Le deuxième mouvement de L’Étranger de Giacometti se referme sur une prosopopée de l’Étranger au terme de laquelle sa véritable nature se révèle. Il salue la dépouille de Giacometti, lui offrant le néant pour extrême-onction : « Celui-là non plus ne fut pas, que l’on descend dans la terre ». Pourtant, cette parole n’apparaît que pour être niée. L’Étranger ne parle pas, c’est « moi », c’est-à-dire le poète balayant sa fiction, « dans le temps qu’il ouvre »2253, qui parle. L’Étranger ne parle pas, il est le devenir-parole, la venue au langage. Il n’est rien d’autre que ce vide, cette rupture par laquelle l’infans accède à un mode d’être régi par la parole, et qui récuse toute immédiateté de la présence. Pourquoi l’Étranger, c’est-à-dire la faulx de néant qui nous fait basculer dans le langage, ouvre-t-il le temps ? Yves Bonnefoy s’en explique dans un entretien accordé à Pierre Boncenne : il brise le « lieu » en rompant sa continuité qui repose sur la simultanéité.
‘Nous regardons le monde et nous voyons l’arbre, la maison, la source, etc. Mais avant le langage, il y a une sorte de continuité entre l’arbre, la maison et la source : c’est le continu du monde, le fait que les choses existent là en même temps. Cette simultanéité des éléments composant notre univers et qui existe avant le langage, on peut le nommer « le lieu ». Or dans « le lieu », nous somme impliqués, nous faisons totalité avec lui. Et la poésie recherche précisément cela : elle est la nostalgie de cette expérience originelle du tout et l’unité avec le monde. Voilà pourquoi la poésie s’intéresse à l’enfance, car à notre origine, avant que nous n’ayons le langage à notre disposition, nous sommes dans cette totalité du monde, dans la simultanéité et l’immédiate présence2254.’La perte de la simultanéité primitive, c’est l’impossibilité désormais de la coïncidence entre l’être et le signe qui fonde le rêve de la tautégorie, notion venue de Karl-Philipp Moritz et reprise par Schlegel puis Coleridge, qui en sera le relai auprès d’Yves Bonnefoy. Cette conception fonde la théorie romantique du symbole fusionnel à laquelle Bonnefoy s’oppose puisqu’elle n’est qu’une forme de « rêve de l’image » dont Patrick Née a montré qu’il en dénonçait avec force la structure « synecdochique » pour lui opposer une conception strictement « métonymique » du symbole2255.
La tautégorie représente l’âge d’or, en ce qu’il est pour Bonnefoy « l’adéquation des mots et des choses »2256. Cette coïncidence d’avant la chute que précipite la « Venue » de l’Étranger reçoit dans l’essai de L’Éphémère ce nom de symbole qu’il nous faut définir puisqu’il entre en opposition avec l’un des termes-clefs de notre recherche, l’objet, terme également ambigu dans la redéfinition duquel Bonnefoy retrouve la ligne de démarcation tracée par Giacometti pour le distinguer de l’œuvre d’art2257 :
‘Avant que l’Étranger ne paraisse, c’étaient, disons, les « violons vibrants », les « collines », les « brocs de vin » qu’a évoqués Baudelaire (Rimbaud dirait le « verger », Nerval le « sycomore » ou le « myrte »), – un mode d’existence, pour chaque chose, ou son essence retentissait au sein même de sa présence, Idée parfaitement transparente, mariage de la sensation et du sens, du relatif et de l’absolu. On peut nommer cet objet premier, qui suggérait un ordre dans l’immanence, et dans tout l’être une phrase unique indéfiniment mélodieuse, le symbole, au sens baudelairien, justement, où l’on éprouve si fortement la vie chaleureuse et l’accueil.De l’objet « premier » à l’objet « moderne », la perte est donc celle du sens, de l’ordre, de l’être, bref, de cette présence qui est le nom donné par le poète à l’affleurement de l’unité2259, de l’indivisible dans la dispersion du visible. L’objet premier était présent là où l’objet second, tout en extériorité – « impénétrable » – par le vide qui lui est substituable signifie son essentielle absence.
