3) Le dessin académique et la première construction des choses

‘Dès l’époque où Giacometti, pour la première fois, dessine, un objet – visage catégorique, haute académie – apparaîtra divulgué, dans une sorte de saisissement, et comme en filigrane de la paroi en regard, quand il n’en est pas l’élévation même – verticale… Dans une ardeur réverbérée qui embue tous linéaments. Et, quelle que soit la face qu’il présente, localisé dans un éclat qui, sur l’instant où il nous parvient, le scinde de son identité passagère2629. (§ 4)’

Cette première allusion du texte à des dessins précis nous reporte vers le titre du premier livre chez Maeght en 1969 : Alberto Giacometti, dessins 1914-1965. Les premiers dessins dans la maison paternelle, puis les dessins véritablement « académiques » sont ici visés. Après un séjour à l’École des Beaux-Arts de Genève en 1919, Giacometti a en effet fréquenté l’académie de la Grande-Chaumière, où il s’est s’inscrit en arrivant à Paris en 1922. Il reste dans l’atelier d’Antoine Bourdelle, qui y donne une leçon par semaine, jusqu’en 1927, ce dont garde trace la lettre à Pierre Matisse : « Le matin je faisais la sculpture et les mêmes difficultés qu’à Rome recommencèrent. L’après-midi je dessinais »2630.

Si André du Bouchet ne souhaite pas donner une vision linéaire, historicisante, de l’évolution du dessin d’Alberto Giacometti, ce paragraphe souligne néanmoins que les différentes périodes de l’œuvre ont été longuement considérées et que le poète s’est reporté vers les obstacles successifs affrontés par le trait d’Alberto Giacometti pour aviver dans leur franchissement réitéré la conscience des problématiques d’espace qui ont rendu le dessin de 1965 possible. Ces problèmes ne font pas l’objet d’une approche conceptualisante, comme par exemple ceux de la sculpture dans le premier texte de Sartre, mais la réflexion préalable innerve le mouvement qui porte le poète vers la langue, pour une articulation nouvelle qui doit affronter le retour des obstacles franchis par le dessin d’Alberto Giacometti et faire face à « une sorte de saisissement ». Vouloir dire se heurte à la paroi réelle dont l’objet n’est qu’un fragment.

André du Bouchet dans cette perspective de refus du classement supprime en 1991 l’ordre chronologique dans lequel apparaissaient les dessins en 1969. Dans le livre de 1991 disparaissent également les dessins antérieurs à 1936. Un regard vers celui de 1969 peut alors être utile pour mieux appréhender ce paragraphe. Il s’y trouve cinq dessins réalisés d’après l’enseignement paternel entre 1915 et 1918. Viennent ensuite neuf dessins datant de la période où Giacometti fréquentait l’atelier de Bourdelle. Les dessins des années trente, qui portent encore la marque de l’enseignement académique, y sont également plus nombreux. Sept pages du livre leur sont consacrées2631, contre trois seulement en 19912632. Deux autres dessins de 19402633 sont écartés en 1991. Mais André du Bouchet avait ces dessins en tête, sinon sous les yeux, lorsqu’il travaillait à son texte.

Or, quel dessin pratique-t-on chez Bourdelle ? Ce sont des études qui pour rendre le volume du modèle procèdent à sa désarticulation analytique, le réduisant à une somme de parties détachées d’un tout. La méthode utilisée relève droit du cubisme, remarque Yves Bonnefoy qui cite en exemple la Grande Dryade de Picasso (1908) et Tête de femme de Braque (1909) :

‘[…] les courbes perçues sur le corps sont remplacées dans l’étude par le fragment de plan qui leur est tangent et les sous-tend au plus proche, et ainsi la figure est-elle bâtie comme un réseau de facettes qui, la plupart, semblent planes : la fluidité de la forme, la coulée de son mouvement étant obtenue par la multiplication de ces analyses. C’est comme si le corps vivant avait consenti à l’espace géométrique pour y gagner une qualité d’élégance qui semble plus grande dans ces dessins que dans le modèle. Belles images dont Giacometti demeurera fier, puisqu’il les a signées, et datées, de longues années plus tard2634.’

