I) André du Bouchet et Alberto Giacometti : quelques points de repère

Voici d’abord les principaux jalons d’une relation qui s’étend sur un demi-siècle, d’un versant l’autre de la vie d’Alberto Giacometti2513. Anne de Staël date de 1951 la rencontre du jeune poète avec le sculpteur que lui a présenté Dora Maar2514, et c’est cette date que retient également André du Bouchet dans les carnets. La publication en volume d’un choix de notes extraites de ses carnets est en effet l’occasion pour lui de donner une indication claire du moment où cette œuvre s’est signalée à son attention. En mai 1951 s’ouvre donc une réflexion à partir de Giacometti sur les rapports de l’homme à son support d’existence en lien avec l’expérience de la marche et le problème de l’équilibre. Rappelons que c’est à cette date que s’ouvre la première grande exposition française de Giacometti après-guerre, chez Maeght. André du Bouchet s’y est probablement rendu, y croisant peut-être Francis Ponge, qui, rappelons-le, écrit à cette occasion son texte pour Cahiers d’art.

C’est dans cette première note la sculpture qui est explicitement visée par le terme « socle », les « filaments » et le verbe « chavirer », allusion à L’homme qui chavire de Giacometti (1950)2515 :

‘Giacometti partout les hommes se sont formés en filaments
herbe
ancrée au sol des chambres sur ses
socles
rivée au socle
qui retient la chose frêle
de chavirer les pieds ne suffisent pas
la terre doit être ce socle2516

Le jeune poète prend immédiatement conscience d’un aspect essentiel de cette sculpture : la réconciliation entre l’être et l’action. Louis Clayeux rapporte cette critique de Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit : dans « la Statue », l’artiste ne pourrait parvenir à façonner une image que de ce qui est immobile (déjà arrivé) dans l’Homme. Par son immobilité et sa mutité la Statue ne ferait reconnaître que l’œuvre elle-même, et non pas l’activité de l’artiste, c’est-à-dire l’action qui a mené à sa production :

‘Conscience prise de cette limite, il me semble que Giacometti s’est attaqué à une inhumanité qui devenait « esthétisme », en faisant de la Statue l’image non de ce qui est immobile mais de ce qui est mobile, non de ce qui est arrivé mais de ce qui arrive. D’où ces hommes qui marchent, ce chat qui passe, ce chien, lui, qui flaire museau bas et, quand les figures sont immobiles (mais un corps n’est jamais immobile, la vie bat à l’intérieur), c’est l’auteur, et plus tard le spectateur, les voyant, qui les fait alternativement grandir et diminuer selon l’espace de sa vision.
Son œuvre toujours mobile, Giacometti est arrivé à rompre l’enchantement, déjouer le piège et franchir le seuil trouvé clos par Hegel ; il a obligé l’œuvre à s’effacer derrière son action à lui, son œuvre n’est là que pour « éternellement » manifester son action d’Homme toujours vivant et sculptant2517.’

Seul peut-être a avoir tiré poétiquement les conséquences de la révolution faulknérienne au sein de l’espace romanesque2518, André du Bouchet tente de rompre avec la poésie au passé. Il incorpore à l’espace de la page devenu espace tumultueux la perte de tous repères de l’homme véritablement jeté dans l’action, ivre de cet afflux incohérent de perceptions que Faulkner nomme « omniperception désordonnée »2519. Giacometti de même, le poète le note dès juin 1951, rompt avec la sculpture de commémoration :

‘Giacometti instant que la sculpture pour la première fois n’a pas à commémorer
entre le travail
irréel
de la tête irisée et celui de la main sourde
– qui doit assourdir2520

La première trace de présence d’Alberto Giacometti dans l’impublié des carnets que nous avons pu consulter date également de 1951. Elle n’est pas simple notation fugitive mais témoigne déjà d’une intention d’approfondir son rapport à cette œuvre dans un texte :

‘– il est plus facile de parler
d’une œuvre ancienne, déjà
aux trois quarts jugée par le recul,
que de cetteœuvre contemporaine
qui se presse contre le visage,
encore à moitié mêlée au
visage2521– ’

L’accumulation de notations à partir de cette date dans ce foyer de l’œuvre en cours que sont les carnets montre l’importance croissante de Giacometti pour André du Bouchet, même s’il faut attendre l’hiver 1966, soit quinze années après ce premier fragment pour voir cet intérêt matérialisé par la publication de textes consacrés à l’artiste.