Le symbole, synonyme de l’objet « premier » dans ce texte, n’est donc pas réductible à l’usage qu’en ont fait les symbolistes, lequel n’est qu’un dualisme, opposant l’évidence sensible à l’abstraction du signe pour une fuite de l’esprit hors de la matière, dans le rêve d’un Ailleurs. C’est la fuite devant le devoir rimbaldien de la « réalité rugueuse à étreindre ». Patrick Née souligne au contraire la conception moniste d’un « symbole hors symbolisme » chez Yves Bonnefoy, pour qui Rimbaud, s’il parle bien par symboles, n’est pas symboliste 2260. La référence à Baudelaire dans le texte s’appuie également sur cette conception unitaire du symbole qui le fait source de chaleur et d’accueil et porte le seul symbolisme envisageable par Yves Bonnefoy : « Je n’ai jamais cessé de voir le feu, je veux dire en esprit mais non comme un symbole, immédiatement, comme un fait. Autrement dit, s’il y a symbolisme, je l’éprouve empiriquement, c’est un réseau de sens que je n’achève pas de défaire »2261. Alors, si l’Étranger prononce l’embâcle du réel par la disjonction saussurienne du signifiant et du signifié, leur affrontement à perte de référent, s’il est « irréfutable », il subsiste malgré tout une issue pour qui a vécu l’effondrement de l’objet premier en objet moderne. C’est cet horizon d’un tiers objet empreint de lucidité sur le morcellement du rapport moderne au monde et au langage qu’indique dès lors l’œuvre de Giacometti pour le poète. Yves Bonnefoy, lecteur de Baudelaire, cherchera en effet à dépasser l’Étranger, à le « chasser »2262 en retrouvant par-delà l’objet moderne un usage du symbole qui refuse « de rassembler deux morceaux de langue entre eux ou de signes » (comme les tessons grecs qui scellaient un lien d’hospitalité entre deux individus) mais se propose « d’ajointer un signe à un fait, un mot à une chose, le réel au langage »2263.
Nous allons donc maintenant, dans le troisième mouvement de L’Étranger de Giacometti autant que dans la monographie ou dans les autres écrits d’Yves Bonnefoy sur Alberto Giacometti, accompagner le poète dans son interrogation sur l’affrontement de l’Étranger proposé par l’œuvre de l’artiste. En quoi a-t-il dessiné pour lui une voie possible dans l’exigence « d’obtenir de la poésie la présence au monde »2264 ? La réponse doit être cherchée sur le pont de l’épée du concept où va se jouer le passage de l’objet moderne vers l’impossible tiers objet.
Ibid., p. 323.
Entretien accordé à Pierre Boncerne, Lire, n°140, mai 1987, p. 26.
Voir Patrick Née, Rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy, Paris, Hermann, 2004, p. 13. Voir page suivante.
Yves Bonnefoy, « La question que nous pose le chant d’Orphée », La Grange, n° 30 (Journal du Cercle du Grand Théâtre de Genève), mai-juin 1995, p. 12.
Voir chapitre VIII.
« L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 324.
Voir « La Poésie française et le principe d’identité », L’Improbable et autres essais, op. cit., p. 251.
« Rimbaud devant la critique », chap. IX de Rimbaud, Paris, Hachette, coll. « Génies et Réalités », 1968, pp. 269-287.
« Lettre à Howard L. Nostrand », 10 septembre 1963, in Richard Vernier, Yves Bonnefoy ou les mots comme le ciel, G. Narr, Tübingen, rééd. J.-M. Place, Paris, 1985, p. 113.
« L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 330.
Patrick Née, ibid., p. 76.
Yves Bonnefoy, « L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 330.