Le livre de 1969 présente cinq de ces études d’après modèle, figures de nu debout, couché ou assis sur un tabouret2635 que le crayon construit comme un assemblage de facettes. De cette période, deux autoportraits et le fameux Crâne de 1923 semblent s’interpeller par la façon dont est recherchée la structure de l’ossature, celle du vivant comme celle du mort2636. L’orbite, vide ou pleine, se voit marquée avec précision. Ainsi s’éclaire la première phrase du texte, qui doit désormais être mieux perçue dans le mouvement qui est le sien : « Dessins d’Alberto Giacometti – par blocs froids détachés de quelque glacier à facettes qui tranchent ». Le « glacier » fait signe vers les premiers dessins dont les facettes tranchent dans la continuité des corps pour lui substituer la division géométrique. Ces objets ou visages sont affirmés d’un trait « catégorique », c’est-à-dire sans réplique, sans appel : affirmation « catégorique » ou affirmation tranchée.

Cette pratique du dessin ne se limite pas à cette seule période puisqu’au sortir de l’expérience surréaliste, lorsque Giacometti repart à la recherche de la « construction » d’une tête, il recourt de nouveau à la « décomposition des surfaces courbes selon tout un jeu de facettes planes, comme du temps des beaux dessins un peu ‘cubistes’ de chez Bourdelle »2637. De son retour à cette méthode témoignent particulièrement les autoportraits reproduits dans le livre de 19692638, et jusqu’aux nus de 19402639. Reinhold Hohl fait également le lien entre ce type de dessin et, dans la sculpture, la tête à facettes de 1934 intitulée Crâne 2640  :

‘À la Grande-Chaumière, dans la classe de sculpture et dans celle d’académie, une solution formelle était proposée : on s’appropriait la réalité, on la cernait comme totalité en l’entourant de lignes conduisant en ligne droite d’un point du contour à un autre et divisant les volumes en facettes. L’autoportrait réalisé par Giacometti en 1923/242641 est, à cet égard, un travail académique achevé, mais insatisfaisant. Comme dans le polissage d’un diamant, la totalité irrégulière du volume est apparemment maîtrisée par la division artificielle en surfaces angulaires ; chaque surface circonscrit la plénitude du réel, semble le dominer, mais en fait, le trait passe à côté de la réalité et le problème n’est pas résolu. En 1934, avec Crâne, une tête à facettes, Giacometti cherchera à nouveau à lever la difficulté de la même manière2642.’

Le principe de la disposition stéréométrique des facettes pour l’élaboration de formes englobantes vers lequel Giacometti fait retour dans le milieu des années trente va pourtant laisser peu à peu la place à une restitution de la forme naturelle : « Les œuvres gagnent en ressemblance naturelle ce qu’elles perdent en ‘style’, d’où l’impression que le sculpteur revient à l’art traditionnel. On constate, d’autre part, que les têtes deviennent de plus en plus petites »2643. Nous avons déjà fait le lien entre cette petitesse et l’incorporation de la distance à l’objet2644.

André du Bouchet relève comme Bourdelle devant son élève les « cassures trop nettes »2645 de ces belles constructions qui s’apparentent pour lui à un « glacier mental »2646. Mais ce n’est pas pour regretter comme le maître leur absence d’harmonie. Ce qu’il admire dans ces dessins, c’est justement leur refus de la dissimulation. C’est par la violence avec laquelle ils s’affirment comme des constructions mentales où tout l’insaisissable du réel vient se coller à la vitre spirituelle que justement ces dessins nous happent : « dans une sorte de saisissement »… Une saisie en échec nous saisit – au double sens d’effroi et d’immobilisation – comme elle glace l’objet. Il y a là prise de hauteur sur l’insoluble problème de la représentation qui a toute l’apparence d’un défi – « haute académie » – où se décide le sens même de l’œuvre :

‘[…] si, […] pour m’arracher un instant à la fascination que [cette œuvre] exerce – dans sa lettre, son trait, son thème – je l’oublie
ou me fie, pour l’instant, au seul souvenir qu’elle me donne –
une haute paroi2647 – ’

Tout part donc, les brouillons le montrent, dans l’écriture de ce recueil, du sentiment de la paroi que procurent ces œuvres, et que ce paragraphe formule : « comme en filigrane de la paroi en regard, quand il n’en est pas l’élévation même – verticale… » Cette verticalité apparaît donc dès les premières figures dessinées où le corps est aussitôt considéré « à l’échelle de quelque hauteur inaccessible »2648. Le modèle proposé « se désigne par avance comme impraticable », par « l’affirmation cristalline » de ces facettes qui arrêtent notre regard à une vitre derrière laquelle se retranche toute l’infinie complexité du réel. Dans cette lecture superficielle, la plénitude du réel se trouve, comme l’écrit Reinhold Hohl, « circonscrit[e] »2649, mais pour mieux prendre la mesure de l’obstacle. Défis, ces premières figures dessinées sont en effet interprétées par André du Bouchet comme des déclarations de guerre : « déclaration liminaire d’un conflit à venir dont les données se trouvent ici froidement mesurées, énoncées, établies »2650.

