Chapitre XIV
André du Bouchet et l’invention d’une « langue peinture »

Pour geste inaugural la mise à nu d’une plaie. Entaille, ouverture du corps à un monde dont le pudique bandage intellectuel jugulait la monstruosité, tout « espoir » alors congédié, à ce point où le trait d’Alberto Giacometti à son tour nous rejoint, dans le « jour inespéré »2502 :

‘J’ai vite enlevé
cette espèce de pansement arbitraire
je me suis retrouvé
libre
et sans espoir
comme un fagot
ou une pierre2503

Il faut entendre ce « pansement » du « moteur blanc » comme un « pensement », son homonyme sorti d’usage et qui désigne l’« action de penser » autant que le « résultat de cette action »2504. Retirer poétiquement ce « pansement arbitraire », c’est alors aiguiser son attention à la totalité mouvante d’un réel que n’a pas encore figé le langage construit rivé sur ses significations acquises. Le poète dans les années 50 écrit « sur le vif », déversant la matière brute du magma perceptif qui vient à lui au cours de ses marches dans un carnet toujours à portée de main. Une écriture pré-réflexive s’élabore peu à peu, qui donne toute sa mesure en 1961 avec la publication de Dans la chaleur vacante. Il y a donc d’évidents points communs entre les tâtonnements qui mènent Alberto Giacometti de sa rupture avec le surréalisme à l’émergence de l’œuvre d’après-guerre et ceux d’André du Bouchet entre son retour des Etats-Unis en 1948 et la publication de ce recueil. Un mot traduit entre tous le partage d’un espace commun, qu’André du Bouchet est le seul dans l’« archipel Giacometti » à revendiquer pour son travail propre2505 : « copie ». « Ma copie n’est pas assez servile »2506, note le poète dans un carnet, en écho à la parole du sculpteur qui ne se propose que d’essayer de « copier un nez d’après nature »2507. Il va dès lors s’agir de cerner les enjeux de cette compulsion copiste dans le dévoilement de ce qui sous les dehors d’une fausse objectivité avait trop vite été nommé réalité. Avec André du Bouchet, c’est toute la « question du passage entre l’expérience prélinguistique et la langue »2508 qui se trouve posée en poésie.

Dans sa postface aux Carnets de 1952-56, Michel Collot note que les deux moyens privilégiés d’approche de cette « réalité innommée » qu’André du Bouchet recherche sont le regard et la marche :

Pour accéder à cette réalité innommée, que le poète identifie parfois avec la « matière » ou avec la « nature », il faut abdiquer la distance et les catégories du langage conceptuel, plonger en elle de la manière la plus immédiate, « vivre à l’état de nature ». Les deux modes privilégiés de cette adhésion toute physique au Dehors seront le regard et la marche. Il ne s’agit pas de dominer les choses du regard pour en avoir une perception claire et distincte ; mais de se « servir des yeux des choses », afin de « voir hors de l’homme ». La vision rejoint le niveau élémentaire de la sensation, qui ne livre du monde qu’une présence indifférenciée (« un grand objet où je sors ») ; vision « myope », à la limite de l’aveuglement : « pauvre aveugle, je copie la terre, la sensation » 2509 .

La pratique du carnet pour André du Bouchet « tend moins à l’invention qu’à un inventaire scrupuleux du réel » :

‘… rien n’est à
inventer.
Il n’y a qu’à dire
ce que l’on voit2510.’

André du Bouchet est le seul parmi les poètes de L’Éphémère à partager avec Giacometti cette obsession de la copie, à faire montre de cette tension de tout son corps vers ce qui est regardé. Il partage également son attrait pour la banalité au risque de la répétition :

Pour rester fidèle au « mimétisme naturel », il ne cherchera à éviter ni la répétition ni la monotonie, et il revendiquera même la banalité comme l’essence de la poésie […]. Pour rendre compte d’expériences aussi élémentaires que celles de la marche et de la sensation, il convient de recourir au langage le plus commun [et de] ramener le langage à ce point de simplicité où il révèle l’étrangeté qui le constitue, et qui le rend aussi vertigineux que le réel lui-même :
Trop de simplicité fait peur. Quand les mots collent de trop près à la réalité, ils font peur.
Je voudrais que les mots fassent peur
qu’ils deviennent un
gouffre2511

Un gouffre, comme encore la figure de l’être le plus commun et de l’objet à portée de main effleurés par le trait léger d’Alberto Giacometti.

