9) Eccéité et quiddité

De quelle manière Giacometti touche-t-il très tôt à ce surcroît n’offrant aucune prise à l’approche par le divisé ? Nous l’avons vu lors de notre analyse de la référence alchimique : l’unité, le rapport du tout de la figure à ses parties est une préoccupation constante de Giacometti dès la période de la Grande Chaumière. Mais arrêtons-nous d’abord sur l’« épisode des poires », qui l’oppose à son père, car il est l’occasion pour le poète d’avancer à propos de l’œuvre deux notions-clefs empruntées à la pensée médiévale, c’est-à-dire antérieures à la confiance qu’aura accordée au langage conceptuel la Renaissance à ses débuts.

Le deuxième chapitre de la monographie se concentre en effet sur la figure du père pour faire le lien, dans les années de formation, entre l’expérience de l’Étranger et ce qu’elle bouleverse dans le langage artistique. Bonnefoy aborde alors le conflit entre les données de la perception et les représentations mentales qui tendent à se surimposer à elles à travers l’analyse de ce souvenir, rapporté tardivement à David Sylvester par un artiste que les longues discussions avec Sartre notamment avaient rendu plus conscient de sa pratique, et maîtrisant davantage les outils d’analyse nécessaires pour revenir sur elle :

‘Par exemple, mon père qui faisait des portraits d’après nature faisait des portraits grandeur nature tout-à-fait instinctivement, même si je posais à trois mètres. S’il faisait des pommes sur une table, il les faisait grandeur nature. Et moi, j’ai dessiné une fois dans son atelier – j’avais 18-19 ans – des poires qui étaient sur une table – à la distance normale d’une nature morte. Et les poires devenaient toujours minuscules. Je recommençais, elles redevenaient toujours exactement de la même taille. Mon père, agacé, a dit : « Mais commence à les faire comme elles sont, comme tu les vois ! » Et il les a corrigées. J’ai essayé de les faire comme ça, et puis, malgré moi, j’ai gommé, j’ai gommé, et elles sont redevenues une demi-heure après, exactement au millimètre, de la même taille que les premières2324.’

Ce que Bonnefoy décèle ici dans l’attitude de Giacometti père, c’est une forme de « neutralisation existentielle ». Placer l’objet à « distance normale », « celle où on peut le déchiffrer aisément »2325, c’est le livrer, indépendamment de sa présence ici et maintenant, à une approche par le langage, « à ce savoir que le langage crédite »2326 : « La chose considérée n’est plus une part du tout […], c’est simplement l’occasion d’une acquisition de signes qui vont permettre au peintre, demeuré seul avec soi, d’être demain, dans la composition du tableau, davantage encore le rêve qu’il a déjà substitué, le sait-il ou pas, à une intimité authentique avec la réalité naturelle »2327. En s’en tenant à la stricte évocation d’un « champ optique, de cette étendue accessible aux yeux », Alberto Giacometti refuse de faire de l’objet le prétexte d’un discours, et le rend à son lieu et à sa propre réalité, que l’observateur « ne peut prétendre connue ni même peut-être connaissable »2328.

Yves Bonnefoy pense que la philosophie médiévale sait mieux que les temps modernes poser le problème de l’Être et c’est vers elle qu’il se tourne pour lui emprunter deux outils fondamentaux de son analyse de l’oubli de la présence dans le discours conceptuel. Giacometti lui semble dans cet épisode être brusquement passé d’un souci de la « quiddité – c’est-à-dire des caractères qui définissent la chose, qui la distinguent des autres – à l’attestation de son eccéité, laquelle est l’acte par quoi une chose, un être sont là, ont surgi là, devant nous, alors que ce lieu aurait pu tout aussi bien être vide »2329. À travers son père c’est alors tout l’art de la « première époque » que Giacometti accuse, pour Bonnefoy, de restreindre l’être propre de l’objet aux catégories d’une langue, « aux préjugés d’un savoir »2330, alors que pour sa part il ouvre le dessin à une pensée « de l’Autre et du droit de l’Autre »2331. Yves Bonnefoy nous donne donc ici des outils précieux pour penser les rapports de l’art de Giacometti avec le discours conceptuel : à l’art de la mimésis de son père, qui est celui de l’Occident depuis les débuts de la Renaissance, à cet art de la quiddité qui cherche trop à compter, peser, diviser, Giacometti oppose son souci de la présence, c’est-à-dire de l’eccéité.

Notes
2324.

 Alberto Giacometti, « Entretien avec David Sylvester », op. cit., p. 289.

2325.

Yves Bonnefoy, « Le Projet de Giacometti », op. cit., p. 68.

2326.

Ibid., p. 68.

2327.

Ibid., p. 69.

2328.

Idem.

2329.

Ibid., p. 70.

2330.

Idem.

2331.

Ibid., pp. 70-71.