4) Couteau de l’Étranger

Cette intuition première possède sa loi : à un certain degré d’intensité, la plus grande plénitude de l’être se confond avec le néant, la vie immédiate avec la mort de tout. C’est autour de ce scintillement de l’être que gravite l’expérience de l’Étranger qui donne son titre et sa matière au premier texte d’Yves Bonnefoy sur Giacometti. « L’Étranger de Giacometti », texte d’hommage hybride, mêle largement l’autobiographie à la critique d’art, un trait qui disparaîtra des écrits ultérieurs de Bonnefoy sur Giacometti. Cette fusion n’est pas anodine. Notre hypothèse est que l’expérience de l’Étranger, qui est d’abord une expérience intime, biographique se trouve revivifiée pour Yves Bonnefoy par sa confrontation avec les sculptures de Giacometti, et surtout avec la première d’entre elles à s’être présentée à lui, L’Objet invisible. C’est alors pour étendre son ombre sur la réception première de l’œuvre par le poète. Cette impression primitive, résurrection d’un traumatisme de l’enfance, guide l’élaboration d’un texte où l’intime étrangeté trouve peu à peu des voies d’exorcisme dans celle de l’autre, où l’Étranger d’Yves Bonnefoy devient celui de Giacometti2196.

L’ancrage biographique du texte inclut une autre strate temporelle que celle des souvenirs d’enfance : celle du journal de voyage, et du journal de ce voyage bien particulier dont l’occasion est l’enterrement du sculpteur. Le poète pour s’y rendre remonte d’Italie par la route du lac de Côme. Cet événement qui donne son cadre et son prétexte à ce premier essai fait le lien entre le problème de la médiation et ce que nous appellerons avec Liviane Pinet-Thélot « l’expérience de l’Étranger »2197. Ce lieu passe par le détour de ce qui s’impose comme le tranchant d’une image – image qui recèle en abyme la négation de toute image : la comparaison qui assimile par l’intermédiaire du long regard batailleur d’une figure féminine les montagnes abruptes de Stampa à des couteaux2198.

‘Des couteaux, oui, comme l’aspect le plus immédiat de ces montagnes qui semblaient bouger, monter lentement dans l’afflux de la transparence. Mais plus encore, du fait de leur solitude et de leur silence, de leur « en-soi » terrible au-dessus de nous : l’arme qui surprend le réel, le tranchant immatériel qui, aux racines de la conscience, menace de défaire le sens que ce qui « est » a pour nous2199.’

Or, comment ce couteau tranche-t-il les racines du sens de notre présence au monde ? Par l’absence de médiation entre l’intensité de son acte d’être et notre finitude. L’effusion de l’immédiat se fait suffocation, ivresse des profondeurs dans l’afflux d’un trop-plein d’être. Les paysages de l’enfance ont incité Giacometti à vouloir se tenir là où il n’est plus de place pour l’humain, dans l’embolie de la présence, et leur description vaut pour une description de l’œuvre. Le « couteau » avec lequel Giacometti labourait le visage de ses sculptures tient lieu d’emblème du sculpteur autant que de métonymie de la main œuvrante :

‘Car désormais il n’y a plus rien entre le dernier chaos sous le ciel et nous engagés dans l’étroite faille ; et cette distance considérable en est ainsi comme nulle, et ce surgissement comme un gouffre. La montagne à Stampa est si dépouillée qu’elle en est réduite à l’acte pur d’exister. Et voici comment le couteau a pénétré dans l’amarre : cet acte d’être est si intense en même temps que si dénué, par rapport à nous, de qualités médiatrices, qu’il en est aussi bien celui de n’être pas, s’il y a un sens à ces mots. Cette présence qui nous accable, « tournant », se fait absence absolue. Cette lumière aveuglante, dernière à subsister des qualités du monde physique, ne dit plus que le vide et cette sorte de nuit qui en sont l’ultime niveau2200.’

