8) Critique d’un art de la « confiance faite au langage, sous ses aspects conceptuels »

[Critique d’un art de la « confiance faite au langage, sous ses aspects conceptuels »2293]

Nous n’allons pas revenir ici en détails sur la lecture d’Hier, sables mouvants par Yves Bonnefoy dans le premier chapitre de sa monographie, que nous avons déjà évoquée, mais remarquons que la « pierre noire » s’y oppose au monolithe de « couleur dorée » de la même manière que les « couteaux » surplombant Stampa, dans L’Étranger de Giacometti, arrachaient à l’intimité italienne, et pour une signification semblable : Giacometti « aurait à vivre comme elle se dressait là, seule, nue »2294. Condamné à la solitude pour avoir refusé le système des représentations et des valeurs de sa mère, garante de cette intimité avec le Tout du Paradis enfantin, Giacometti n’en vit pas moins, à travers cette chute2295, une épreuve qualifiante, dont la valeur initiatique se révèle pour le poète par son accès à « une expérience en somme directe de ce fait d’être qui d’ordinaire se dissimule sous les diverses façons dont l’existence est vécue »2296. Il advient pour compléter cette Venue de l’Étranger une seconde expérience, qui est celle de la mort de Van M. déjà évoquée2297, dans son absurdité et sa solitude :

‘Là, en somme, où un instant avant il éprouvait encore en ce qu’il était lui-même une présence au monde, simplement privée de ses biens par sa rupture avec les valeurs collectives, là même il devait comprendre qu’il n’y a rien, sinon cette mystérieuse volonté d’être qui, désespérément, follement, se cramponne à sa dépouille d’emblée mortelle […]2298.’

Voici la présence qui se tourne en absence, et dans l’art de Giacometti l’œuvre de la mort qui nous reporte à nouveau vers l’incontournable Objet invisible.

Souvenons-nous alors de la réponse de Bonnefoy à Breton, qui décèle après-coup l’influence d’un « instinct de mort »2299 dans cette figure dont son texte a échoué à retenir l’auteur. Bonnefoy lui oppose pour sa part la « pensée de la mort », qui est bien autre chose qu’une pulsion, dont témoigne d’après lui cette sculpture où, à l’issue du retour sur soi des années surréalistes, Giacometti prend conscience « de la structure fondamentale de son être psychique »2300. Cette « vierge du fond des nuits »2301 qui se dresse sur une tombe, avec ses mains « tenant le vide » à la place d’un enfant lui signifiait en effet cette vérité qu’« une mère peut à la fois élever un enfant et l’anéantir »2302. Mais, et c’est là où l’interprétation de Bonnefoy marque une évolution dans sa compréhension de la sculpture entre l’essai de L’Éphémère et la monographie, ces mains qui semblent modeler, « au contact du visible et de l’invisible dans un geste de monstration et d’offrande », disent également que l’art peut être l’attestation de cette « présence du monde qui s’est défaite, comme un paradis se referme »2303. Elles rappellent l’admiration et la confiance de la mère qui lui a donné vie, « dans la mort donnée », et sont une « intimation », une injonction à faire œuvre. Cette valeur positive du message de l’ange d’Annonciation ne se trouve pas dans le texte de 1967, qui ne dit pour sa part que l’Absence et les rapports brisés par la venue du chevalier de deuil. Les développements de l’analyse viennent peu à peu atténuer le coefficient de tragique qui dominait les premières impressions, trop peu distanciées du réflexe premier d’identification. Les clefs de cette évolution sont à chercher dans une attention plus grande accordée à l’art du portrait et au dessin, et plus particulièrement encore à la lithographie, à peine évoqués dans l’essai de L’Improbable. Mais retenons pour l’instant ce second point qui nous intéresse : l’œuvre de Giacometti sait la mort, et fait de ce savoir l’axe d’une révolution qui intéresse l’art d’Occident dans son ensemble.