Mais dès 1956 Alberto Giacometti s’est porté au seuil de l’œuvre poétique en donnant une eau-forte originale pour la publication chez GLM du Moteur blanc, dont nous venons de relever l’importance en regard de leurs recherches respectives2522. C’est ensuite le visage même du poète qu’il interroge, d’abord au crayon en 19602523, puis dans une série de gravures à l’eau-forte dont l’une sera choisie comme portrait liminaire pour Dans la chaleur vacante en 1961. De même, en 1956, c’était toute une série d’eaux-fortes qui avait été créée, comme Alberto Giacometti avait pour habitude de le faire, en vue de l’illustration du Moteur blanc. Jacques Dupin a confirmé récemment, et nous avons déjà pu le vérifier2524, qu’il lisait les poèmes de ses amis et faisait bien les gravures en fonction d’elles2525. Pour le frontispice du Moteur blanc, seule une estampe avait alors été retenue, mais les œuvres créées à cette occasion, paysages et vues d’atelier, seront par la suite réemployées par le poète. En 1961, ce sont huit portraits qui sont créés pour accompagner Dans la chaleur vacante. Deux d’entre eux seront publiés ultérieurement : l’un dans L’Inhabité en 1967 et l’autre en 1977 pour le recueil Air 2526.

La profusion de ces deux séries vient donc combler le manque d’une troisième, celle prévue en commun pour L’Inhabité en 1965 avant le départ d’Alberto Giacometti pour Coire où il devait mourir. Aux montagnes prévues « en regard » des poèmes se substituent les gravures non utilisées pour Le Moteur blanc et Dans la chaleur vacante, comme le précise André du Bouchet dans une note à la fin de ce livre d’un dialogue inédit, où les répliques surnuméraires d’un à dire excessif doublent à contretemps la parole en défaut :

Gravées par Alberto Giacometti à l’intention du Moteur blanc, et, à ce jour, en attente, les eaux-fortes tiennent place, ici, d’une montagne prévue en regard de quelques poèmes – avant son départ brusqué de Paris. L’air, toujours, dont Giacometti, levant la tête, aura, dès le seuil, donné, à intervalles de plus en plus rapprochés, la hauteur – et où le voici debout.
Mars 1966
2527

Si André du Bouchet n’a publié aucun texte sur Giacometti du vivant de l’artiste, on manquera pourtant le sens du recueil intitulé Qui n’est pas tourné vers nous faute de considérer le rôle du hasard dans cet état de fait. Survient en effet la mort brutale de l’artiste qui, parcelle cette fois de ce mouvement contre lequel en vain il aura lutté, par un étrange retournement se dérobe au moment où la parole du poète est sur le point de se voir prononcée. Alors que chez Yves Bonnefoy la mort de Giacometti déclenche le mécanisme de l’écriture, que chez Dupin elle le freine – il publiera encore des textes, mais l’essentiel est dit du vivant de l’artiste – Qui n’est pas tourné vers nous présente la configuration particulière d’un pont jeté par-dessus la mort de l’artiste. Même si Giacometti ne s’absente pas par la suite de l’œuvre d’André du Bouchet, le foyer d’écriture du livre s’étend de 1965 à 1971. Une pierre lancée en 1965 ricoche cinq fois sur une béance inattendue, tirant à elle chaque cercle, avant d’être rendue à l’air.

Il faut de plus souligner que le premier texte d’André du Bouchet est conçu et écrit comme un véritable « livre de dialogue », pour reprendre l’expression d’Yves Peyré. Les deux hommes y travaillent ensemble et le texte appelle sans cesse les dessins face auxquels il s’est envisagé, comme, pour s’en tenir aux références explicites, le visage de Matisse pris entre « deux fermoirs d’air »2528 ou la mère d’Alberto Giacometti lisant2529. Le seul texte de « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti » paraît à l’hiver 1966 dans Tel Quel, mais le poète n’en mène pas moins à son terme le projet auquel il tenait, et c’est la publication chez Maeght en 1969 d’Alberto Giacometti, dessins 1914-1965 2530. Une note s’attache à raviver la présence de l’artiste dans l’ouvrage en insistant sur le fait que le choix des dessins a été « établi avec Alberto Giacometti en juin 1965 en vue de [sa] publication »2531. À ce choix initial ont été ajoutés en 1969, « avec quelques œuvres exécutées au cours des mois suivants, un certain nombre de dessins retrouvés depuis »2532. De plus, dans cette même édition, André du Bouchet prend soin de préciser la date d’écriture du texte, qui n’apparaissait pas dans la revue Tel quel mais sera conservée lors des rééditions en volume de 1972 et 1991. De même, lors de la publication de Qui n’est pas tourné vers nous au Mercure de France en 1972, André du Bouchet conserve une phrase à laquelle la vie seule du sculpteur, et son activité, donnent sens : « la lampe – telle qu’à mi-hauteur de l’air adouci, Giacometti la dessine, à travers les ans, et jusqu’à ces jours derniers […] »2533. André du Bouchet marque donc dans ce recueil – les « jours derniers » s’étant contre toute attente vus convertir en « derniers jours » – l’importance pour lui de situer ce premier texte du côté d’Alberto vivant, alors que le second inscrit explicitement le lendemain de cette mort survenue le 11 janvier 1966 comme point d’appui du texte : « Le 12 janvier 1966 : Alberto apparu en relief »2534. Le recueil consacré à Giacometti en 1972 se construit donc sur le suspens d’un premier livre, ce que précise une version préparatoire du texte :

