10) Les avant-gardes ou le temps des « idées » face à l’affirmation d’un souci de l’altérité

Cette émergence d’une pensée de l’altérité, Bonnefoy en suit l’occultation à travers la rencontre des avant-gardes pour voir dans la pensée de l’amour des surréalistes ce qui les lui fait préférer à l’anti-humanisme de Bataille, à l’inverse de sa propre évolution, puisqu’en effet, Arnaud Buchs l’a montré, la critique bataillienne du langage, dont la forte influence est lisible dans « Sur le concept de lierre »2332, en 1950, a joué un grand rôle dans le détachement de Bonnefoy du surréalisme. Revenons une dernière fois sur le pivot de l’analyse de Bonnefoy pour cette période, L’Objet invisible, qui lui donne l’occasion de se mesurer directement à la pensée de Breton.

La question de l’image surréaliste devient alors l’enjeu essentiel, puisque Breton suit avec fébrilité les avancées de cette sculpture à laquelle il prend grand intérêt, mais c’est dans le refus de cette notion de « progrès », qui désormais va prendre tout son sens dans l’art de Giacometti. Pour Breton, nous l’avons vu, la sculpture est « lente à émerger du cristal de ses plans », et les aléas de sa réalisation ne viennent en aucun cas remettre en cause pour lui l’évidence d’une cristallisation une fois pour toutes de l’imaginaire, imposant comme l’a montré Dominique Combe ce qui reste à sa manière une mimésis 2333. Bonnefoy rappelle pourtant ce témoignage de Giacometti en 1955 : « Cette statue que Breton préférait a tout bouleversé dans ma vie. J’étais satisfait des mains et de la tête de cette sculpture parce qu’elles correspondaient exactement à mon idée. Mais les jambes, le torse et les seins, je n’en étais pas content du tout. Ils me paraissaient trop académiques, conventionnels. Et cela m’a donné envie de travailler à nouveau d’après nature. »2334 Qu’est-ce que la prise de distance par rapport au caractère trop « académique » ou « conventionnel » de certaines parties de la sculpture, sinon l’amorce d’une remise en cause de la transparence du langage surréaliste, c’est-à-dire de son insuffisante critique de l’approche conceptuelle ? Bonnefoy note à bon droit la distorsion entre cette « idée », si orthodoxe du point de vue surréaliste, à laquelle satisfont les mains et la tête, et « la sorte de qualité dont priverait toute une partie de l’œuvre son caractère conventionnel, son académisme »2335. Il peut alors substituer à celle de Breton sa propre lecture de la sculpture comme une « Madone de l’absence » qui fait prendre conscience à Giacometti de la réponse au néant que peut être l’art. Le « grâcieux être »2336 devient une injonction à « renoncer aux stéréotypes qui avaient été nécessaires pour achever de lui donner forme, au moment où la signification avait à se faire figure ». Cette apparition se fait alors vide où travailler à la saisie d’un plein : « celui de l’aspect d’un être, celui d’un corps – jambe, torse, les seins – au sommet duquel, retardé mais enfin perçu, paraîtra un authentique visage, une ‘tête humaine’ »2337. « ‘L’idée’, conclut Bonnefoy, mettait fin au temps des ‘idées’ », et « refermait la parenthèse surréaliste ».

