12) Le regard et les yeux

En quoi ces années sont-elles décisives pour la question qui nous intéresse, à savoir celle du rapport entre, dans l’ordre du dicible, les mots – ou, dans l’ordre du visible, les yeux – et ces choses qu’ils visent ? Cette question nous impose de revenir à la notion de « tiers objet », esquissée en réponse à la venue de l’Étranger, et à l’effondrement du symbole en « objet au sens moderne ». Qu’est-ce que ce « tiers objet » auquel le travail du négatif ouvre la voie ? Il n’est autre pour le Giacometti d’Yves Bonnefoy que la présence, enfin reconnue comme le fait « qu’une personne soit là, en face de lui, alors qu’elle pourrait ne pas y être, et bientôt n’y sera plus »2387. L’objet invisible enfin reconnu entre les mains de la statue de Giacometti n’était autre que cette nécessité d’un dépassement de la fascination pour les signes qui fait de Giacometti un « rénovateur du regard »2388 capable de rendre à l’art sa « dimension ontologique »2389, c’est-à-dire le souci de chercher à « maintenir vive l’expérience directe de la présence pleine de ce qui est »2390. Si l’art est capable de s’affirmer comme la « guérison du concept »2391, alors l’objet invisible, c’est cette présence enfin reconnue dans une évidence dont l’œuvre devra se faire l’attestation :

‘Qu’est-ce que cet objet ? Ne faut-il pas y reconnaître, en sa précarité essentielle, cette présence que nous sommes en mesure, parfois, de conférer à un être, présence évidemment invisible, puisqu’elle ne se confond pas avec les simples aspects physiques ? Présence que Giacometti devra prendre entre ses deux mains, lui aussi, pour en faire sa tâche, désormais : laquelle va être de retrouver, de recréer dans le plâtre qu’il va pétrir, ce besoin d’attester l’être qui est la clef de la vie2392.’

Voilà de quoi resituer Giacometti, du point de vue de l’histoire de l’art, comme un artiste du regard dans le temps du triomphe des yeux. Ces notions apparaissent en effet comme le dernier avatar dans la pensée d’Yves Bonnefoy de la distinction établie entre la quiddité et l’eccéité. Les yeux, par leur faculté de « percevoir des aspects dans l’apparence sensible » et d’isoler ces aspects pour en « approfondir et différencier la qualité spécifique là-même où ils se situent, c’est-à-dire à la surface des choses »2393, servent en effet la pensée conceptuelle, celle dont nous avons déjà suivi avec Yves Bonnefoy le triomphe depuis les débuts de la Renaissance. Mais il est une autre sorte d’art, celui dans lequel s’imprime le souvenir du « regard », c’est-à-dire de « ce qui se délivre de la simple perception des aspects pour se concentrer sur tel ou tel des aspects qui sont le support de ceux-ci, et dégager cet objet des autres autour de lui, lui assurant ce relief qui caractérise ce qui pour nous a présence »2394.

Il faut alors élargir l’aperçu que nous avons donné de la lecture du devenir de l’art occidental par Yves Bonnefoy pour comprendre à partir de ces deux nouvelles notions les principales « crises »2395 qui l’ont affecté. Celles-ci se caractérisent par des victoires des « yeux » – « prédominance du concept dans les images »2396 – suivies par contrecoup de rappels des droits du regard2397. Après le triomphe des « yeux » dans le portrait romain, s’était ainsi réaffirmé le « regard » avec le triomphe du christianisme et la philosophie de Plotin qui permirent « à Rome même, l’apparition d’une poétique toute contraire qui, renonçant à la mimésis, attesta l’absolu de façon directe et violente, et le fit pendant tout le Haut Moyen Âge jusqu’aux absides romanes »2398. Giacometti réaffirme les droits du « regard » au moment de la seconde époque du triomphe des « yeux » depuis la Renaissance. Cette seconde époque est celle de l’exploration des signes, qui fait suite au temps de la mimésis, et trouve pour Bonnefoy son représentant d’élection dans Picasso, qu’en cela le poète oppose au sculpteur. Avec le créateur de L’Objet invisible renaît en effet pour Bonnefoy l’art « plotinien »2399, mais dans une époque athée qui ne lui laisse pas les mêmes perspectives de succès, puisqu’il y faut trouver « en soi seul le courage d’être »2400.

Il faut enfin souligner que cet art qui fait justice aux revendications du regard n’est pas ignorant du concept, mais que la « proposition conceptuelle » est relativisée par celui-ci, « qui l’emploie mais aussi bien la transgresse »2401. C’est pourquoi Bonnefoy propose de qualifier de « dialectique » ce grand art qui s’affirme à nouveau à travers les œuvres de Giacometti. L’art dialectique est celui qui se ménage un espace dans les violents coups de barre entre l’extrême d’une « visée spécifiquement ontologique » et cet autre extrême du « pur intellect ». C’est l’art de Poussin, de Vermeer, celui des « œuvres averties de la vraie condition humaine »2402.

Il nous faut revenir alors à l’intuition de départ d’Yves Bonnefoy pour qui Giacometti incarnait pour notre temps le « déchirement sous les coups non amortis d’une transcendance »2403 et mesurer le chemin parcouru de 1966 à aujourd’hui par un poète critique qui affine de plus en plus les notions qui vont lui permettre de penser cette œuvre et compense une part de la vision tragique et angoissée qu’il en donnait initialement par un recentrement de son attention sur la dernière partie de l’œuvre. Pensant désormais les périodes successives de l’art occidental en termes d’opposition entre le regard et les yeux, Bonnefoy réinvestit la violence et la nécessité qui caractérisent pour lui le resserrement de cette œuvre sur une intuition spécifiquement ontologique pour en réévaluer la dimension positive et sa force d’affirmation pour notre époque en « péril » :

‘Et ce qui se découvre aussi, c’est qu’au cœur même du XXe siècle quelqu’un a pris le parti de ce regard en péril d’une façon si radicale autant que si résolue, et avec une telle violence, que la nécessité et la vérité de l’attestation de l’être en tant qu’être en ont été rétablies. Ce rénovateur du regard, c’est Giacometti. Et combien son œuvre, qui a beaucoup étonné, est-elle simple, quand c’est de ce point de vue fondamental qu’on l’aborde ! C’est même tout son devenir qui prend sens, comme recherche d’abord, recherche inquiète, puis comme une décision portée jusqu’au bout de ses conséquences2404.’
Notes
2387.

« Le Regard et les yeux », op. cit., p. 24.

2388.

Ibid., p. 21.

2389.

Ibid., p. 25.

2390.

Ibid., p. 14.

2391.

Idem.

2392.

Ibid., p. 24.

2393.

Ibid., p. 16.

2394.

Idem.

2395.

Idem.

2396.

Idem.

2397.

Idem.

2398.

Ibid., p. 17.

2399.

Ibid., p. 25.

2400.

Idem.

2401.

Ibid., p. 15.

2402.

Ibid., p. 17.

2403.

« Proximité du visage », op. cit., p. 315.

2404.

« Le regard et les yeux », op. cit., p. 21.