Si la présence se refuse en dernier recours dans la peinture comme dans la sculpture, la pratique de la lithographie, qui empêche le dessinateur de revenir sur son trait est en effet analysée par Bonnefoy comme le lieu d’une réconciliation dans l’expérience de la lumière. Déjà dans les peintures de paysage Bonnefoy a montré que la couleur se refuse à l’artiste qui, s’il peint « gris », proclame néanmoins son amour de la couleur « pleine et pure »2437. Pourtant dans un Paysage comme celui de 19582438, il suffit dans le lacis de traits d’une structure très fortement marquée où le gris prédomine
‘d’un peu d’orangé sur le sol pour que, dans ce gris teinté de bleu ou de mauve qui subsiste sous le trait noir, il y ait comme une expansion d’un principe qui semble supra-terrestre : la lumière se découvrant d’autant mieux une réalité de l’esprit que le peintre l’a signifiée plus précaire […]2439. ’S’ils sont de peu de couleur, les paysages de Giacometti ne sont donc « aucunement de peu de lumière » : « ils sont la perception, la désignation d’une lumière lointaine, faible, ce qui est bien différent ». Et Yves Bonnefoy peut donc conclure que dans cet art qui ressemble à celui du vitrail, « dont le réseau des nervures noires métaphorise ce qui dans le monde et dans l’existence fait obstacle à la venue du divin en ceux même qui le désirent », Giacometti, si la couleur s’est refusée à lui, préserve une « écoute de la lumière » qui se révèle de manière décisive dans sa pratique de la lithographie. Et c’est d’abord dans le dessin le problème du contour, déjà soulevé par Sartre et Dupin2440, qui révèle l’attention chez Giacometti à la lumière dans ce qu’elle a de contradictoire avec le projet d’une « mimésis de la découpe ». Bonnefoy relève en effet une évolution dans l’usage de la gomme qui ne sert plus à réduire la taille de l’objet, mais ouvre dans le dessin ce qu’André du Bouchet nomme des « avenues »2441. La gomme, c’est dans le corps des choses la lumière à l’œuvre pour une « ouverture » qui bat en brèche l’enfermement de l’objet dans le discours conceptuel. Elle vient donc en briser le contour, qui est la marque visuelle du règne du divisé imposé par ce discours en art. Elle en efface les parties « pour comprendre qu’il s’ouvre à la lumière plus encore qu’il ne la reçoit en surface, et que la lumière est partout, en fait, et qu’elle est le principe de tout […] »2442. Comme Cézanne, Giacometti savait « faire de la lumière, unité vécue, au moins pressentie, le cœur de son expérience »2443. Comme Yves Bonnefoy lui-même, qui sait que « ce n’est pas le medium, mais l’expérience qui compte », et qui s’attache dans le dernier chapitre de sa monographie à révéler dans Paris sans fin la « qualité, la grandeur, de quelques œuvres de l’art ou, disons plutôt, de la poésie »2444. C’est cette « expérience de la lumière » qui fait de la pratique de la lithographie le lieu « où tout s’éclaire, tout se dénoue »2445.
La lithographie doit pourtant se passer de la gomme, moyen privilégié pour Giacometti de « transgresser la forme, qui, corrigée ou non, lui semble une approche extérieure de l’objet et de soi »2446. Mais la lithographie offre à l’artiste « sa page comme un a priori constitutif de son être propre ». À la différence du stylo-bille attrapé pour couvrir la surface que le hasard aura placée à portée, journal ou nappe, et qui oppose la même résistance à l’effacement, la lithographie proclame d’emblée « un principe, une règle » : « bien plus qu’une technique pour le dessin, c’est une façon de se comporter, devant l’objet dessiné, qui ne peut être, si elle a sens, qu’une façon d’être au monde »2447. Le crayon lithographique oblige donc d’aller « droit à la ligne vraie » : à cette ligne, à cette forme qui seraient « lumière par l’intérieur, lumière de l’esprit comprenant le monde dans l’immédiat et par transparence », alors que le gomme « ne veut et ne peut fixer que la lumière visible, ce simple seuil »2448. La pratique de la lithographie impose donc à Giacometti d’être enfin « au monde », « comme Rimbaud savait qu’il ne l’était pas »2449, et comme Bonnefoy lui-même ignorait que Giacometti pût l’avoir été à ce point lorsque dans L’Étranger de Giacometti, il le dépeignait dans les affres de cette sommation « d’obtenir de la poésie la présence au monde »2450. C’est qu’il n’avait pas encore pu suffisamment mesurer l’importance de cet autre aspect de l’œuvre qui, à côté de celui des portraits, est celui des paysages. Dans l’atelier, devant le modèle, Giacometti cherche d’abord, « dans l’abrupt », à « recréer cette présence des êtres » qui caractérise le « paradis » remis en cause par la Venue de l’Étranger, alors que dans le paysage il cherche à retrouver la voie des « grandes participations à la vie du monde »2451. Le paradis enfantin était caractérisé par une telle participation.