‘Ici s’arrête le livre tel qu’Alberto Giacometti avait, peu avant son départ pour Coire – départ prévu pour trois ou quatre jours au plus, pu le voir… texte lu avant l’été… photographies revues sur la table de l’avenue d’Alésia… une fin d’après-midi – un début de soirée… sorties de leur boîte de carton…
mais livre demeuré en suspens… puisque Giacometti avait depuis quelques jours décidé de rédiger lui-même un texte précisant les circonstances particulières dans lesquelles il dessinait, et même éventuellement de chacun des dessins retenus !2535

Il nous faut donc retenir dans l’approche de ce recueil la volonté du poète de laisser apparaître entre les deux premiers textes qui le composent le coup de gomme éclaboussé2536 de la mort d’Alberto. Bien loin de chercher à combler ce vide, c’est en prenant appui sur lui qu’André du Bouchet va donner l’impulsion décisive au mouvement d’écriture qui aboutit à Qui n’est pas tourné vers nous.

En 1968, la première section du texte éponyme du recueil paraît elle aussi, un an avant celui préparé avec Giacometti, accompagnée de dessins. Le choix cette fois ne doit rien à André du Bouchet ni à Giacometti, c’est le texte du catalogue d’une exposition de dessins de Giacometti à la galerie Claude Bernard2537. Ce texte présente une caractéristique particulièrement intéressante : il paraît dans le catalogue sous forme de vers libres avant d’être repris en prose dans L’Éphémère puis dans Qui n’est pas tourné vers nous. Il ne s’agit pas bien sûr d’une prose classique, mais d’une écriture en chemin vers cette prose si particulière qu’avec André du Bouchet nous nommerons langue peinture 2538  : « Peinture relève d’un intraduisible, langage traduisant ou ne traduisant pas un intraduisible, l’énonçant, peinture dans un sens métaphorique, le langage considéré comme une peinture et non plus une explication… »2539 Cette disposition fluctuante n’en est pas moins caractéristique d’un flottement générique de ces textes sur lequel nous allons nous interroger2540. Quant à l’intégration des dessins dans l’espace du livre, notons donc qu’après ces deux publications séparées d’écrits sur Giacometti accompagnés de dessins, André du Bouchet recueille ses textes en 1972 dans un livre où ils sont écartés. Pourtant lorsque ces textes sont repris à nouveau en 1991, c’est sous la forme d’une hybridation entre le livre de 1969 et celui de 1972. Quatre textes seulement sur sept sont republiés – « … figure », « Et ( la nuit » et « Air » quittent le recueil – mais accompagnés d’un choix de dessins. Ce choix diffère légèrement entre 1969 et 1991, et surtout le titre du livre consacré à Giacometti redevient celui de l’ouvrage envisagé du vivant de Giacometti, et qui ne contenait à l’origine que « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti » : Alberto Giacometti – Dessin.

Notons toutefois dans ce retour que les « dessins » deviennent le « dessin ». Le passage du pluriel au singulier déplace l’accent des œuvres matériellement produites vers l’acte créateur lui-même comme approche simplement ébauchée du réel. Se confondent alors dans l’ambiguïté de ce singulier les essais d’Alberto Giacometti et ceux du poète qui aura dessiné son Giacometti, ou « dé-signé », descellant sur ses brisées le réel. Cet agencement éditorial complexe traduit l’oscillation profonde de l’œuvre entre jointure et déchirure2541, dispersion et rassemblement. Une profusion d’éclats se trouve recueillie ponctuellement en 1972 sur l’erre d’une frénésie d’écriture avant de se fragmenter de nouveau. Dans cette dislocation où « … figure » se perd, « Air » redevient « Chambre »2542 et, dans une version réduite, « Et ( la nuit » rejoint en 1998 L’Ajour, deuxième recueil d’André du Bouchet dans la collection « Poésie/Gallimard », sous un nouveau titre : « Poussière sculptée ». La pulvérisation franchit enfin en 1997 un pas supplémentaire, puisqu’à ce stade la cohérence de chaque texte particulier était préservée. Mais en 1997, André du Bouchet est, comme l’écrit Michel Collot, « reparti de quelques-unes de ses anciennes réflexions et formulations pour leur donner un développement nouveau »2543. C’est alors, avec cette fois une gravure réalisée en vue de l’illustration d’un livre d’André du Bouchet, un nouvel ensemble constitué de fragments puisés indifféremment dans tous les textes – excepté « Air » – du recueil de 1972 : poignée de sable jetée pour une constellation que la mort de l’auteur oblige à dire « dernière ». Déjà l’état des textes d’Alberto Giacometti – Dessins en 1991, comme ceux de L’Ajour le seront un an plus tard, était dit « définitif »2544. Adjectif étonnant, si contraire au sens de cette œuvre abandonnée au mouvement de la vie, incessante alors, si bien qu’on ne peut qu’y lire l’anticipation d’une mort qui est le seul terme. Anticipation que le petit livre de 1997 chez Fata Morgana contredit vivement. Il fait retour vers le texte en formation en s’inscrivant dans le mouvement de publication des carnets2545 pour tenir jusqu’au bout le jeu de patience : des essais, c’est tout…Voix des poussières enfantines, fourmillante renaissance à fleur de mort.