Le couteau qui pour Giacometti est un medium plastique, l’équivalent du pinceau pour le peintre ou du stylo pour l’écrivain, et qui comme tel devrait être l’instrument du sens, devient donc dans ce texte par l’ambiguïté de son symbolisme, reflet de l’ambiguïté de la méthode de création d’Alberto Giacometti, celui d’une giration de ce sens sur son apex, pour sa complète destruction. On n’approche pas impunément du foyer de l’être. Giacometti qui pour Bonnefoy a tenté en art une expérience proche de la mystique dont le poète retrouve ici le vocabulaire – « lumière aveuglante », « nuit » – paie le prix de l’abolition de tout intermédiaire entre soi et la transcendance. Ayant joué à qui perd gagne, et brûlé les étapes d’une approche graduelle de l’absolu, le sculpteur se trouve dépossédé entièrement du seul bien qu’il convoitait. L’intensité change de signe et ses coups « non amortis » portent la mort là où on aurait voulu voir la vie. Voilà ce qu’éprouve à son tour le poète dans son ascension vers le lieu d’inhumation du poète. Le début de ce texte propose donc au lecteur un parcours spirituel où dans l’indistinction d’un « nous » le sens profond de l’œuvre devient partageable pour le poète à la faveur d’un lieu, pour une « expérience intérieure » qui rappelle, mais son sens est différent, l’ascension de l’Etna par Bataille dans Le Coupable.

Que Bonnefoy ait eu en tête cette page de Bataille qui l’a si profondément marqué lorsqu’il rédige « L’Étranger de Giacometti », la monographie le confirmera, où elle apparaît explicitement citée, à propos de l’expérience des petites figurines (Giacometti, rappelons-le, réalise un Buste de Diane Bataille en 19462201) et du retour de Giacometti à Paris en 1945 :

‘Si Giacometti a lu les livres que Bataille a écrits pendant la guerre, ce qui n’est pas impossible, il a pu y reconnaître une évolution assez comparable à la sienne, par exemple dans le Coupable, où il y a une évocation saisissante de l’en-soi des choses du monde et de l’expérience de la Présence, à propos de l’Etna dont Bataille a gravi les pentes : « Dépassant l’angle du refuge qui m’avait protégé jusque-là, le vent violent, immense, me saisit dans un bruit de tonnerre et je me trouvai devant le spectacle glaçant du cratère à deux cent mètres au-dessus de moi : la nuit n’empêchait pas d’en discerner l’horreur. Je reculai d’effroi pour m’abriter, puis, m’armant de courage, je revins : le vent était si froid et si tonnant, le sommet du volcan si expressif de terreur que c’était à peine supportable. Il me semble aujourd’hui que jamais le non-je de la nature ne m’a pris à la gorge avec tant de rage… ». On n’aura pas compris les figurines sur socle si on ne les sent pas gagnées sur ce non-Je, affrontées à la même pensée du néant : si on ne perçoit pas chez Giacometti la violence de l’expérience qui se jouait pour lui dans la dimension de l’infime, équivalente en abîme à l’immensité des montagnes2202.’

L’intertextualité n’est pas explicite dans le texte de 1967, mais l’évocation de « l’en-soi des choses du monde » associée à « l’immensité des montagnes » – « leur ‘en-soi’ terrible au-dessus de nous », dit l’essai de L’Improbable 2203 – traduisent assez la réécriture. La montagne, dans le texte de Bataille, indiquaient déjà les cours au Collège de France, « apparaît comme chez Cézanne eccéité pure, ontophanie »2204, et cette Présence humainement insupportable dans le texte de L’Éphémère 2205 comme dans Le Coupable appelle l’éclatement de la dimension de la personne. Mais la Biographie d’une œuvre qui explicite l’intertexte bataillien est aussi le lieu d’une prise de distance quant au bon usage de ce non-Je placé au centre du texte. En effet la « rupture de l’homogénéité personnelle [par] projection hors de soi d’une partie de soi-même »2206 qui fonde la conception bataillienne du religieux paraît à Bonnefoy sans véritable issue : « se jeter hors de soi, mais y être resté, aussi bien »2207.

Bonnefoy souligne, comme l’a montré Patrick Née, l’« ambiguïté remarquable » de la transgression, qui faute de promettre un dépassement, s’enferme dans des limites où la menace toujours la régression 2208. Bonnefoy, fasciné dans un premier temps par la radicalité ontologique du renversement bataillien s’attaquant au primat du beau et de l’idée, opposant le « bas matérialisme » à la « gnose »2209, a pu saisir dans un second temps la racine de cette « extraordinaire prolifération » qui « plonge dans un certain dispositif pulsionnel, jamais défait par l’auto-analyse du sujet qui y reste bloqué dans une tension pathétique et pour tout dire coupable »2210.