Si la réalité ne peut plus être posée a priori, le « jour » après la traversée avec Alberto Giacometti de « l’impossible indessinable »2512 pourra quant à lui apparaître « réalisé », et c’est à comprendre cette proposition de Qui n’est pas tourné vers nous que nous allons nous attacher dans un premier temps.

Notes
2502.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », QPTVN, p. 13.

2503.

« Le moteur blanc », Dans la chaleur vacante, in Dans la chaleur vacante suivi de Ou le soleil, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1991, p. 59.

2504.

Source : Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, de même que toutes les autres définitions de ce chapitre.

2505.

Le plus proche de lui de ce point de vue est Francis Ponge, qui l’a influencé à ses débuts, mais la « copie » de du Bouchet s’avère bien vite très différente de celle de Ponge. Ponge isole et arrête l’objet alors que la « copie » d’André du Bouchet est en mouvement. Ponge se rapproche davantage de l’artiste à l’atelier, face au modèle, et du Bouchet du lithographe de Paris sans fin, son carton sous le bras, échappé de son atelier à la rencontre de tout : « je me vois marchant dans d’autres quartiers, un peu partout, […] m’arrêtant, dessinant. […] Oh ! l’envie de faire des images de Paris un peu partout, où la vie m’amenait, m’amènerait » (Alberto Giacometti, « Paris sans fin », op. cit., pp. 91-92). Ce qui correspond à une manière différente de se situer dans la langue, comme le relève Henri Maldiney : « Francis Ponge remet en fonctionnement la langue à partir de ses racines, de sa racine. Du Bouchet, en deçà de la langue, en deçà du français, de l’allemand ou de l’arménien, tente de se placer à l’origine de l’acte de parler. Or, qu’est-ce qu’il y a à l’origine de l’acte de parler ? Pourquoi, d’abord, un homme est-il irrésistiblement amené à parler, à dire ? Il y a à l’origine une sorte de ‘vouloir-dire’ global. Telle est la situation d’éveil de l’homme qui le fait homme : il est là, l’être vertical, à se dresser sur le sol, debout à travers tout, les mains ouvertes, pour l’accueil, peut-être pour le don. Quand il parle, il se trouve dans la même situation, et c’est là l’origine absolue du langage » [« La poésie d’André du Bouchet ou la genèse spontanée. Entretien avec Michael Jakob, à Vézelin », Compar(a)ison, An international Journal of Comparative Literature, n°2, Amsterdam, Peter Lang, 1999, p. 6].

2506.

 Carnet de 1952 (inédit).

2507.

Alberto Giacometti, « Notes sur les copies », op. cit., p. 97.

2508.

Elke de Rijcke, « L’expérience littéraire dans l’œuvre d’André du Bouchet. Matérialité, matière et immédiatisation du langage », Katholieke Universiteit Leuven, 2002, p. 36. Nous renvoyons sur cette question à l’ensemble de cette thèse. L’auteur fait le lien entre l’œuvre d’André du Bouchet et le dernier Merleau-Ponty qui, se focalisant sur ce même point précis se tourne vers l’art, et particulièrement vers la poésie [voir « Le Langage indirect et les voix du silence », Signes (1960), Paris, Gallimard, 1993 ; « Notes de cours sur Valéry (1952-1953) », Cours au Collège de France 1952-1953, Fonds Merleau-Ponty, Bibliothèque Nationale, vol. XI, MF 9846 (Elke de Rijcke a consulté et transcrit ce manuscrit dont elle donne des extraits dans sa thèse) ; Notes de cours 1959-1961, préface de Claude Lefort, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1996]. L’art est considéré par Merleau-Ponty « comme une ontologie indirecte » qui devrait lui permettre « d’éclaircir l’implication de l’expérience et du langage, et de fournir la clef de leur métamorphose réciproque » [Elke de Rijcke, ibid., pp. 36-37]. L’« implication de l’expérience et du langage » est également le point-clef de notre sujet, et cette question est décisive pour l’analyse du rapport entre Alberto Giacometti et André du Bouchet.

2509.

Michel Collot, « Postface », in André du Bouchet, Carnets 1952-1956, Paris, Plon, 1990, pp. 99-100.

2510.

Ibid., p. 101.

2511.

Ibid., p. 102.

2512.

Alberto Giacometti, « Paris sans fin », op. cit., p. 92.