Si notre étude a choisi de s’appuyer sur le recueil central de 1972, Qui n’est pas tourné vers nous, nous garderons présent à l’esprit ce parcours éditorial complexe des textes qui le composent. Parmi ces sept textes, seul « Et ( la nuit » est inédit lorsque paraît Qui n’est pas tourné vers nous. Le poème « Air » a déjà paru sous le titre « Chambre » dans deux revues, en 1955 et 1960. Tous les autres textes ont également paru une fois en revue entre 1966 et 1969. Deux d’entre eux, publiés l’un dans un livre – « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti » – et l’autre partiellement dans un catalogue d’exposition – « Qui n’est pas tourné vers nous » (sous le titre « … en relief ») – paraissent donc pour la troisième fois en 1972. Enfin, si le premier de ces cinq textes paraît dans Tel quel, la publication des quatre autres jalonne l’aventure particulière d’une revue de laquelle l’élaboration du recueil paraît indissociable : L’Éphémère. André du Bouchet consacre un texte à Giacometti dans les numéros 1, 8, 11 et 122546. Si la nécessité d’écriture de laquelle naissent ces textes préexiste à la revue, nul doute que ses échéances régulières contribuent à la relancer pour une coïncidence entre l’avancée d’un projet collectif et le déploiement d’une pensée qui n’a pas d’autre exemple dans la revue. Si L’Éphémère de quelque manière accueille l’atelier du sculpteur disparu, c’est pour une grande part dans l’œuvre d’André du Bouchet que cela se joue2547.

Quant au dialogue textes-dessins, il prend la forme de trois recueils de poèmes2548 – dont deux du vivant de Giacometti – et une « prose »2549 illustrés d’un frontispice, un recueil de poèmes illustré d’une série de gravures2550 et cinq publications dans lesquelles des textes consacrés à Giacometti dialoguent avec ses dessins. Dans ces cinq publications nous comptons les deux livres chez Maeght2551 – le premier ne contenant qu’un seul texte et le second regroupant une série de textes ponctués de dessins2552 : pas seulement regroupés à la fin mais également au seuil du recueil et intercalés entre chaque texte2553 – le catalogue de l’exposition à la galerie Claude Bernard, mais également les deux premiers textes parus dans L’Éphémère. Le catalogue d’exposition présente la configuration unique de fragments disposés en vers qui font face à une série de dessins, isolés chaque fois sur la page de gauche, en haut ou en bas, avec une grande réserve de papier2554. Chaque fragment dialogue donc avec un dessin en particulier, mais nous ne savons malheureusement pas dans quelle mesure André du Bouchet a participé au choix des dessins ni à la réalisation du catalogue.