Le « moteur auto-analytique » de la création pour Bonnefoy exige au contraire de se retourner sur ses pulsions pour tenter de sortir « d’un moi pris dans sa protestation subjective depuis le nœud névrotique enfantin, déployé dans la fantasmatique langagière, et indiquer (sinon atteindre) un point à la fois objectal et objectif de référence extérieur à soi : le monde, autrui, la poésie comme signifiance »2211. C’est cette voie qu’indique déjà le texte de 1967 lorsqu’il évoque la possibilité d’ « aimer », de « s’attacher à quoi que ce soit »2212, pour faire s’évanouir l’Étranger. C’est elle que de façon plus explicite Bonnefoy cherche dans la création de Giacometti à travers les longs développements consacrés aux rapports entre lui et Bataille dans les cours au Collège de France, dans la monographie et dans l’article « Giacometti : le problème des deux époques »2213. C’est elle encore que vise la conclusion du passage de la monographie où apparaît la citation du Coupable lorsqu’à l’avertissement « On n’aura pas compris les figurines sur socle si on ne les sent pas gagnées sur ce non-Je » fait écho cette autre mise en garde : « Mais on se trompera tout autant si on sous-estime sa capacité de se concentrer sur son intuition pour l’analyser, la parler, la rendre communicable à ses proches, en faire un moyen pour les écouter, les entendre »2214.

La transmutation de l’œuvre en lieu alors que la présence de l’ami s’est elle-même tournée en absence permet au poète de revivre et de révéler le sens même d’une quête artistique vouée à l’échec et au déchirement. Bonnefoy repart de l’Italie, figure de l’éternelle Arcadie où la « qualité sensible et la sensation qu’elle éveille et la possession qu’on en prend » semblent « épuiser le possible ». Il monte d’abord à Stampa par dépouillement progressif de cette plénitude sensorielle :

‘[…] nous étions montés au-dessus des lacs dans l’hiver soudain insistant, le sol s’était dénudé et la couleur soudain apauvrie, le pays de l’universel sensible avait cessé peu à peu et c’était comme si une autre sorte de cohérence cherchait maintenant expression, la vie, par recul obligé sous la violence du vent, devenant de plus en plus existence, je veux dire présence aride qui n’a que soi-même pour fin et sa durée pour saveur dans son peu d’objets sous la neige.
Et cette cime au-dessus de nous, qui n’est plus même un objet2215.’

C’est alors vers sa propre expérience conjurée de l’Étranger qu’Yves Bonnefoy est amené à faire retour, expérience où l’on retrouve également la dualité du centre et du « recul » (le mot employé à propos de Giacometti revient pour évoquer l’expérience propre du poète) et le déchirement progressif de l’évidence sensible sous les coups de couteau du relief d’exister :

‘L’événement, c’était le même toujours, voix qui se taisent dans la substance du monde, chute de la saveur, comment dire ? passage au noir et blanc là où régnait la couleur. Et moi j’étais soudain en face de cette annonce, non plus l’enfant mille fois déterminé et prouvé par sa place au centre du monde, à la transparence des choses, mais ce recul, ce nom, cette énigme – cet avenir2216.’

Et, pour souligner dès maintenant la cohérence de ce triptyque que nous propose Yves Bonnefoy – expérience de l’Étranger devant les paysages de Stampa (premier mouvement, pp. 319 – 321), dans l’enfance d’Yves Bonnefoy (deuxième mouvement, pp. 321 – 323) et dans l’œuvre de Giacometti (troisième mouvement, pp. 323 – 332) – remarquons que c’est le mouvement même de la création chez Giacometti qu’annoncent chacun à sa manière ces deux passages. L’expérience de l’Étranger est en effet reconnue par le poète comme ces « impulsions mystérieuses » qui viennent barrer l’accès du sculpteur à son projet de « bien traduire la sensation », d’où ce mouvement une fois encore de recul où craque et cède l’évidence sensible :

‘Le désir de bien traduire la sensation, de reconnaître – et fixer peut-être – sa profondeur, était grand chez lui, mais aussi c’était cela même qui lui était interdit, et dans la statue ébauchée des impulsions mystérieuses venaient disproportionner les parties, raviner la forme, y creusant ces gouffres en apparence minimes, en fait vertigineux où s’effondrait non la ressemblance mais sa chaleur – bref, transir toute joie du niveau des sens, étendre le désert jusqu’au pied d’une présence terrible2217.’