La lithographie s’impose comme un art du fugitif, immergé dans le passage du temps dont sa pratique révèle les « brillances soudaines »2452, cet « immense inconnu à courir » évoqué par Giacometti dans son texte de présentation :
‘[…] il me semble infiniment loin le jour où vers le soir en venant de chez Mourlot, la rue Saint-Denis, le ciel clair, la rue comme une pente entre des falaises noires, hautes et déjà noires et le ciel jaune, le ciel jaune du soir je me suis vu, impatient d’y être, dessinant au plus vite tout ce qui frappait mon regard et cela partout et toute la ville qui devenait soudainement un immense inconnu à courir et à découvrir, cette richesse illimitée partout, partout2453.’Yves Bonnefoy montre donc comment le crayon lithographique mène Giacometti plus loin qu’aucun autre medium dans la rénovation du regard qui impose une nouvelle voie pour la mimésis, celle qui va droit à la « ligne vraie », et témoigne d’un rapport intérieur de l’esprit aux choses. Cette voie retrouve alors l’expérience mystique dans la mesure où toute « limitation, de par le dedans, cesse d’être » pour la promesse de « nager dans le flux de l’être ». Mais n’est-ce pas retrouver dans l’œuvre de Giacometti une forme de « théologie positive », comme Yves Bonnefoy peut la déceler chez son ami Henri Cartier-Bresson pour qui l’instant est la « donnée immédiate de sa conscience, toujours à sa disposition, avec sans fin la capacité de coïncider, sans cesser d’être soi, avec des objets successifs »2454 ? Parti dans L’Étranger de Giacometti de la mystique bataillienne pour une expérience de la présence qui est « déchirement sous les coups non amortis d’une transcendance », il nous semble qu’Yves Bonnefoy rééquilibre son analyse de l’œuvre de Giacometti pour l’ouvrir en dernier recours à une « théologie », ou « athéologie » positive. C’est alors pour retrouver au sein même du consentement aux médiations une forme d’immédiateté dans le rapport à soi et au monde qu’impose le regard lithographique. Ce regard se fait « lumière de l’esprit comprenant le monde dans l’immédiat et par transparence », et c’est alors pour retrouver la « présence à l’horizon de l’image »2455. C’est que dix ans après L’Improbable,Bonnefoy qui a cru longtemps que la poésie ne pouvait être qu’une théologie négative de la présence ajoute : « je crois aujourd’hui qu’une archéologie est possible ». Dans sont texte sur Louis-René des Forêts, il décrit même la théologie négative comme une violence, et lui oppose la théologie positive2456.
L’expérience lithographique de la lumière rejaillit en outre sur les derniers portraits et les dernières sculptures, et Bonnefoy propose de voir dans Annette VIII, bronze de 1962, non plus l’expression d’un numen, cet « être-au-monde fondamental au niveau duquel tous les êtres ne sont que la même lutte », mais la « présence rendue à l’être qui est présent et comme celui-ci la veut, comme il l’emplit de soi-même ». Voici le « buste originel enfin achevé, et la tâche d’une vie enfin accomplie »2457, après quoi Giacometti peut s’enfermer avec ses derniers travaux, dans un art pour préparer la mort qui donne à voir avec Lotar III, dernier buste de 1966, « l’Homme qui est ».
BO, p. 469. Sur cette contradiction et la disparition de la couleur dans les peintures de paysage, voir ibid., pp. 463-477.
Ill. 465, ibid., p. 479.
Ibid., pp. 476-477.
Voir chapitre X.
André du Bouchet, QPTVN, p. 9.
Yves Bonnefoy, ibid., p. 479.
Idem.
Ibid., p. 492.
Ibid., p. 482.
Ibid., p. 486.
Ibid., p. 490.
Idem.
Idem.
« L’Étranger de Giacometti », op. cit., p. 330.
BO, p. 472.
Ibid., p. 492.
Alberto Giacometti,« Paris sans fin », op. cit., p. 92.
Yves Bonnefoy, « Giacometti et Cartier-Bresson », op. cit., p. 42.
« Morandi et Giacometti », RR, p. 148.
Intervention de Jean-Paul Avice dans le « Débat suivant la communication de Gwenaëlle Aubry » du colloque de Cerisy, op. cit., p. 214.
Yves Bonnefoy, BO, p. 514.