7) L’exil et le nocher

Revenons alors, pour mieux en comprendre les termes, à ce refus – qui distingue Giacometti des autres artistes auxquels Yves Bonnefoy s’est intéressé – d’amortir par la médiatisation du langage les coups de la transcendance. La rencontre décisive de l’Étranger fait de Giacometti, comme du poète lui-même2265, un exilé. La particularité de l’artiste réside dès lors dans son obsession de la perte initiale2266 et dans la violence du refus que jusqu’au bout il lui aura opposé, violence égale à l’intensité de l’attachement initial :

‘La liberté de Giacometti n’était en fait que la contrepartie d’une adhésion donnée une fois pour toutes, jadis, avant l’Étranger, à une réalité désormais absente, ou plus exactement inactuelle. Ayant aimé trop intensément aux premiers jours, il n’eut plus assez de ressources, quand l’Étranger l’arracha à cet univers suffisant, pour s’attacher – s’incarner – ailleurs, et y régner dans le bonheur à nouveau de cette aptitude au concret qu’il maintenait comme une hypothèse précieuse, maintenant sans preuves mais toujours vive. Et c’est alors que ses assauts inouïs contre cet exil, étant portés dans le champ de l’objet sensible, de l’objet qu’il eût pu aimer, devinrent ce grand art où il ne voyait quant à lui que l’impuissance et l’échec2267.’

Dans la pensée d’Yves Bonnefoy, l’âge d’or, celui de l’« Idée parfaitement transparente », nous a été donné. Le platonisme, nous dit le poète, est cet âge d’or de l’esprit : « la pensée délivrée du vain besoin de prouver, et possédant heureusement l’absolu »2268. Ce platonisme n’est pourtant pas, comme on l’a dit à propos d’Anti-Platon, un platonisme renversé par le transfert au Sensible de la valeur accordée à l’Intelligible. Il est, remarque Patrick Née, un « platonisme déplacé dans la seule sphère de l’existence humaine » car il se passe du mythe de l’âme céleste exilée dans la matière du corps et qui aspire à remonter dans le sein de la toute-connaissance antérieure2269. L’âge d’or a donc été vécu spontanément par Giacometti comme par Yves Bonnefoy, qui réécrit le mythe de la Caverne :

‘[…] c’est le passage par le langage séparateur et la fin de l’œdipe qui produit nécessairement l’exil ; l’accès à la raison séparatrice consacre cette perte de l’Unité pré-œdipienne autant que pré-conceptuelle ; la nostalgie du « monde des Idées » se réécrit en celle du monde de l’infans où communiquaient précisément sensible et intelligible2270.’

Mais diverses attitudes sont possibles face à cette séparation et c’est dans la diversité de leurs réactions que se séparent Yves Bonnefoy et son Giacometti.

Pour éviter le Charybde de l’« oubli rationalisant de la condition première » comme le Scylla de la « déploration mélancolique de sa perte », le poète trouve une issue dans le « deuil consenti et traversé »2271. Il propose alors une reformulation du platonisme où les « Idées » perdent leur abstraction pour être resémantisées au contact de la « réalité rugueuse » et devenir des « actes » ou des « objets », c’est-à-dire des « signes pleins qui se souviennent de l’Un »2272. Yves Bonnefoy accepte donc de se situer dans le langage, pour y ménager l’ouverture de « mots-paradoxes ‘d’avant le langage’ »2273 :

‘Il m’a fallu beaucoup de temps pour reconnaître que l’absolu vient sacrer cette finitude en nous quand, notre existence sauvée ne faisant plus qu’un avec le tout, étant la pierre – c’est un état inaccessible aujourd’hui où nous parlons le concept, mais du moins méditable et approchable – les actes et les objets de notre condition naturelle sont effectivement les Idées, les grands universels transparents d’un empyrée personnel qui coïncide avec notre vie2274.’