Nous allons alors percevoir avec plus de netteté le lien de ces développements avec le problème central de ce chapitre, à savoir le bouleversement des rapports entre réel et langage que l’art de Giacometti met en lumière, fournissant appui à certains poètes pour le penser, et en mesurer les conséquences sur leur pratique propre, avec les moyens qui sont les leurs. L’attachement de Giacometti au modèle extérieur, et à ce moyen privilégié pour le connaître qu’est la pratique du dessin, désigne en effet comme adjacente à ses préoccupations et à celles des poètes la ligne impérieuse, droite parmi les détours et les mille replis du vivant, de l’instrument conceptuel, que l’œuvre d’Yves Bonnefoy questionne avec insistance depuis un demi-siècle. Quel est ce lien ? Qu’est-ce qui relie L’Étranger de Giacometti aux réflexions sur les tombeaux de Ravenne recueillies elles aussi dans L’Improbable ? Cette accusation de 1953 : « Le concept cherche à fonder la vérité sans la mort. À faire enfin que la mort ne soit plus vraie »2304. Or Yves Bonnefoy entreprend dans son Giacometti de révéler comment les expériences fondatrices de la vie d’un artiste l’auront placé dans son rapport à l’art en porte-à-faux avec son époque, pour de vertigineuses conséquences. Exilé, expulsé de ce paradis qu’est la coïncidence entre les mots et les choses par la perte de l’enfance, c’est-à-dire l’accès au langage séparateur, Giacometti vit en raccourci le passage de l’ère du symbole à l’ère de l’objet moderne 2305 qui caractérise plusieurs siècles de l’histoire de l’art occidental, et l’exprime dans sa sculpture. Il a de plus vécu un aggravement de cette sensibilité ontologique dans une expérience traumatisante qui le confronte à la mort, une expérience d’une importance telle qu’elle rejaillit plus de vingt ans plus tard dans un texte – Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. ­(1946) – et une sculpture, Tête sur tige (1947) : « Ma vie a bel et bien basculé d’un coup, ce jour-là »2306.

À l’automne 1921, face à la mort du vieil Hollandais, Giacometti se voit moins confronté au fait de la mort physique qu’à la solitude de cette mort, « son caractère de ‘fin misérable’ et absurde dans l’indifférence de toute vie sur la terre »2307. Il n’en dormira plus la nuit qu’avec une ampoule allumée à son chevet, effrayé par la « précarité non de la vie, mais du fait même de la personne, le caractère fictif de la conscience de soi, la vanité du nom propre, d’emblée mangé par l’absence comme ceux de T. ou Van M. »2308 :

‘Ce drame, plus j’y pense, c’est à cause de lui que j’ai toujours vécu dans le provisoire, que je n’ai cessé d’avoir horreur de toute possession. S’installer, acheter une maison, s’aménager une jolie existence, alors qu’il y a cette menace, toujours, – non ! Je préfère vivre dans les hôtels, les cafés, les lieux de passage…2309

Confronté donc à une expérience directe du fait d’être, et conscient avec acuité du néant qui menace cette « mystérieuse volonté d’être » cramponnée « à sa dépouille d’emblée mortelle », sachant donc la mort plus qu’un autre, jusqu’à passer tout un été à peindre un crâne et jalonner son œuvre d’un memento mori aux nombreux avatars, que rencontre Giacometti dans l’art moderne ? Les textes rassemblés par Yves Bonnefoy en 2002 dans ses Remarques sur le regard le résument avec beaucoup de clarté. Patrick Née note en effet le phénomène de mise en spirale de sa pensée chez Yves Bonnefoy, « repassant par les mêmes points, mais avec un creusement supplémentaire dans la redite, qui fore au plus loin de ce dont il ne cesse de mieux prendre (et faire prendre) conscience »2310. Si la position d’Yves Bonnefoy sur les rapports entre la poésie et la pensée conceptuelle évolue jusqu’à n’avoir jamais été plus claire et plus nuancée que dans la réponse récente à une critique ancienne de Georges Poulet2311, la réflexion sur Giacometti, qui témoigne du même souci acharné de la « reprise notionnelle » de texte en texte, suit le même chemin. Les récentes Remarques sur le regard contiennent ainsi des éclairages précieux qui approfondissent les avancées de la monographie sur cette question.