Les études de tête que Giacometti reprend ensuite lui valent son exclusion du groupe par Breton pour lequel « on sait ce qu’est une tête », c’est-à-dire pour lequel le rapport de la chose perçue aux signes conventionnels qui en font un objet de langage est transparent, ne fait pas problème, alors que c’est pour sa part contre ce savoir préconçu que Giacometti œuvre désormais. Ces études d’après nature devaient lui prendre à peu près quinze jours, rapporte Giacometti dans la « Lettre à Pierre Matisse », après quoi il pourrait « réaliser [ses] compositions »2338. Mais Bonnefoy décèle une contradiction entre ce projet et cette tension vers un art de l’altérité qu’il a cru pouvoir lire dans L’Objet invisible. Les compositions restent en effet une pensée consciente, dominée par un système de représentations, c’est-à-dire une « langue dans laquelle celui qui parle est enclos »2339. Or, on ne peut pas voir l’autre s’il est l’objet de notre savoir : « On ne peut pas à la fois rencontrer autrui et lui tenir un discours, à la fois se vouloir parole et s’enclore dans une langue »2340. C’est ainsi que Bonnefoy interprète l’abandon de l’idée des compositions par un sculpteur pour lequel une figure semble déjà trop et qui voit la tête de son modèle devenir « un objet totalement inconnu et sans dimensions »2341. Nous retrouvons alors l’époque examinée dans la partie précédente où, travaillant de mémoire jusqu’à la fin de la guerre, Giacometti s’attache à résoudre le problème principal de sa sculpture : comment sauver l’unité de la figure de l’infinie divisibilité de la matière ?

Nous voudrions insister ici sur le postulat qui fonde la critique religieuse – au sens étymologique de « relier » –qu’Yves Bonnefoy oppose à la clôture sur soi du discours conceptuel. Le concept étant l’oubli de la présence d’autrui, Bonnefoy fait de la compassion, de la charité ou de l’amour, les trois mots reviennent alternativement sous sa plume, le levier de cet effort d’ouverture de l’art par Giacometti. Bonnefoy cherche, Jérôme Thélot l’a noté, « au-delà de l’art », la personne : celle de Giacometti et celle de son lecteur. Il approuve ainsi que Georges Poulet « juge le poète sur son aptitude à être et non à faire », et ainsi fait-il lui-même, admirant Bonnard pour avoir su réinventer l’amour2342 alors que les difficultés de Giacometti dans cette voie alimentent les rebondissements narratifs de la monographie. Pour Plotin, auquel il compare implicitement Giacometti en plaçant un extrait du récit de sa « vie » par Porphyre en exergue de son livre, le poète affirme avec élan sa « sympathie profonde » au cours du colloque de Cerisy : « j’ai eu grand regret, à travers ma vie, de ne pas avoir été son contemporain »2343. Si pour Jérôme Thélot cette pratique de la critique par le poète induit un rapport à l’art qui apparaît alors davantage « éthique »2344 qu’esthétique, il semble plutôt que l’éthique chez Bonnefoy soit indémêlable de l’esthétique, les deux se rejoignant dans le dépassement nécessaire du discours conceptuel – par la critique de l’image – qu’implique la volonté d’une rencontre véritable d’autrui.

Mais chercher à rencontrer autrui c’est risquer de le perdre, c’est pourquoi avant d’aborder le « grand œuvre » de la dernière période où les moyens de cette rencontre se voient conquis, il nous faut traverser à nouveau la période de la guerre, pour l’envisager cette fois comme le déblaiement d’un terrain possible pour l’approche d’autrui dans son eccéité. C’est alors que Bonnefoy rencontre la notion essentielle pour lui de « théologie négative », dont nous allons étudier le lien avec la remise en cause de l’approche d’autrui par la voie conceptuelle.

Notes
2332.

 Voir Arnaud Buchs, ibid., pp. 315-354.

2333.

Voir chapitre VIII.

2334.

 Alberto Giacometti, cité par Yves Bonnefoy, BO, p. 238.

2335.

Yves Bonnefoy, BO, p. 239.

2336.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 698.

2337.

Yves Bonnefoy, BO, p. 241.

2338.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 43.

2339.

Yves Bonnefoy, BO, p. 249.

2340.

Ibid., p. 250.

2341.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 43.

2342.

Bonnard incarne le « pouvoir d’aimer » : Yves Bonnefoy, « Proximité du visage », op. cit., p. 315.

2343.

« Débat suivant la communication de Gwenaëlle Aubry », Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle publiés sous la direction de Daniel Lançon et Patrick Née, Paris, Hermann Éditeurs, 2007, p. 215.

2344.

Jérôme Thélot, ibid., p. 16.