13) Du méta-physique au méta-plastique : l’ouverture de l’œuvre à l’invisible et le dépassement des lectures phénoménologiques par Yves Bonnefoy.

Dans les deux derniers chapitres de sa monographie, Bonnefoy réaffirme alors la remise en circulation par Giacometti dans la société de son temps de la « dimension du divin »2405, par cet art qui tente de dire « la transcendance de l’Unité, à jamais non médiatisable par les images »2406.

Tout commence par le dessin2407 qui a permis la « transposition et le développement »2408 de cette intuition de la présence décelée par Bonnefoy. C’est alors l’affrontement du visage perçu comme un « nœud de violence », ce qui implique le dépassement de la précision des traits du visage, ce souci des yeux, pour la recherche de ce point de tension qui les unifie en profondeur. Ce sont ensuite les corps dont le crayon cherche à « dégager de la blancheur de la page, vive en dessous comme une lumière, quelques lignes de forces qui, se concentrant en des points nodaux, construisent la façon dont un être se tient debout, ou pour mieux dire, droit en soi »2409. De tels dessins sont une mise en évidence de l’« idée de la présence », emplie de la « lumière des feuilles », et franchissent un cap dans le rapport entre les aspects du visible et le travail matériel du peintre en se dissociant de l’imitation de l’apparence du réel pour une imitation de son apparaître. Quittant le souci de la quiddité pour celui de l’eccéité, de tels dessins du corps deviennent « métaphysiquement actifs : ils ne sont plus de l’imitation, de la mimésis, mais des diagrammes pour signifier un influx, comme le ferait une peinture tantrique »2410.

La lecture méta-physique et méta-plastique de Bonnefoy le pousse alors à se dissocier nettement des lectures phénoménologiques et à reprendre la question de la verticalité sous l’angle du mystère de la lutte pour être d’autrui : « Et l’élongation des figures, cette façon qu’elles ont maintenant de porter très haut dans l’absolu leur tête réduite à son énergie vitale, laissant la matière au-dehors, quitte à la saisir dans les rets de cette énergie au travail, c’est simplement et totalement le chiffre de ce mystère, – ce qui fait qu’il serait erroné de définir cette verticalité en termes plastiques, par exemple ». Voici récusée la lecture superficielle qui veut voir dans cette élongation un style, mais voici également récusée la prédominance de la question de la perception qui fonde la lecture sartrienne autant que, ce qui est plus problématique, les déclarations de Giacometti lui-même.

Voici même un peu plus loin les études de la tradition académique telles que Giacometti a pu les pratiquer dans les années vingt dans l’atelier de Bourdelle et les études de perception dégagées de toute idée préconçue renvoyées dos à dos par Bonnefoy pour qui « la perception ‘phénoménologique’ de l’autre n’aide pas vraiment plus que la connaissance a priori des volumes à s’approcher de l’être propre d’un être »2411. Le poète peut alors redéfinir en termes métaphysique le sens d’une quête artistique que Giacometti éprouvait lui-même comme l’obsession de la « ressemblance » pour comprendre ce terme comme la recherche de la tension qui fait que l’« être du dedans », ou « ‘âme’ », « s’empare du nez, de la bouche, du front, pour les retirer de l’espace »2412. Giacometti peut alors s’acharner sur la racine du nez comme l’un des « points majeurs de cette tension des traits qui fait qu’il y a de l’être »2413. Dans cette tension, Bonnefoy retrouve le numen, « mot qui chez les Latins désigna d’abord le mouvement de la tête exprimant une volonté, proférant un ordre, mais repéra vite la part transcendante de ce vouloir dans la figure des dieux comme la captait leur image, leur simulacre »2414. Et le parti-pris phénoménologique déjà remarqué par Sartre d’un point de vue unique par lequel Giacometti force le spectateur à épouser l’angle de vision de l’artiste est alors ressaisi par Bonnefoy qui y voit l’indice d’une transmutation de l’espace, devenu le champ d’un rayonnement, « comme dans un temple, où le divin s’élance d’un point de vue unique »2415. Dans la peinture, la couleur perd également pour Bonnefoy toute attache référentielle, elle est « au-delà du figuratif, du mimétique », et se voit rapprochée par le poète de la notion médiévale d’éclat, c’est-à-dire d’un « rayonnement qui vient d’au-delà de la couleur matérielle », même si cet éclat n’est plus porteur d’une positivité, celle de Dieu, mais dit d’emblée « son essentiel manquement »2416.

Bonnefoy voit alors Giacometti dans sa peinture « se dégager de l’apparence » par la profondeur-abîme pour faire triompher le « méta-espace »2417. Il y parvient par « l’outre-couleur », c’est-à-dire par un emploi « ontophanique » de la couleur chargée de « signifier »2418 la transcendance. La reprise incessante du travail du peintre noie en effet progressivement le tableau dans la grisaille pour ne laisser subsister que quelques « parcelles de couleur pure » qui en sont la transmutation en « lumière »2419, cette « onde d’énergie pure » rapprochée par le poète de l’éclat.