Giacometti tel qu’Yves Bonnefoy l’analyse serait au contraire l’homme du refus de ce deuil sans pour autant tomber lui non plus dans la « déploration mélancolique » ni dans l’« oubli rationnalisant de notre condition première ».

Ce qui semble absorber le poète au départ de sa réflexion sont les « assauts inouïs » auxquels aura donné lieu ce refus de différer l’heure de la « décision spirituelle »2275 signifié par l’ultimatum de chaque œuvre. Cette tentation « tautégorique » de l’artiste fasciné par Le Chef d’œuvre inconnu, ce refus d’enterrer le romantisme dans un constant « forcement de la présence » se distingue de la voie médiane, dialectique choisie par un poète qui, « ni iconophile, ni iconoclaste », a fait le choix de « critiquer l’image dans l’image »2276. Ce « romantisme critique » affirme sa conscience du négatif du langage et de la perte originaire, mais pour lui opposer la décision de « bâtir le positif de la ‘terre seconde’ de la poésie »2277. Patrick Née souligne avec force la « double postulation »2278 qui découle de cette position pour la conscience critique et créatrice d’Yves Bonnefoy :

‘D’une part, son désir d’œuvrer dans et par les mots est sous-tendu par l’espoir ontologique du retour à cette parole des origines qui, dans la saisie immédiate de son propre référent, dirait, et serait du même coup, l’Être ou l’Un ; d’autre part, le soupçon ne le quitte pas de n’avoir affaire alors qu’à un mythe réparateur, qu’il appelle « un rêve », ou bien « l’image », dans la pure et simple attestation d’une « essentielle, une inguérissable mélancolie »2279.’

Le sculpteur-alchimiste que Bonnefoy imagine « démaillotant la statue comme dans l’espoir d’un cri de la vaine image »2280 ne retient que le premier terme de cette double postulation, pour se porter au plus loin contre sa limite d’impossible, d’où la nécessité de « prendre très au sérieux ce qu’il appelait son échec »2281. Face à cette exigence acharnée du « miracle »2282 auquel il a renoncé dans l’immédiat, le poète ne peut que dire son attention fébrile – « que pouvait-il ? »2283 – autant que lucide : « ce n’était qu’un rêve, il n’y a pas de pouvoir »2284.

Pourtant ce qui prime lorsque Bonnefoy aborde cette œuvre, c’est la fascination pour la figure romantique d’un « roi-prêtre »2285 égyptien, du « nocher d’un autre rivage, mieux préparé que quiconque, à se risquer sur le gouffre où commence à changer la vie »2286. L’œuvre de Giacometti permet à Bonnefoy mieux qu’aucune autre d’approfondir sa double postulation, car elle en porte le premier mouvement à ses limites extrêmes autant qu’elle prête le flanc à un retour critique vers le second mouvement par la méditation d’un échec inlassablement répété. L’échec de Giacometti est l’endroit où il rencontre la dualité profonde de l’activité poétique pour Yves Bonnefoy. Il rend alors son expérience partageable et méditable pour le poète, la poésie étant « une tentative, frontale, pour accéder à de la présence, mais aussi une retombée, incessante, qui éclaire la condition humaine et permet que des hommes, ici ou là dans le monde, fassent de leur attente déçue une réflexion partagée »2287. La retombée, pour Giacometti, sera à la mesure de la vigueur de l’assaut.

Mais surtout la différence entre la pratique de Bonnefoy et celle de Giacometti réside en ceci que l’assaut chez Giacometti se veut définitif, qu’il fait de la sculpture pour en finir avec la sculpture, étant à sa manière, pour reprendre une expression de Bonnefoy à propos de Georges Duthuit, un « ennemi des images », orgueilleux comme Justinien s’élançant dans Sainte-Sophie2288. À la « lucidité contradictoire » du poète résolument ancré dans le « relatif », où « présence et représentation cohabitent »2289, s’oppose une volonté d’abolition de la représentation par la représentation elle-même, un iconoclasme dont l’image s’avère le paradoxal moyen. C’est que Giacometti veut « re-présenter », davantage que « représenter » les traits du modèle, c’est-à-dire les « douer dans l’œuvre d’un absolu de présence qui dans le vécu fait défaut »2290. Mais la présence « se refuse à la représentation, elle lui est transcendante »2291, et l’oxymorique projet de vouloir « représenter la présence », c’est-à-dire « ne faire qu’un seul grand acte de vie de l’Image et de l’Être »2292 expose l’artiste au déchirement entre des termes incompatibles.