La clef de ce conflit réside dans le rapport de ces figures au papier, qui est l’indice d’un rapport perçu avec le fond abyssal qui les entoure. Le dessin d’école se signale par la tentation autarcique de la figure lisible dans son refus de rentrer dans le fond. Le rapport entre la figure et le fond est alors « affrontement pur »2651 où ces « grandes figures hors de l’air »2652 semblent annoncer le repli prochain de Giacometti sur la perfection de « quelques constructions pures – jusqu’à ce que sa propre infaillibilité l’épouvante »2653. Ces dessins cristallins ouvrent donc d’un côté la voie vers l’abstraction, et c’est Le Cube de 1933, seule tentative abstraite2654 de Giacometti, auquel André du Bouchet fait ici allusion. Leur « escarpement lucide »2655 apparaît en effet « soustrait au monde »2656, pour des mesures plaquées, « posées comme inaltérable »2657, qui sont l’indice d’un refus de la finitude. Dans ce refus voici qu’elles se heurtent « gauchement à la réalité immédiate du papier… à la contingence qu’elles ignorent de façon si hautaine… »2658. En eux pourtant une autre voie se fait jour, comme à l’insu d’eux-mêmes, par cette blancheur même qu’ils combattent de façon si véhémente, ce pouvoir de réverbération que souligne le texte publié : « Dans une ardeur réverbérée qui embue tous linéaments. Et, quel que soit la face qu’il présente, localisé dans un éclat qui, sur l’instant où il nous parvient, le scinde de son identité passagère2659 ». Quel que soit le refus que ces figures puissent opposer au papier, elles n’en possèdent pas moins de manière exacerbée le don de réfléchir la lumière « par reflets qui, sur les facettes du volume transparent, semblent sur le moment indifférenciables des ombres de son modelé ».

Le verbe « embuer » rappelle « imbu » au paragraphe précédent. André du Bouchet joue sur la parenté étymologique, puisqu’« imbu » est en réalité la réfection, au XVème siècle d’« embu », participe passé du verbe « emboire », au sens d’« imprégner », au physique comme au moral. Il existe un verbe « imbuer », emprunt savant au latin, qui signifie « pénétrer, imprégner », mais « embuer » n’existe pas dans ce sens. Le verbe appartient à une autre famille étymologique et veut dire « couvrir de buée, d’une sorte de buée ». Les larmes qui embuent les yeux brouillent la vue. Mais à partir d’« emboire » on parle d’une couleur « embue », et le poète joue de cette homonymie avec un terme technique issu du domaine de la peinture pour resémantiser le verbe employé ici. L’adjectif « embu » signifie, pour un tableau, « devenu terne, mat, parce que le support a absorbé l’huile », et André du Bouchet l’emploie dans ce sens un peu plus loin dans le recueil sous sa forme substantivée. Or, c’est bien sûr ici de l’avidité du support dont il est question, puisque le blanc qui réfléchit la lumière est présence dans l’espace du dessin d’un fond abyssal qui boit les figures éphémères. « Imbu » au paragraphe précédent doit s’entendre également dans un sens concret, matériel, seule voie d’accès à une « parole parlante », qui ne se nourrit que de la conscience de sa propre matérialité : l’objet en question est imbibé de lumière. Quant aux « linéaments », ce sont les « lignes élémentaires caractéristiques d’une forme, d’un aspect ». C’est donc, de prime abord, dans ces dessins de jeunesse, la ligne simplifiée du contour, le tranchant net des facettes, indices d’un savoir hautain, imbu de sa propre facilité, qui apparaît visée. Mais un verbe lui-même imbu de sens fait glisser, moraine langagière, celui de son complément d’objet direct, vers son emploi subduit, figuré, par lequel ouverture, « une immense ouverture »2660, se fait jour. Les « linéaments » sont alors, deuxième sens, les « premiers traits d’une chose en développement », c’est-à-dire de l’objet d’une attente : ébauche, esquisse. La lumière renvoyée par la blancheur du papier « embue » donc « tous linéaments » parce qu’elle fait monter les larmes aux yeux éblouis dont la vue se brouille. Ces traits du « visage catégorique », ils ne parviennent plus à les discerner avec netteté. Mais elle « embue » également « tous linéaments » par contamination et déplacement vers le domaine du dessin de l’emploi technique d’« embu » en peinture. La lumière boit ces lignes dominatrices à les effacer presque comme le support buvant l’huile ternit le tableau devenu mat2661. L’embu du dessin, c’est cette gomme lumineuse en appel de la gomme matérielle des années de maturité. Cet estompement des traits que dévore la chaleur du foyer, de la source lumineuse arrachant la figure à sa glaciation abstraite, devient alors préfiguration d’une fonte.