Nous considérons en outre les textes parus dans les numéros 1 et 8 de L’Éphémère comme de véritables textes de dialogue. Le premier s’insère, nous l’avons vu, dans un dialogue collectif2555. Le second nous paraît véritablement être une étape importante de l’élaboration de Qui n’est pas tourné vers nous, et comme un avant-goût du livre chez Maeght l’année suivante, avec un texte différent : non pas « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », mais celui du catalogue de l’exposition à la galerie Claude Bernard la même année, disposé « en prose », et dans sa version complète, en trois parties, celle du recueil de 1972, à quelques variantes près. Le lien entre cet ensemble texte-dessins du n°8 de la revue et le livre de 1969 est manifeste dans le choix des dessins. Seuls six des dessins de L’Éphémère ne figurent pas dans Alberto Giacometti, dessins 1914-1965 2556. Les autres figurent dans les deux publications : p. 100 (L’Éphémère)/p. 95 (Maeght) ; p. 101/p. 72 ; p. 102/p. 70 ; p. 103/p. 84 ; p. 104/p. 68 ; p. 105/p. 67 ; p. 107/p. 116 ; p. 111/p. 117 ; p. 112/p. 119. C’est dire que le choix des « Dessins inédits (1950-1965) »2557 doit beaucoup à celui effectué par André du Bouchet en concertation avec Alberto Giacometti en juin 1965. Il nous semble donc justifié de le distinguer du dialogue collectif du premier numéro de L’Éphémère et du catalogue d’exposition où le choix de dessins est très différent pour le considérer comme l’un des trois états du dialogue entre un ou plusieurs des textes recueillis dans Qui n’est pas tourné vers nous et les dessins qui leur ont servi de point de départ. Ce « dialogue en 1968 »2558 dans l’espace de la revue prend en outre un visage unique qui le rend particulièrement intéressant. C’est en effet la seule fois où les dessins d’Alberto Giacometti, groupés en un cahier central, viennent abîmer la continuité d’une prose d’André du Bouchet écrite à partir d’eux. Que l’on choisisse d’enjamber les dessins pour poursuivre sa marche dans le texte ou d’interrompre celle-ci pour s’arrêter devant les dessins, la continuité de la lecture s’en trouve, plus ou moins longuement, brisée.

À chacune de leurs reprises ces textes sont retravaillés pour être « précisé[s] »2559, dit l’auteur. Dans cette œuvre sans cesse en mouvement les textes ne sont pas pour être abandonnés au passé, mais chaque publication nouvelle est l’occasion de vérifier si leurs mots peuvent encore porter. De ces textes, André du Bouchet aurait déclaré à Alain Veinstein qu’il ne les comprenait plus :

‘AV : Je me souviens qu’une fois, je ne crois pas me tromper, vous m’avez dit en parlant d’un livre sur Giacometti intitulé Qui n’est pas tourné vers nous, que vous n’y compreniez plus rien, que vous n’y voyiez plus rien.
A d B : Justement, ce livre a été largement réécrit […]. Les textes ont été repris par Maeght, une grande partie, et je crois que c’est plus clair, sinon plus obscur. Je n’ai pas poussé tout de même jusqu’à l’obscurité2560.’

Nous sommes surpris par cette déclaration, le nombre de variantes n’étant ni plus ni moins important dans les textes repris chez Maeght qu’à chacune de leurs reprises. Illisible, Qui n’est pas tourné vers nous ne l’est pour nous ni plus ni moins que ne le semblerait à André du Bouchet la version de 1991 d’Alberto Giacometti – Dessin s’il avait à la relire. Il faut replacer pour les comprendre ces mots de créateur dans le mouvement incessant qui le porte plus avant, comme y incite André du Bouchet lorsqu’il précise peu après qu’un livre peut « sombrer »2561. C’est que cette poésie nous convoque au déplacement incessant de la réalité, comme l’œuvre de Giacometti lui-même :

‘Ce soir en reprenant l’article que j’avais commencé à écrire l’autre jour je ne me trouve plus dans la même relation avec ce que je voulais dire. Il y a comme un décalage, les faits n’ont plus pour moi la même importance ou plutôt ils ont glissé sur un autre plan, à une autre place et moi je ne suis plus tout à fait le même, je ne suis plus placé au même point par rapport aux choses, leurs sens a une autre couleur, tout est passé sous une autre lumière, mais ce sont surtout les distances entre moi et les choses qui ont changé, le temps n’est plus le même2562.’

Ce seul rapprochement nous semble dire l’essentiel du rapport vivant à la réalité qui rapproche les deux hommes.

Quant à ces textes, ils sont donc publiés jusqu’à quatre fois, avec à chaque fois un nombre important de corrections2563. Si certaines formulations apparaissent stables et tiennent à chacune des relectures, d’autres ne valent que comme essais perpétuellement ajustés, aussi les variantes dont nous avons dressé la liste2564 n’excluent-elles pas les retours en arrière. Par exemple, « le réceptacle d’un moment »2565 est un retour à la première version du texte, alors que dans le livre de 1969 était préféré « le réceptacle d’un instant ». Le texte de 1991 est quant à lui un retour partiel à la deuxième version : « l’habitacle d’un instant ». Voici encore l’exemple d’une phrase de « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti » dans les quatre états différents sous lesquels elle a été publiée :

