4) La ressemblance : objet arrêté et réverbération de la lumière

Dans son constant aller-retour de ce qu’Alberto Giacometti dessine à ce qui se dessine en nous, André du Bouchet revient à nouveau dans le paragraphe suivant de l’approche du réel par l’acte de dessiner vers sa propre expérience partageable devant ces dessins :

‘Une chose arrêtée dans la lumière qu’elle nous renvoie, dont parfois nous ne savons rien, sinon qu’elle est devant nous, à peine allons-nous à elle que nous l’avons traversée, atteint le repoussoir rayonnant de la paroi – le papier, déjà – dont elle se détache. Parcelle, à notre tour, de cette distance que pose un objet réfractaire, un moment, à la vue, nous aurons avancé. Et fait nôtre, aussi, devant l’obstacle réitéré, une interrogation persistante, légère.
Cette légèreté, comme nous levons la tête, est réponse, chaque fois. Et la question qui de nouveau sera posée, nous le pressentons, en termes demain plus incisifs – signe d’un acquiescement, déjà, qui éblouit. L’objet sollicité se délivre, sur son arête, avec imperceptible retard, à notre esprit. Mais pour rejoindre sitôt le lieu incandescent d’où, comme à contre-jour, il aura émergé.
En face, déjà, qui se dessine, un visage. Porteur, comme le nôtre, de cette clarté qu’il soutient – notre visage, en face ? Non réfléchi2665. (§ 5, 6 et 7)’

La question au centre de ces paragraphes est celle de la reprise du mouvement par-delà le temps de l’arrêt imposé par ce qui se présente au regard. Nous sommes de nouveau devant ces dessins, ceux de la maturité, dans le temps de la « cécité intermittente ». Chaque nouveau dessin impose ce retour à un moment antérieur à tout savoir : une chose est là devant nous, dont nous ne savons rien, sinon qu’elle nous appelle à la reconnaître, et que cette demande provoque l’amorce d’un mouvement de notre part. Mais la partie de l’objet que n’a pas couverte le crayon, celle qui s’est offerte, pour la réfléchir, à la lumière, ne laisse pas voir autre chose que son support : « le papier, déjà ». Dans ces objets translucides, l’obstacle se laisse donc traverser par la lumière pour qu’apparaisse la figure en existence. Le vide qui sépare est aussi ce qui réunit, et dans ces figures ajourées la paroi éblouissante qui fige se fait le point de pivot par lequel une reprise du mouvement devient possible. C’est ce que marque le roulement de l’r de part et d’autre de la paroi de l’occlusive [p] : « le RePoussoiR Rayonnant de la PaRoi ». Dans ce miroir consonantique redoublé, le ­[p] entre deux [r] se laisse par deux fois traverser, comme un obstacle resserré entre deux blancheurs.

Mais ce « pas qui traverse autrui »2666, celui du moment négatif où la figure par son vide s’ouvre à nous, nous sépare de nous-mêmes, puisque nous nous retrouvons, dans l’aspiration de la lumière, à l’avant de notre visée, de part et d’autre de la figure ainsi traversée. La « distance » que pose cet « objet réfractaire » – c’est-à-dire la distance qui sépare les choses et leur permet de se distinguer les unes des autres – devient désormais distance qui, au cœur de notre avancée, nous sépare de nous-mêmes, devenus « parcelle » de cette distance.

Ces dessins ne sont rien moins qu’affirmatifs, comme l’ont montré Sartre et Dupin, auquel les mots « incisifs » et « légèreté » font ici écho2667. C’est de la contestation de leurs traits, érigée en « principe de création »2668, que se nourrit la persistance de leur interrogation :

‘Tracer une seconde ligne, c’est mettre en question la première sans l’effacer, c’est formuler un repentir et apporter un correctif, c’est ouvrir entre elles un débat contradictoire, une querelle, qu’une troisième ligne viendra arbitrer et faire rebondir. De contestation en contestation, toute certitude est retirée à la forme qui ne peut apparaître que sur le mode interrogatif. Ce paysage, ce bouquet de fleurs, cette tête, nous les voyons pourtant d’une manière indubitable, mais ils ne se laissent pas saisir. Ils ne se manifestent que dans un éloignement qui nous invite à les appeler et à les interroger. Découverts, il nous faut encore sans cesse leur dire : « Êtes-vous là ? » Être, pour eux, signifie être interrogé, être invoqué, être l’objet de nos désirs2669.’

Mais cette question à laquelle André du Bouchet se livre et nous livre, le fascine surtout par sa légèreté, cette course dansante du trait de Giacometti. Face à un obstacle démesuré, dont il a pris dans ses premiers dessins la hauteur, Giacometti riposte par l’excès inverse, et invente le trait qui seul pourra contourner cet obstacle, la question obstinée qui seule puisse apparaître « compatible avec ce monde insoluble »2670. Car le monde, que cherche à nouveau notre regard après son immersion dans les dessins, comme Giacometti par intermittence « lève la tête » de sa feuille, ne cesse de répondre sans pour autant frapper la question d’obsolescence. Il répond par une ouverture qui relance sans fin la question, puisque cette réponse nous aveugle – « qui ébouit » – et nous laisse aussi démunis qu’au premier jour. Cette réponse est de nous renvoyer la lumière, dans l’aspiration de laquelle l’objet à son tour se met en mouvement, répondant à notre mouvement par un mouvement inverse. Car l’en-avant de la sombre figure qui nous fait face est vers nous, et au-delà de nous, où le foyer blanc qui la précède la tire à lui.