Dessin, couleur, lumière : Bonnefoy reprend ici des analyses qui lui sont chères sur ces nœuds de l’affrontement de l’invisible avec le visible en cherchant à préciser par quelle « inventions étonnantes »2420 Giacometti réinvente un art épiphanique, un art du débordement dialectique des yeux par le regard. Et c’est alors l’approche de la question de la mimésis qui de fond en comble s’en trouve renouvelée pour une abolition de sa classique opposition tranchée avec la notion d’invention : « Il serait utile, d’ailleurs, de cesser de penser qu’invention s’oppose à imitation – à respect – de ce qui est »2421. Si la mimésis peut être sauvée, selon l’expression de Patrick Née2422, c’est alors au prix d’une reprise et d’une refondation de la mimésis occidentale pour en bouleverser l’opposition traditionnelle entre ses deux branches, platonicienne et aristotélicienne. La voie aristotélicienne d’une imitation de la nature, qui fait le choix de la dispersion du visible s’affronte en effet traditionnellement avec la poursuite platonicienne de l’Idée qui transcende la nature, et place au premier plan une intuition chère à Yves Bonnefoy, celle de l’Unité. Quelle voie s’offre donc aux peintres qui veulent braver l’interdit moderne de la représentation et sortir de la complaisance « autiste »2423 dans la binarité du signe ? Ceux qui ont valeur aux yeux d’Yves Bonnefoy, s’ils représentent des détails comme le veut la voie aristotélicienne,

‘ne se laissent pas pour autant rabattre sur l’extérieur de la perception […] ils aiment donc à rencontrer à l’horizon de leurs paysages ces montagnes, ces arbres qui furent ou sont dans leur vie une présence d’abord, c’est-à-dire de l’Un, paraissant pour l’intensifier et la consumer à la fois – c’est là le buisson ardent – dans telle chose que l’œil simplement optique ne verrait que comme matière, essentiellement discontinue2424.’

Mais le souci de l’Un de l’auteur d’Anti-Platon se démarque également de la voie platonicienne dès lors que celle-ci propose de ne penser aux essences « que par la voie des formes, des nombres, des proportions que la géométrie élabore ». Il est pourtant une autre voie de la mimésis qui se refuse à donner prise à ce paradoxe des Idées platoniciennes qui veut que plus « elles seraient proches de l’Un, plus ces structures fondamentales de la conscience auraient perdu ce que nous aimons dans notre lieu d’existence », c’est-à-dire les aspects « irréguliers, par nature, des choses de ce monde » 2425. Si la voie aristotélicienne de la mimésis peut être décrite comme une « imitation des choses par le dehors »2426, l’autre voie élue par Yves Bonnefoy, qui maintient le souci de l’unité de la voie platonicienne tout en en refusant l’abstraction, cette voie est celle de l’épiphanie, ou de l’ontophanie. Giacometti en devient pour lui l’un des meilleurs représentants. Ce bon usage de la mimésis est celui que découvre le Zeuxis d’Yves Bonnefoy au terme de son parcours qui passe par l’« electio idéalisante (qui à partir des jeunes filles de Crotone parvient à l’idéal d’Hélène) », par l’« imitatio hyperréaliste (des raisins qui trompent l’œil des oiseaux) » et par – dans les Derniers raisins de Zeuxis – l’abandon de la toile aux ravages du fantasme jusqu’à ce que surgisse en lui

‘une bonne régulation pulsionnelle qui lui permette de représenter son désir dans l’accord au monde : cette ‘imitation-respect de ce qui est’ par laquelle la mimésis n’est rien d’autre qu’une épiphanie d’amour, où monde et sujet réciproquement se découvrent et s’épousent2427.’

Cette mimésis soucieuse de l’Un se voit exprimée chez le poète par la grande « métaphore-métonymie » du filet qui sous-tend « l’ensemble de sa métapoétique »2428 : « on sent que quelqu’un répare là-bas son filet, recoud le ciel à la terre »2429. Mais comment la définir, alors, cette mimésis accueillante à la doublure invisible des choses visibles ? Elle impose de se pencher sur la relecture par Bonnefoy du grand mythe fondateur de l’invention de la peinture rapporté entre autres par Pline : « Les uns disent que le principe en a été découvert à Sicyone, les autres à Corinthe, et tous reconnaissent qu’il a consisté à tracer, grâce à des lignes, le contour d’une ombre humaine »2430. Ce mythe nous dit l’origine terrestre de cette ombre qui n’est pas projetée par autre chose que les corps de la nature éclairés par le soleil, mais il dit également la réduction originelle de la figure à son contour, à son disegno, c’est-à-dire à l’approche conceptuelle. C’est pourquoi Yves Bonnefoy conçoit un « artiste du dernier jour » venu récuser celui du « premier jour ». Celui-ci se donne pour tâche, pour achever sa quête, dans la troisième section du récit d’« imiter, une fois encore, mais un visage d’enfant, et dans sa joie », et ce pourrait être alors « pour un instant de ces doigts la lumière, l’irreprésentable lumière qui, comme telle, prenant la mimésis par son centre d’ombre, substituant ses grands cercles d’ondes aux reflets et remous de l’imaginaire, paraîtrait, pure, dans le dessin rédimé »2431.