‘Si possible, pour tenir – comme, le 5 juillet 1954, peu avant sa mort, tracé devant Henri Matisse, ce visage encore, une facette – sur son avancée extrême (1)
Si possible, pour tenir – comme, le 5 juillet 1954, peu avant sa mort, tracé devant Matisse, ce visage encore, une facette – sur son avancée extrême. (2)
Si possible, pour tenir – comme, tracé, le 5 juillet 1954, peu avant sa mort, devant : ce visage encore, une facette – avancée extrême. (3)
Si possible, pour occuper tout entier – comme le 5 juillet 1954, et tracé alors devant Matisse, peu avant la mort de l’autre peintre – sur son avancée récurrente le visage d’un interlocuteur silencieux déjà. (4)’

Aux précisions circonstancielles – le déroulement du temps a créé une ambiguïté par rapport à la mort dont il est question – s’en ajoutent d’autres plus fondamentales, témoins d’un dire qui se cherche et tâtonne vers ce qui est à dire : « occuper tout entier » substitué à « tenir » ; « encore » et « facette » absorbés par « récurrente ».

Nous examinerons ces variantes aussi souvent qu’il sera nécessaire, mais sans déroger de notre parti-pris de lire pas à pas la version de 1972. Ce recueil, l’un des plus importants d’André du Bouchet, n’a en effet jamais donné lieu à une lecture suivie, prenant en compte son intégralité et interrogeant la progression du recueil, le rapport entre les textes qui le composent. Nous ne pourrons malheureusement pas combler de manière satisfaisante cette lacune de la critique. Mais nous voulons proposer ici une première lecture de l’intégralité du recueil, en deux temps. Dans cette partie nous examinerons le premier texte qui va nous permettre de prolonger notre réflexion sur les rapports entre l’approche perceptive et l’approche conceptuelle du réel. Nous faisons le choix d’une analyse linéaire pour chercher la cohérence de cette pensée dans son déroulement. L’accent est en effet souvent mis sur la discontinuité de ces textes dont on prélève des fragments tirés de leur contexte et sans interroger leur rapport vivant avec les dessins. Mais si leur forme est éclatée – ce qui en outre est relativement peu vrai pour le premier texte – et leur syntaxe déroutante, ces textes n’en éclairent pas moins de manière très précise les dessins d’Alberto Giacometti et le rapport à l’espace comme à l’ensemble du réel qu’ils donnent à voir et à vivre. De plus, le premier texte suit une progression dont il est possible de dégager les étapes successives dans l’approche du « monde ouvert à l’orée duquel nous ne cessons d’arriver »2566. Nous voudrions montrer qu’il y a dans ces textes une pensée, parmi les plus fortes à propos de l’œuvre de Giacometti, et qui de se trouver formulée dans une langue peinture n’en reste pas moins porteuse de signification. « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti » est l’occasion pour André du Bouchet d’une découverte qu’il lui tient à cœur de partager avec Alberto Giacometti avant sa mort. Son empressement, le rêve décrit dans Et ( la nuit le retrouve2567. Cette pensée a pour invisible objet la mort et s’élabore dans le bouleversement du rapport à l’espace que nous imposent les figures dessinées par Alberto Giacometti. Elles nous l’imposent comme Alberto Giacometti l’a lui-même connu depuis ces premiers dessins dont André du Bouchet choisit de repartir.

Nous reportons l’analyse de la fin du recueil à notre dernière partie, qui prend pour objet l’approche créatrice de Giacometti, et les répercussions dans les textes d’écrivains d’une méthode qui est son apport le plus propre : le faire-défaire-refaire. Reprenons pour l’instant à son origine le parcours proposé par le seul texte d’André du Bouchet écrit du vivant d’Alberto Giacometti2568.

Notes
2513.

Nous remercions Anne de Staël pour les précisions qu’elle a pu nous donner et pour nous avoir laissé consulter l’« océan » (pour reprendre l’expression de Victor Hugo) des brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous, ainsi que les carnets non publiés. « Il faut signaler qu’il n’y a presque pas de recherche sur les rapports entre poésie et peinture chez André du Bouchet », note Elke de Rijcke, ibid., p. 146. Il nous semble en effet que se dessinent de vastes perspectives de recherche dont nous ne pouvons malheureusement dans cette thèse donner qu’un aperçu.

2514.

Voir « Chronologie d’André du Bouchet », L’Étrangère, n° 14-15, op. cit., p. 373.

2515.

Voir Yves Bonnefoy, BO, p. 327, ill. 300.

2516.

André du Bouchet, Carnet, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 12.

2517.

Louis Clayeux, « Notes sur Alberto Giacometti », Cahiers du Musée national d’art moderne, n°31, Paris, printemps 1990, rééd. Paris, L’Échoppe, 2007, pp. 10-11.

2518.

Voir Pierre Bergounioux, Jusqu’à Faulkner, Paris, Gallimard, 2002.

2519.