Entre ces deux visages qui se font face, une même clarté partagée, celle de la lumière qui ne connaît pas d’arrêt, d’où la question du poète : « notre visage, en face ? ». La langue très concrète d’André du Bouchet laisse entendre que ces deux visages sont « porteurs » d’une même clarté d’abord au sens matériel : ils la supportent, comme le géant Atlas se fait pilier du ciel. C’est là le sens du verbe soutenirdans la phrase : le visage supporte les masses blanches accumulées devant lui et les repousse en avant, vers nous. Il les supporte autant qu’il les endure puisqu’elles véhiculent l’éblouissante lumière : le visage soutient l’assaut de la lumière. Mais il ne le soutient pas comme les premières figures d’Alberto Giacometti, étrangères au papier, il ne peut le soutenir qu’en s’offrant à la traversée de la lumière, qui atteint dès lors le jour en arrière de ce visage, la clarté qu’il sou-tient, c’est-à-dire, en réactivant l’étymologie pour accroître le sémantisme du verbe, la clarté qui se tient au-dessous de lui, le support abyssal duquel il émerge. Le sens spatial augmente alors le sens temporel, puisqu’en soutenant cette clarté, il la porte plus loin, nourrit son prolongement de toute la réserve du papier. C’est là un autre sens de soutenir : « aider à se prolonger, faire durer », d’où « pousser jusqu’au bout ». La continuité qui au cœur des sémantismes se voit ainsi révélée prépare alors la commutation de la paroi en pivot, et l’abolition de la distance posée par l’« objet réfractaire » où se creuse le lit de l’affirmation prochaine : « Rien ne nous sépare […] »2671. Le visage soutient alors la clarté blanche au sens où son tracé léger et rompu ne cherche pas à la recouvrir, mais s’ouvre à elle pour relancer son mouvement avec davantage de vigueur encore. Ce sens correspond à un emploi figuré du verbe « soutenir » : « donner davantage d’éclat à quelque chose ». On retrouve cette acception dans le vocabulaire pictural le sens concret de « mettre en valeur » : « soutenir les tons clairs »2672. C’est alors, déplacé là encore2673 de la peinture vers le dessin, le mot même de Giacometti que nous retrouvons, tel qu’André du Bouchet un peu plus loin l’intègre au corps de son texte : « il faut valoriser ». Ce visage au trait suggestif valorise la clarté qui l’entoure comme un ton unique soutenu par la « dure grisaille de la mine de plomb »2674 : « On peut dire de Giacometti, en le paraphrasant, que son trait valorise tout ce qu’il ne dessine pas »2675.

À la question – « notre visage, en face ? » – réponse elliptique peut alors être avancée : « Non réfléchi ». C’est la lumière seule qui dans ce jeu de miroirs se voit réfléchie, et non pas les traits, l’apparence extérieure de celui qui regarde ces dessins, que ce soit son propre portrait ou celui de son frère. Qu’est-ce alors que cette « ressemblance »2676 qui obsédait Giacometti ? Certainement pas une ressemblance extérieure, puisque seule la mort fixe les traits de façon définitive. La ressemblance « trait pour trait » est « celle de la mort », celle « à laquelle la mort seule est fidèle »2677. Mais par la lumière qu’ils nous renvoient, ces visages se dirigent vers nous. Ils sont là, avant même que nous les ayons discernés ou reconnus. C’est alors « notre visage », mais « non réfléchi » au sens propre comme au figuré. Il n’est pas réfléchi comme par un miroir qui nous renverrait nos propres traits. Mais il reste également « non réfléchi » car il nous atteint par le ricochet de la lumière sans nous laisser le temps de la réflexion dans un moment où un être ne se distingue pas encore d’un autre. C’est alors, en face de nous, notre visage « non réfléchi », c’est-à-dire l’apparition contre toute attente d’un foyer qui nous ouvre à l’« impersonnalité de l’existence » : « Au-delà de cette ressemblance, qui n’est que répétition, et répétition mortelle, nous ne trouvons plus que notre semblable – que cet inconnu chaque jour travesti par des similitudes, et que voici, soudain, à nu – unique »2678.

« Non réfléchi », alors, comme la résorption du redoublement de la consonne ; « arrêtée »2679 devenu « arête »2680 : avalée avec facilité.

Notes
2665.

Ibid., version 3, pp. 10-11.

2666.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2667.

« Ce que le dessin de Giacometti nous donne, il nous le donne d’une manière à la fois impondérable et aiguë. Car son trait est en même temps léger et incisif. Il effleure la feuille et déchire l’espace », Jacques Dupin, TPA, p. 36.

2668.

Ibid., p. 37.

2669.

Idem.

2670.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2671.

Début du paragraphe suivant.

2672.

Source : Le Robert, dictionnaire historique de la langue française.

2673.

Voir ci-avant, « embue ».

2674.

 « Plus loin que le regard une figure », QPTVN, p. 28.

2675.

QPTVN, p. 40.

2676.

 Voir Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Dumayet », op. cit., p. 285.

2677.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2678.

Idem.

2679.

« Une chose arrêtée […] », « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, pp. 10.

2680.

« L’objet sollicité se délivre, sur son arête […] », ibid., p. 11.