Prendre la mimésis « par son centre d’ombre », c’est affirmer le souci « byzantin » ou « iconophile » d’un « excès de l’incirconscriptible objet (lui-même foyer transcendant de lumière) »2432 sur son ombre visible. Alors que Quintilien craignait que la mimésis ne fût que la « pure et simple soustraction de l’objet animé lumineux au décalque de l’ombre qui le cerne (dans une pure logique de la copie) », Yves Bonnefoy oppose à la perspective « centripète » du naturalisme antique une autre perspective où c’est « par son centre déjà éclairé que la mimésis est saisie en découpe sur ses bords ». Dans cette perspective « centrifuge », c’est « le reflux de l’ombre sur ses bords et sa dissipation dans la lumière qui trouent l’opacité visible ; il n’y a plus décalque, il y a apparition »2433.

L’art soucieux du dehors garde donc mémoire de l’Un dès lors qu’il oppose à une « mimésis de la découpe » un « autre régime de la mimésis, qui est épiphanie : non la venue d’un dieu, mais l’apparaître même du divin dans l’humain »2434 que l’on peut rapprocher de cette « ontophanie de la terre »2435 visée par Yves Bonnefoy à l’horizon de sa poésie. C’est une telle révolution dans l’approche de la mimésis qui requiert Yves Bonnefoy dans son analyse de l’œuvre de Giacometti. Le poète en déploie les variations en fonction du mode d’expression choisi : sculpture, peinture, dessin. Cette révolution explique également les affinités électives du poète avec la part de son œuvre où l’artiste fut le plus près « de sa vérité » et « de la délivrance »2436 : les lithographies de Paris sans fin.

Notes
2405.

BO, p. 278.

2406.

BO, p. 281.

2407.

Voir Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 44.

2408.

BO, p. 304.

2409.

Ibid., p. 310.

2410.

Ibid., p. 312.

2411.

BO, p. 374.

2412.

Idem.

2413.

Idem.

2414.

Ibid., p. 376.

2415.

Ibid., p. 385.

2416.

Ibid., p. 392.

2417.

Ibid., p. 386.

2418.

Ibid., p. 392.

2419.

« Le Projet de Giacometti », op. cit., p. 60.

2420.

Ibid., p. 58.

2421.

Jérôme Bost, Brandes, 1990, p. 6.

2422.

Patrick Née choisit pour sous-titre de son livre consacré à la pensée de l’image d’Yves Bonnefoy Les Travaux de Zeuxis pour insister sur la double mission de l’artiste tel que le poète le conçoit de « conserver le feu du signe dans l’image (selon l’interdit prométhéen de ne jamais l’éteindre), mais aussi de n’en pas ravager la terre à habiter (selon la lutte herculéenne contre les monstres) », Patrick Née, Yves Bonnefoy penseur de l’image ou les Travaux de Zeuxis, op. cit., p. 373.

2423.

Yves Bonnefoy, « Qu’il me semble que la philosophie platonicienne s’abuse… », préface au catalogue d’exposition Fahrad Ostovani. Arbre montagne, Vevey, musée Jenisch, et Paris, galerie Lambert Rouland, 1999, III, p. 5. Nous adoptons la pagination proposée par Patrick Née, ibid., p. 372.

2424.

Fahrad Ostovani, op. cit., I, p. 2.

2425.

Ibid., I, p. 1.

2426.

Idem.

2427.

Patrick Née, ibid., p. 376.

2428.

Idem.

2429.

Yves Bonnefoy, « Paul de Man », Yale french studies, n°69, 1985, p. 18 ; voir Patrick Née, Rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy, op. cit., pp. 145-147.

2430.

Pline, Histoire naturelle, livre XXXV, v, 15, éd. J.-M. Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 42.

2431.

« L’artiste du dernier jour », Récits en rêve, op. cit., p. 177.

2432.

Patrick Née, Yves Bonnefoy penseur de l’image ou les Travaux de Zeuxis, op. cit., p. 382.

2433.

Idem.

2434.

Ibid., pp. 384-385.

2435.

 « Entretien avec Yves Bonnefoy » (propos recueillis par Yannick Mercoyrol et Jean-Louis Thibault), Scherzo, n°1, octobre-novembre-décembre 1997, p. 19. Voir Patrick Née, ibid., p. 217.

2436.

Yves Bonnefoy, « Le Projet de Giacometti », op. cit., p. 67.