Ces figures inconciliables au papier, aux traits en apparence inaltérables et sur lesquelles l’érosion semble ne pas avoir prise, s’avèrent contre toute attente rongés au cœur par un cancer lumineux qui n’en finira pas de se propager jusqu’à ce que ces glaciers mentaux soient bus par le papier auquel elles se confondront : « Mais l’éclat que déjà [ces figures] réverbèrent – tout en demeurant aussi réfractaires à ce papier dont Giacometti n’a pas encore pris la mesure ou dont il ne soupçonne pas l’imminence – est présage de la grande fonte des années futures »2662. Dans ces premiers dessins déjà, le hors-signe avant-coureur d’une débâcle qui verra l’objet, moraine, dévaler à nos pieds. Dans les brouillons, André du Bouchet ira même chercher à la loupe ce point d’incandescence incendiaire jusque dans l’autoportrait à la plume de 19182663 : « Le visage de ce très-jeune homme, dès les premiers portraits d’Alberto Giacometti, que le jour martèle, et percute, jusqu’au petit soleil des prunelles semblable à celui que recueille une lentille »2664.

Notes
2629.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 10.

2630.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 27.

2631.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 2, pp. 38-43 et 45.

2632.

Ibid, version 4, pp. 82, 85 et 86.

2633.

Ibid, version 2, p. 44.

2634.

Yves Bonnefoy, BO, p. 118. Voir également Reinhold Hohl, ibid., p. 232, qui a relevé dans Daniel Marquis Sébie [Le Message de Bourdelle, Paris, 1931, p. 127] ce passage qui semble s’appliquer à Giacometti : « Le Maître va plus loin, s’arrête devant un travail de modelage où les motifs sont nettement mis en relief. ‘Ah ! enfin, nous revenons à une notion plus saine de la sculpture : la compréhension. Il y a là de belles qualités, nous avons un édifice bien conçu de l’ossature. Je gagerais qu’il s’agit de l’ouvrage d’un Suisse’. Il promène, par-dessus son lorgnon, un regard interrogateur sur son entourage. ‘Vous êtes Suisse, n’est-ce pas ? Tout cela est très bien, oui, cependant, il y a un mais. Nous tombons dans l’exagération des qualités. Le style est un peu trop haché, et vous vous êtes éloigné de l’harmonie des formes qui se révèle dans le modèle. Il faut éviter ces cassures trop nettes. Il convient de coudre l’ensemble avec souplesse, de tout lier harmonieusement avec des finesses.’ »

2635.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti, version 2, pp. 30 et 34-37.

2636.

Ibid., pp. 31, 33 et 37.

2637.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 252.

2638.

André du Bouchet, ibid., pp. 39-41.

2639.

Ibid., p. 44.

2640.

Voir Reinhold Hohl, ibid., p. 77.

2641.

I bid., p. 19.

2642.

Ibid., p. 77.

2643.

Ibid., p. 107.

2644.

Voir chapitre X.

2645.

Voir Daniel Marquis Sébie, idem.

2646.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2647.

Idem.

2648.

Idem .

2649.

Reinhold Hohl, ibid., p. 77.

2650.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2651.

Idem.

2652.

Idem.

2653.

Idem.

2654.

Sur le caractère particulier de cette abstraction, ou tentative d’« anthropomorphisme abstrait », voir Georges Didi-Huberman, Le Cube et le visage, op. cit.

2655.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2656.

Idem.

2657.

Idem.

2658.

Idem.

2659.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 10.

2660.

James Lord, Un portrait par Giacometti, op. cit., p. 135.

2661.

Nous touchons là à la « réfection des sémantismes » qui caractérise la parole poétique d’André du Bouchet. Sur la façon dont le poète « retrouve ‘un minerai phonétique’, hors des langues, qui reconduit les mots à une réfection de leurs sémantismes », voir Victor Martinez, ibid., pp. 236-249.

2662.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2663.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 2, p. 26.

2664.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.