Cette « tentative, frontale, pour accéder à de la présence », il convient maintenant d’envisager en quoi elle nourrit la réflexion d’Yves Bonnefoy sur les rapports entre l’art et la pensée conceptuelle dans cet éclairage particulier qu’offre la pratique d’Alberto Giacometti.

Notes
2265.

Le terme d’« exil » apparaît dans les souvenirs de Toirac autant que dans les textes consacrés à Giacometti. Voir L’Arrière-pays, op. cit., p. 53 et « L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 329.

2266.

« […] la rencontre première avait été si traumatisante – était restée si fondamentale – qu’on peut dire, je crois, que, sculptant, peignant, il ne pouvait s’empêcher, à chaque instant du travail, de la revivre », « L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 325.

2267.

« L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 329.

2268.

« Lettre à Howard L. Nostrand », op. cit., p. 115.

2269.

Patrick Née, ibid., p. 37.

2270.

Ibid., pp. 37-38.

2271.

Ibid., p. 38.

2272.

Idem.

2273.

Idem.

2274.

Yves Bonnefoy, « Lettre à Howard L. Nostrand », op. cit., p. 116.

2275.

« L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 331.

2276.

Patrick Née, ibid., p. 14.

2277.

Idem.

2278.

Patrick Née reprend cette expression d’Yves Bonnefoy lui-même. Voir Yves Bonnefoy, « Georges Poulet et la poésie », Georges Poulet parmi nous, textes réunis par Stéphanie Coudré-Mauroux & Olivier Pot, Genève, Slatkine, 2004, p. 99.

2279.

Yves Bonnefoy, « La question que nous pose le chant d’Orphée », op. cit., p. 12. Cité par Patrick Née, ibid., p. 71.

2280.

« L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 329.

2281.

Idem.

2282.

Idem.

2283.

Ibid., p. 327.

2284.

Ibid., p. 328.

2285.

Ibid., p. 328.

2286.

Ibid.., p. 327.

2287.

« Georges Poulet et la poésie », op. cit., p. 117.

2288.

Georges Duthuit dénonce dans ses écrits le « péché de représentation » qui a poussé les artistes fautifs à s’aliéner à « une imitation […] des choses du monde au lieu de se donner librement à un acte de participation entraînant les réalités de l’univers dans une sorte de fête dont l’œuvre d’art serait le centre », d’où son admiration pour l’art byzantin. Voir « Un ennemi des images », préface d’Yves Bonnefoy à Georges Duthuit, Représentation et présence. Premiers écrits et travaux, 1923-1952, Paris, Flammarion, coll. « Idées et recherches », 1974, pp. 5-28 ; repris dans Le Nuage rouge, Paris, Mercure de France, 1977, pp. 125-157. La citation dans cette note provient de l’entretien radiophonique entre Jean Starobinski et Yves Bonnefoy, Les Fonctions de l’image, France Culture, Roger Pillaudin producteur, émission du 9 septembre 1975. Voir pour la transcription Patrick Née, Yves Bonnefoy penseur de l’image ou les travaux de Zeuxis, Paris, Gallimard, 2006, pp. 172-173.

2289.

Yves Bonnefoy, « Georges Poulet et la poésie », op. cit., p. 124.

2290.

« Le Désir de Giacometti », op. cit., p. 462.

2291.

Ibid., p. 463.

2292.

Ibid., p. 473.