Revenons donc sur cette expérience d’abord personnelle de l’Étranger, puisque l’épisode de « l’arrivée à Stampa » suscite l’anamnèse, deuxième moment du texte où de la béance de la tombe semble sourdre le « je me souviens »2218 des réminiscences intimes.

Notes
2196.

Dans le titre la préposition « de », qui peut traduire la possession comme la provenance, marque elle-même une ambiguïté entre l’intériorité – « L’Étranger de Giacometti » comme on dit « le Démon de Socrate » – et l’extériorité – « L’Étranger de Giacometti » en référence à celui de Baudelaire ou de Camus.

2197.

Liviane Pinet-Thélot, Yves Bonnefoy ou l’expérience de l’Étranger, Paris – Caen, Lettres Modernes Minard, 1998.

2198.

Pour comprendre ce paragraphe, il est utile de s’imaginer ce que fut cette journée, d’après le témoignage de Jacques Dupin [« De l’autre côté de la toile », Télérama hors série n° 148 H, 2007, p. 24] : « La dernière fois que j’ai fait le voyage de Stampa, ce fut pour les obsèques d’Alberto, le 15 janvier 1966. Paysage splendide et hiver glacial, vingt degrés au-dessous de zéro. Une journée claire et sèche, les montagnes cachaient le soleil ».

2199.

« L’Étranger de Giacometti », L’Éphémère n°1, 1967, repris dans L’Improbable et autres essais, op. cit., p. 319.

2200.

Ibid., p. 320-321.

2201.

Reproduit dans BO, p. 286.

2202.

BO, p. 284.

2203.

« L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 319.

2204.

« La poétique de Giacometti », II, op. cit., p. 69.

2205.

Rappelons la publication dans le n°3 de cette revue, septembre 1967, d’un inédit de Bataille, L’Œil pinéal (pp. 14-31), introduit par Denis Hollier.

2206.

Georges bataille, « La Mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh », Documents, n°8, 1930 ; repris dans OC I, p. 266.

2207.

Yves Bonnefoy, BO, p. 173.

2208.

Patrick Née, Zeuxis auto-analyste, Bruxelles, La Lettre volée, 2006, p. 123 : « Yves Bonnefoy renvoie […] à la juxtaposition de deux citations de Bataille [BO, p. 173, n. 5], d’une part un court extrait du Jeu lugubre : « Il est impossible de s’agiter autrement que comme un porc quand il bâfre dans le fumier et dans la boue en arrachant tout avec le groin » [Georges Bataille, « Le Jeu lugubre », Documents n°7, 1929, pp. 297-302] ; et, d’autre part, la dernière phrase de Sacrifices : « la mort qui me délivre du monde a enfermé ce monde réel dans l’irréalité du moi qui meurt » [Georges Bataille, OC I, p. 96]. Ainsi passe-t-on de la position la plus transgressive à l’enfermement de cette position dans les limites qu’elle entend désespérément transgresser ; car transgression n’est pas dépassement : pouvant même être tragiquement ajointée, comme l’avers et le revers d’une même médaille, à la régression qui menace toujours ».

2209.

« Voilà un axe pour la conscience, une polarité qu’une pensée simplement critique, comme nos sémiologies plus récentes, ne voudraient pas assumer »,BO, p. 173.

2210.

Patrick Née, ibid., pp. 123-124.

2211.

Ibid., p. 124.

2212.

« L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 328.

2213.

« Giacometti : le problème des deux époques », op. cit.

2214.

BO, p. 284.

2215.

« L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 320.

2216.

Ibid., p. 322.

2217.

Ibid., p. 325.

2218.

Ibid., p. 321.