L’art d’occident apparaît dans ces pages caractérisé par la « confiance faite au langage, sous ses aspects conceptuels »2312. L’artiste qui est un être parlant n’est en effet pas épargné par la soumission aux « impératifs du langage »2313, et se trouve écartelé entre les deux options qui sont les conséquences du recours à l’instrument conceptuel et se traduisent par une opposition entre le regard et les yeux que le poète vit pour sa part comme une opposition entre la parole et les mots. Qu’est-ce que le concept ? C’est un travail « qui isole un aspect ou un autre, dans la surabondance des phénomènes, et lui attribue un nom, lequel en devient son concept, puis se sert de ce point d’appui pour tenir un discours où seront formulées des propriétés de ces phénomènes ou dégagées des lois de portée plus vaste ». Loin des imprécations des « Tombeaux de Ravenne », et dans la lignée de cette « amitié »2314 désormais revendiquée par Yves Bonnefoy entre la poésie et cette pensée conceptuelle qu’elle combat, le poète note le bénéfice que l’homme peut tirer de cette approche qui lui permet de bâtir « un environnement praticable par la société et l’individu »2315 et ouvre un champ à la connaissance et à l’action. C’est alors à la « compassion » qu’il en appelle pour saluer le « courage de cette approche du monde qui pour le connaître et le transformer prend le risque de le perdre, avec l’exil pour destin »2316.

Car cette façon d’appréhender le monde n’est pas sans inconvénients. En effet, « tout choix d’un aspect dans une chose conduit à en négliger nombre d’autres, ce qui restreint le champ du savoir au moment où on s’y engage ». Là encore Yves Bonnefoy nuance en précisant que les perpétuelles remises en cause critiques qui font progresser la science lui permettent peu à peu « l’appréhension d’une réelle complexité », mais c’est pour souligner en retour l’oubli majeur qui lui apparaît comme le principal danger du concept :

‘Et c’est que le monde ainsi institué aura beau se différencier, donnant signification à des aspects toujours plus nombreux de la donnée empirique, il n’en restera pas moins une représentation, abstraite et partielle, de ce grand dehors au sein duquel l’aventure humaine se fraie sa voie : alors que ce primat d’un schème, d’une abstraction, sur des formes d’approche plus immédiates empêche des expériences qui sont pourtant nécessaires à une pleine conscience de soi dans chaque personne, si ce n’est pas même à la survie de l’humanité. Cet appauvrissement se vérifie de deux façons qui en profondeur n’en font qu’une. D’une part, la conceptualisation, qui privilégie tel ou tel aspect de la chose, ne fait que différer l’appréhension des autres aspects, elle se prive du regard qui d’emblée révèle que leur nombre est illimité, elle ne fait donc plus l’expérience de l’infini au sein du fini. Et d’autre part elle ne peut reconnaître dans son objet cette unité immédiate, indécomposable, totalisant son infinité dont bien des composantes sont de hasard, c’est-à-dire particulières, par lesquelles cet objet se fait à nos yeux présence unique, irremplaçable par aucun autre : un absolu2317.’

Méconnaissance de l’infini au sein du fini, mais également de cette unité qui ressaisit par en-dessous le nombre infini de ses qualités pour faire de l’objet une réalité particulière, la pensée conceptuelle, à laquelle échappe le hasard qui gouverne la finitude et fait qu’un objet est là où tout aussi bien il aurait pu y avoir le néant, ne peut qu’avoir une perception négative de la finitude. L’homme qui se voue à la pensée conceptuelle et oublie ainsi l’unité ne peut plus vivre sa propre finitude que comme « ce qui nous referme sur nous-mêmes, nous voue à une matérialité qui ne recouvre que le néant », pour le précipiter dans l’angoisse. Cette angoisse fait le lit des religions, tout comme elle est le ressort de cet art « existentiel » de Giacometti pendant la guerre et dans l’immédiat après-guerre. Pourtant cet art qui croise les analyses de la phénoménologie existentielle sartrienne, le poète le perçoit encore prisonnier de la pensée conceptuelle, expliquant ainsi son anxiété. Car, nous l’avons vu, Bonnefoy montre que Giacometti dépasse les propositions de l’Existentialisme dès lors que, dans une dernière période, il cherche non plus à parler de la présence, mais à la vivre. Il retrouve alors cette conscience d’une unité profonde irréductible à l’absurde qui le fait, nous dit Bonnefoy, rompre avec Sartre pour rejoindre « quelques poètes soucieux autant que lui-même de l’expérience de la présence »2318. Il n’y a jamais eu en réalité de « rupture » avec Sartre, mais conservons pour le moment cette vision des choses qui nous aide à mieux appréhender la pensée de Bonnefoy.

