Giacometti le « savoir abusif »2182 que nous plaquons sur elle. Substantif qui crée du sens en disjoignant « les deux faces (signifiant/signifié) du langage », Douve incarne « l’altérité à jamais étrangère au langage »2183. Mais surtout le dégagement du surréalisme est lisible dans le fait que réalité, image et langage sont enfin « réunis et pensés dans leur relation ». Alors que l’omniprésence de l’image surréaliste l’empêchait de « voir l’image, et sous l’image, le langage »2184, le poète désormais capable de poser dans la distance que « ceci est une image » sait regarder le « mondimage », c’est-à-dire le langage refermé sur lui-même comme sa véritable cible. Il s’agit alors d’évoluer vers une « déconstruction de l’acte d’écrire » qui puisse remonter le courant des mots vers la source de l’écriture2185. De même Giacometti pouvait déclarer, « j’ai fait un immense progrès, désormais je n’avance plus qu’en tournant le dos au but, je ne fais qu’en défaisant »2186.
Mais cette désécriture, chez Bonnefoy, est surtout le point de départ d’une poétique ontologique à mettre en relation avec la pensée d’Étienne Gilson pour lequel la réflexion métaphysique doit prendre la forme d’une critique du langage2187 : quel rapport peut dès lors être le sien avec le « faire/défaire » de Giacometti qui pour sa part prétendait avoir « assez affaire avec l’extérieur »2188 ? La lecture de Sartre ou de Merleau-Ponty n’a pas joué de rôle dans l’éloignement de Bonnefoy du surréalisme. Entre 1947 et 1953 (année de la parution du recueil Du Mouvement et de l’immobilité de Douve), ce sont davantage Chestov et Kierkegaard, ou encore L’Être et l’essence d’Étienne Gilson qui le retiennent. Et pourtant s’est engagée dès cette époque une lutte contre ce que John E. Jackson nomme « l’ennemi poétique primordial : le concept »2189. En quoi cette lutte se distingue-t-elle de celle à laquelle, dans notre chapitre précédent, Giacometti nous a paru pouvoir être associé, dans les parages de la phénoménologie ?
Reportons-nous pour le comprendre vers les textes que Bonnefoy consacre à l’artiste, et la façon dont y est problématisé le rapport du langage à l’image.
Lettre d’Alberto Giacometti à André Breton (1947), Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.844.
Arnaud Buchs, Yves Bonnefoy à l’horizon du surréalisme, Paris, Galilée, 2005, p. 59.
Ibid., p. 117.
Idem.
Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 43.
Arnaud Buchs, ibid., p. 32.
Idem.
Ibid., p. 29.
Ibid., p. 359.
Du Mouvement et de l’immobilité de Douve, Poèmes [1978], Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1982, p. 57.
Jacques Dupin, TPA, p. 26.
Arnaud Buchs, ibid.,p. 333.
Ibid., p. 331-332.
Voir ibid., p. 348.
Alberto Giacometti, « Notes sur les copies », op. cit., p. 97.
Voir Étienne Gilson, L’Être et l’essence [1948], Paris, Vrin, 2000, p. 13.
James Lord, Un portrait par Giacometti, op. cit.,p. 129.
Voir Arnaud Buchs, ibid., p. 288.