[Le « forcement »2190 du visible]
Comme souvent l’essentiel se divulgue brusquement au passant distrait là où il se refusait au chercheur aveuglé par son obstination, on gagne à approcher l’œuvre de Giacometti telle que la donne à voir Yves Bonnefoy – comme la disposition des essais recueillis dans L’Improbable nous incite à le faire – par le sentier détourné des Labours d’Ubac, laissant à l’horizon des terres retournées le clocher de Martinville d’une figure marquer d’une diaphane encoche le passage incertain de la terre au ciel. Ubac resté pour sa part dans la « proximité du visage » – c’est le titre du texte paru peu avant la mort de Giacometti dans Derrière le miroir – laisse transparaître a contrario ce qui fait le propre de Giacometti pour Bonnefoy. L’artiste belge pour lequel le visage de l’homme, s’il doit reparaître, « n’est pas anticipable pour le moment », est un artiste de la prudence 2191 . Il se contente de délimiter des corps – « cette part, dans l’être humain, de la terre » –, avec parfois l’audace de mettre en place une tête, affirmant sa masse, mais laissant ses traits « en blanc »2192. À cette prudence s’oppose de Giacometti ce qu’il faut alors nommer l’imprudence, et l’impatience.
Il semble à la lecture de « Proximité du visage » que Giacometti fascine Yves Bonnefoy pour s’être porté au plus loin de ce vertige qu’est la tentation de l’immédiat. Si deux dangers guettent pour Yves Bonnefoy l’artiste dans son rapport aux images, leur adoration sans borne ou leur rejet excessif, il semble que Giacometti soit guetté par un type particulier d’iconoclasme qu’on pourrait dire iconoclasme par excès, où s’embrase l’image à force d’iconolâtrie. Voici l’artiste d’une ordalie maniaque, sans fin réitérée, incarnant le désir d’une résurrection ici et maintenant, alors que la résurrection, dit Ubac, « on n’en saurait préjuger ». Il faut donc se garder de voir un quelconque processus identificatoire dans le rapport d’Yves Bonnefoy à Giacometti. Les sépare cette différence radicale de méthode que jamais le poète ne prétend abolir la dimension du temps ni peser dans un radical face à face sur une image d’élection jusqu’à ce qu’elle se déchire sous les coups de boutoir de l’invisible. La résurrection chez Yves Bonnefoy, c’est-à-dire la conversion de l’absence en présence, n’apparaît visée que dans la récollection des mille figures éparses du sensible, pour une transfiguration qui n’est posée que comme un espoir, jamais comme un dû. Il maintient dans son rapport aux images la voie médiane d’une médiatisation assumée dans cette perspective critique qu’impose l’acceptation lucide de notre finitude. Ubac est plus proche de lui, dont les lithographies de cette année 1966 laissent sourdre des gisants qui « font penser un peu à des figures de Giacometti » mais en sont en réalité « tout le contraire » :
‘Giacometti va droit au visage, pour lutter tout de suite avec la transcendance, avec l’avenir. Mais réussit-il à leur donner une forme ? Ne fait-il pas que marquer la convulsion d’une délivrance, d’une résurrection impossibles ? Face à cet élan foudroyé, Ubac se contente de circonscrire le champ de l’événement à venir. Rassemblant le bois pour le feu, ne cherchant pas à anticiper sur la justice du temps – cette main de l’intemporel qui déchire d’un coup la durée brumeuse « des gens qui meurent sur les saisons »2193.’Cherchant à bouleverser l’ordre du temps pour réclamer à l’art un « vrai pouvoir »2194, Giacometti tourne donc le dos à la « prudence » d’Ubac et n’incarne pas non plus pour « la conscience artistique de notre temps » le « pouvoir d’aimer », comme le véritable frère jumeau en peinture d’Yves Bonnefoy, le peintre Bonnard. Il s’expose au contraire au « déchirement sous les coups non amortis d’une transcendance »2195. Mais cette transcendance, quel bouclier serait susceptible d’en amortir les coups, sinon celui du sensible, par la médiatisation des images ? Giacometti refuse cette eau dans le vin, sinon dans le sang du réel, voilà ce qu’Yves Bonnefoy souligne comme la grande spécificité de cette œuvre, avec pour corollaire ce qui s’affirme comme l’intuition première du poète quant à elle : son inquiétante étrangeté.
Mot employé par Yves Bonnefoy lors de notre entretien.
« […] au sens ancien du mot où il y a un sentiment toujours vif de responsabilité envers l’ensemble des hommes », « Proximité du visage », Derrière le miroir, n°161, octobre 1966, repris dans L’Improbable et autres essais, op. cit., p. 315.
Ibid., p. 316.
Idem.
Jean-Paul Sartre, « Les Peintures de Giacometti », op. cit., p. 363.
Yves Bonnefoy, « Proximité du visage », op. cit., p. 314.