Cette analyse des bienfaits et des méfaits du recours à l’instrument conceptuel décide en profondeur de toute une lecture de l’histoire de l’art aussi riche que complexe dans sa visée du simple, mais que nous devons restituer schématiquement pour comprendre à quel carrefour Giacometti se situe. Il faut alors distinguer deux époques, dont la première correspond aux chapitres II et III de la monographie, centrés sur le post-impressionnisme dans lequel Giacometti a baigné par son père et sur la peinture italienne, et la deuxième aux chapitres IV, V et VI : apprentissage du siècle, traversée des avant-gardes et période surréaliste. Cette première époque est celle de la mimésis. L’usage de l’instrument conceptuel en art depuis le XIVème siècle, depuis Giotto, c’est-à-dire depuis « que l’on a cherché des pouvoirs dans la maîtrise des lois – et des aspects – de l’être sensible »2319 s’y étend en effet peu à peu. Cette première époque est alors caractérisée par :

‘[…] un système de représentations et de significations unifié et unique [qui] accrédit[e] une certaine idée de l’univers, de la vie, de l’être psychique, que l’on pr[end] pour la réalité même, connaissable en sa profondeur, identifiable dans ses objets, d’où un art qui aim[e] représenter ce qu’il cr[oit] et v[oit] […]2320. ’

C’est à une telle conception de l’art que Giacometti a été formé dans l’atelier de son père, puis chez Bourdelle. Mais à son arrivée à Paris il a rencontré les effets de ce deuxième moment où, « avec la physique et la biologie récentes, avec la psychanalyse, avec la réflexion des linguistes, la pensée s’est vue délivrée de toute vision unitaire »2321. La figure des choses s’étant démultipliée, elle cesse alors de constituer un objet valable pour l’art qui choisit d’« explorer les virtualités du langage et autres systèmes de signes, supposés désormais la seule réalité »2322. Mais ces deux moments du discours conceptuel dans l’art ne s’opposent pourtant qu’en apparence pour Bonnefoy qui y décèle un oubli commun : « Qu’il soit un ou multiple, qu’il se veuille un dogme ou consente aux déconstructions, le discours conceptuel reste conceptuel, il continue de laisser hors de son champ de pensée ce que le concept ne peut pas saisir »2323. Or cet oubli, c’est précisément cette présence dans la quête de laquelle Bonnefoy a montré que l’histoire intime de Giacometti l’avait jeté, par le fait de l’exil et de la mort, au sein de la vie même, donnée. La présence apparaît pour le poète ce surcroît que Giacometti recherche par la médiation de l’art, et pour trouer cette médiation. Il nous faut donc la définir avec plus de précision. Bonnefoy entend par chose présente la « chose actuellement existante, avec le nombre infini de ses qualités sensibles, avec aussi ce qu’a d’absolu le fait qu’elle existe à un moment, en un lieu ». La présence, c’est donc cet acte d’être dans sa nudité, une « transcendance hors langage » irréductible à la pensée conceptuelle, si l’on veut bien entendre par transcendance, pour cette pensée athée, une transcendance dans l’immanence.

Notes
2293.

« Le Projet de Giacometti », op. cit., p. 67.

2294.

BO, p. 275.

2295.

Voir chapitre IX.

2296.

Idem.

2297.

Voir chapitre IX.

2298.

« Le Désir de Giacometti », op. cit., p. 459.

2299.

 André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 709.

2300.

Yves Bonnefoy, BO, p. 240.

2301.

Ibid., p. 230.

2302.

Ibid., p. 232.

2303.

Idem.

2304.

« Les Tombeaux de Ravenne », Les Lettres nouvelles, n° 3, mai 1953, repris dans L’Improbable et autres essais, op. cit., p. 17.

2305.

Voir « L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 324.

2306.

 Jean Clay, ibid., p. 53.

2307.

Yves Bonnefoy, BO, p. 102.

2308.

Idem.

2309.

Jean Clay, ibid., p. 53.

2310.

Patrick Née, Rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy, op. cit., p. 152.

2311.

Yves Bonnefoy, « Georges Poulet et la poésie », op. cit.

2312.

« Le projet de Giacometti », op. cit., p. 67.

2313.

« Le regard et les yeux », op. cit., p. 11.

2314.

« Georges Poulet et la poésie », op. cit., p. 118.

2315.

« Le regard et les yeux », idem.

2316.

« Georges Poulet et la poésie », idem.

2317.

Ibid., p. 12.

2318.

Voir « Le Projet de Giacometti », op. cit., pp. 48-49.

2319.

BO, p. 135.

2320.

« Le Projet de Giacometti », op. cit., p. 67.

2321.

Ibid., p. 68.

2322.

Idem.

2323.

Idem.