William Faulkner, Le Hameau, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 2000, p. 407. Sur cette expression et sa traduction, voir Victor Martinez, Aux sources du dehors : poésie, pensée, perception, dans l’œuvre d’André du Bouchet, thèse de doctorat sous la direction de Michel Collot, université Sorbonne Nouvelle Paris III, 2008, p. 76.

2520.

André du Bouchet, Carnet, op. cit., pp. 14-15 (juin 1951).

2521.

Carnet 2, 1951.

2522.

Voir Monique Pétillon, « Poète de l’abrupt (Entretien avec André du Bouchet) », op. cit., p. 126 : « Dans les livres que j’ai faits avec Giacometti, c’est par l’économie, la raréfaction du trait qu’il y a un rapport entre sa gravure et l’espace même du poème. Par exemple le frontispice du Moteur blanc rend compte du titre du livre : le centre de la gravure est constitué par un grand blanc qui peut être un ciel, ou le foyer qui appelle à traverser un paysage de papier épars. »

2523.

Voir André du Bouchet, Alberto Giacometti, dessins 1914-1965, Paris, Maeght, 1969, p. 101 et Alberto Giacometti – Dessin, Paris, Maeght, 1991, p. 140.

2524.

À propos des Pieds dans le plat de René Crevel et de L’Air de l’eau d’André Breton. Mais nous le verrons surtout avec Retour amont, de René Char : voir chapitre XVI.

2525.

Entretien public de Jacques Dupin à Aix-en-Provence à l’occasion de l’exposition « Giacometti/Dupin » à l’hôtel de Castillon (12 octobre – 30 décembre 2007).

2526.

Ces gravures sont reproduites dans L’Ire des vents n° 6-8, « Espaces pour André du Bouchet », Châteauroux, septembre 1983, avec cette scholie (p. 448) : « En plus des deux dessins au crayon de 1960 reproduits en première et dernière pages de la suite de hors-texte [contenue dans la revue] qui lui est consacrée, Alberto Giacometti est présent dans ce numéro par des eaux-fortes destinées à illustrer deux livres d’André du Bouchet : Le moteur blanc et Dans la chaleur vacante. Les paysages et scènes d’intérieur (datant de 1956) ont été effectuées en vue du Moteur blanc pour lequel n’a été retenu, à titre de frontispice, que la scène d’atelier figurant en troisième page de la seconde suite de hors-texte. Dans la chaleur vacante ne sera finalement ornée en frontispice que d’un seul portrait parmi tous ceux exécutés en 1960 : on le trouve reproduit sur la jaquette du présent numéro. Outre deux gravures non intégrées dans des livres (le portrait de la première page ainsi que le paysage de la sixième page de la première suite de hors-texte) et une troisième (le portrait de la septième page de la première suite de hors texte) utilisée plus tard comme frontispice de Air (1950-1953), les six autres gravures reproduites ici ont trouvé leur juste place en vis-à-vis des poèmes de L’Inhabité […] ».

2527.

André du Bouchet, L’inhabité, Paris, Jean Hugues, 1967.

2528.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », op. cit., p. 12.

2529.

Ibid., p. 14.

2530.

On y trouve le dessin au crayon de Matisse (p. 77) et la lithographie de la mère d’Alberto (p. 115) auxquels fait allusion le texte. Dans l’édition de 1991, le portrait de Matisse est repris (p. 123), mais pas la lithographie.

2531.

Alberto Giacometti, dessins 1914-1965, Paris, Maeght, 1969, p. 123.

2532.

Idem.

2533.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », op. cit., p. 13.

2534.

« Plus loin que le regard une figure », QPTVN, p. 34.

2535.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2536.

Comme certaines peintures chinoises véhémentes sont dites « à l’encre éclaboussée ».

2537.

 « … en relief » – [Préface du catalogue :] Alberto Giacometti – Dessins. – Paris, Galerie Claude Bernard, 1968.

2538.

Nous suivons en cela Michel Collot qui reprend cette expression qui revient à plusieurs reprises dans Peinture. Voir « ‘D’un trait qui figure et qui défigure’ : Du Bouchet et Giacometti », op. cit., p. 95.

2539.

« Pour ainsi dire », émission de Michel Camus, Jean Daive et André Velter. Jean Daive s’entretient avec André du Bouchet, France culture, 1986. Transcription Victor Martinez.

2540.

Flottement que Jacques Depreux rapporte à la visée fondamentale pour cette poésie d’une parole « en avant d’elle-même » : « Et c’est encore cette visée de la ‘parole en avant d’elle-même’ qui anime Qui n’est pas tourné vers nous, livre consacré à Alberto Giacometti et composé de plusieurs textes, poétiques et ‘critiques’, dont certains […] avaient déjà été publiés. André du Bouchet rompt avec le style et la démarche de la critique traditionnelle et efface ou estompe la frontière qui la séparait de la poésie. Il se place devant les dessins ou les sculptures d’Alberto Giacometti comme devant un paysage, un modèle ou une nature morte ; ce qui le sollicite est la tension qui se produit entre celui qui regarde et l’objet regardé – visage ou montagne, pomme ou glacier. L’œuvre et la personne d’Alberto Giacometti, qui fut l’ami d’André du Bouchet, réapparaissent au détour du silence, infiniment plus présentes qu’elles ne l’eussent été dans le discours de la critique ». Voir André du Bouchet ou la Parole traversée, Seyssel, Champ Vallon, 1988, p. 13.

2541.

Voir Michel Collot, « Rapides, ou la rapacité de la fraîcheur », Autour d’André du Bouchet, op. cit., pp. 147-168.

2542.

Voir Air (1950-1953), Paris, Clivage, 1977 [s. n. p.] et Air, suivi de Défets, Montpellier, Fata Morgana, 1986, pp. 36-37.

2543.

Michel Collot, « ‘D’un trait qui figure et qui défigure’ : Du Bouchet et Giacometti », op. cit., p. 98.

2544.

 Voir André du Bouchet, Alberto Giacometti – Dessin, Paris, Maeght, 1991, p. 167 et L’Ajour, Paris, Gallimard, collection « Poésie », 1998, p. 6.

2545.

Aucun fragment du texte n’est écrit en 1997 pour D’un trait qui figure et qui défigure. Cette dernière constellation est en fait un choix effectué principalement dans les pages de carnets qui seront publiées dans Carnets 2, Montpellier, Fata Morgana, 1998.

2546.

« Plus loin que le regard une figure », L’Éphémère, n°1, [hiver 1966], pp. 93-100 ; « … qui n’est pas tourné vers nous », L’Éphémère, n°8, hiver 1968, pp. 70-115 ; « …figure », L’Éphémère, n°11, automne 1969, pp. 358-377 ; « Tournant au plus vite le dos au fatras de l’art », L’Éphémère, n°12, hiver 1969, pp. 538-550.

2547.

Voir chapitre X.

2548.

Le Moteur blanc, Paris, GLM, 1956 ; Dans la chaleur vacante, Paris, Mercure de France, 1961 ; Air (1950-1953), Paris, Clivage, 1977.

2549.

D’un trait qui figure et qui défigure, Montpellier, Fata Morgana, 1997.

2550.

L’Inhabité, Paris, Jean Hugues, 1967.

2551.

Celui de 1969 et celui de 1991.

2552.

Et, seule occurrence, d’une peinture. Voir Alberto Giacometti – Dessin, Paris, Maeght, 1991, p. 4.

2553.

Sauf entre le troisième et le quatrième.

2554.

Voir « … en relief », op. cit.

2555.

Voir chapitre XI.

2556.

L’Éphémère, n°8, op. cit., pp. 97-99, p.106 et pp. 108-110.

2557.

Ibid., p. 1.

2558.

Allusion au « dialogue en 1934 » entre Breton et Giacometti. Voir Alberto Giacometti, Écrits, op. cit., p. 16.

2559.

 Alain Veinstein, « Entretien avec André du Bouchet », novembre 2000, France Culture, « Surpris par la nuit ». Voir le catalogue de l’exposition André du Bouchet : espace du poème, espace de la peinture…, Toulon, Hôtel des Arts, p. 23.

2560.

Ibid., p. 23.

2561.

Ibid., p. 24.

2562.

Alberto Giacometti, « Mai 1920 », Écrits, op. cit., p. 71.

2563.

« Correction » non pas en vue d’une vérité, chacune des versions n’étant ni plus ni moins « correcte » que l’autre, ni sur le chemin d’une perfection. On prendra ce mot dans son sens spatial, comme on corrige le tir, car le tireur comme sa cible se sont déplacés.

2564.

Voir annexes.

2565.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », QPTVN, p. 21.

2566.

 Ibid., p. 19.

2567.

Voir chapitre XVI.

2568.

Voici les références des quatre versions successives de « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti » :

Version 1 : Tel quel , n°24, hiver 1966, pp. 14-23.

Version 2 : Alberto Giacometti, dessins 1914-1965 , Paris, Maeght, 1969.

Version 3 : Qui n’est pas tourné vers nous , Paris, Mercure de France, 1972, pp. 7-24.

Version 4 : Alberto Giacometti – Dessin , Paris, Maeght, 1991, pp. 7-24 (sous le titre « Foyer du dessin »).

Pour simplifier les notes de bas de page, nous préciserons à chaque fois dans ce chapitre à laquelle de ces quatre versions nous renvoyons. Pour les versions 2 et 4, les dessins sont inclus dans la référence.