5) La mort traversée

‘Et puis l’air ici est très dissolvant, avant tout pendant le jour, un vent léger souffle de tous les côtés et semble traverser la tête ; on se sent un crâne avec des grandes fenêtre aux rideaux très fins par ou passent les courants d’air et la lumière du soleil, alors je fini par rentrer a la maison ou j’essaie de peindre, de dessiner ou de lire2681.
Giacometti
La tête n’est mesurable, n’est objet, que morte2682.
Jacques Dupin’

Si les premiers dessins, figures d’un refus catégorique, « posées comme inaltérables », se heurtaient gauchement à la réalité du papier, quel nouveau rapport de la figure au papier vient alors instituer ce questionnement « de jour en jour plus incisif » ? Le texte avance une comparaison :

‘Rien ne nous sépare de la figure projetée qui surgira, et, tête ou montagne, avant que l’esprit s’assure de son identité, se trouve logée, comme une géode, au cœur du papier blanc. Ses linéaments sont là. Face à nous, le corps précisé s’adosse à une distance devenue compacte qui transparaît2683. (§ 8)’

La « géode », du grec geôdês, « terreux », désigne en minéralogie une « masse pierreuse sphérique ou ovoïde, creuse, dont l’intérieur est tapissé de cristaux ». Sans négliger ce scintillement caché, nous nous intéresserons surtout pour le moment au terme de pathologie : « Petite cavité bien circonscrite, constituée dans un tissu (surtout osseux) à la suite d’un processus pathologique ». La figure se présente donc comme une boule creuse à l’intérieure d’un os, ce qui nous renvoie au crâne, c’est-à-dire à la construction première des choses, recherchée par Giacometti, qui, nous l’avons vu, est synonyme de mort. Cette mort de la ressemblance qui arrête les traits. Si elle est la mort conceptuelle de la réflexion, alors que le surgissement de la figure devance toute réflexion : « avant que l’esprit s’assure de son identité ».

La paroi est ce crâne, aux orbites vides. Le mot, issu du latin classique paries, parietis, nom masculin, désigne un « mur de maison, mur mitoyen », puis à partir du moyen français en anatomie la « partie d’une cavité ou d’un organe creux qui l’enveloppe ou le limite ». Le rapprochement avec le crâne s’établit à partir de l’adjectif dérivé de paries : « pariétal », « employé en anatomie pour qualifier un os pair du crâne, plat et quadrangulaire, situé de chaque côté de la ligne médiane entre les régions frontale et occipitale »2684. Cet adjectif est immédiatement associé aux « peintures pariétales » qui nous renvoient vers les textes de Sartre et Leiris où Giacometti est associé à une préhistoire de l’art2685. La géode logée au cœur du papier blanc apparaît alors comme un souvenir de ce crâne qui en 1923 obséda Giacometti, et qu’André du Bouchet accueille dans son choix de dessins2686. Ce crâne est l’indice d’une chute. Il a roulé, moraine, jusqu’à nous, de toute la hauteur du glacier, pour rejoindre le cœur du papier blanc. Le glacier, exécuteur des hautes œuvres, à « facettes qui tranchent », a opéré cette « décollation », et la tête roule à terre, partie retranchée du tout, séparée, arrêtée, « hors de l’espace (qui ne connaît pas d’arrêt) ». Le crâne peut alors être désigné par André du Bouchet dans ses brouillons comme l’« obstacle pariétal »2687.

Mais dans le cours de sa réflexion le poète s’est porté en amont de cette séparation mentale, puisqu’il a montré comment, dans la lumière qui abolit toute distance, Giacometti en ajourant ses figures, dans ce temps d’incertitude qui précède la reconstruction de la connaissance – « avant que l’esprit s’assure de son identité » – trouvait ouverture vers un espace où « rien ne nous sépare ». Le crâne n’est plus cette paroi infranchissable s’il se construit sur un vide actif. Le trait de plus en plus léger a réduit cette paroi à un « filet », et voici le glacier maintenant confondu avec nous, de cette confusion qui précède le tranchant de la reconnaissance : « dans la dureté cette fois d’une mort ramenée à un souvenir – comme le sentiment qu’à l’occasion nous pouvons avoir de l’armature de l’os sous notre peau »2688. Ce sentiment de la mort traversée se trouve dissous un peu plus loin dans la phrase : « Face à nous, le corps précisé s’adosse à une distance devenue compacte qui transparaît ». Ce souvenir de l’os évoqué par les brouillons vient ici ouvrir hors du recours à toute étymologie le sémantisme du verbe « adosser » pour souligner le franchissement lumineux de cette première construction des choses où se lisait la distance – ossature – qui les sépare les unes des autres, une fois gagnée la compacité.

Le déploiement superficiel a laissé place à un retrait. Dans « l’apparition qui les porte au jour », les objets ont réintégré la totalité, retrouvant « leur place viable en retrait », et pas entièrement « à la surface quand nous les voyons »2689. La figure logée comme une géode au cœur du papier regagne alors en profondeur « l’altitude d’où […] elle s’est trouvée détachée » : « la chose immobile prend son essor ». Le crâne aux orbites vides, ouvertes au vent, se voit remis en orbite, et le « mur d’os » évoqué par Jacques Dupin traversé :

‘Revenant à la tête, [Giacometti] ne s’arrête pas à cette structure dure qu’il avait mise à nu et qui révélait la présence immobile de la mort. Fouillant plus profondément le visage, traversant le mur d’os que la mort lui appliquait comme un masque il voit et donne à voir la profondeur vivante qui l’habite2690.’

L’image de la géode rencontre alors une notion essentielle pour la poésie d’André du Bouchet, celle du moyeu. C’est en effet l’espace affluant de toutes parts qui vient tourner autour de ces constructions du néant. Et dans cette course vertigineuse de l’espace environnant la figure, qu’elle se révèle tête ou montagne, lui fait désormais « office de moyeu »2691. « Moyeu » où vient se prendre, pour une accélération soudaine, la roue de notre regard, appelé à tourner de plus en plus rapidement. Cette notion de moyeu, présente également dans la poésie2692, rencontre le taoïsme. Pour le Tao tö king, c’est « le vide médian qui fait marcher le char », et « c’est là où il n’y a rien que réside l’efficacité d’une roue ou d’un vase »2693. Mais surtout le moyeu pose, comme le note Jacques Depreux, la question de « l’immobilité au centre du mouvement »2694, qui est précisément ce qui occupe André du Bouchet ici, et reviendra dans Rapides où il est question d’une pente dévalée à vive allure par le cycliste qui a cessé de pédaler : « … rayons du moyeu immobiles en un instant où s’accentue la rotation de cette roue, moi-même enclin à l’arrêt »2695.

Dans le « moyeu » se ramasse la « distance devenue compacte », par l’effet de cette proximité généralisée de la lumière au sein de laquelle « la distance est un tout » :

‘Giacometti voyez cette tasse sur la table, devant vous. en trois secondes, votre main peut la prendre. eh bien, pour moi, quand je la regarde, elle est aussi loin que l’horizon. la distance est un tout. cette tasse est aussi éloignée de votre tête que votre tête l’est du soleil. mais le soleil est là, c’est la lumière. il suffit de ce rapport – aussi loin, pour qu’on dise : aussi près. aussi près de votre tête que du soleil. donc, vous êtes comme le soleil 2696 .

Ces réflexions apparaissent alors comme les prémices d’une approche de ce qu’André du Bouchet en viendra à nommer, dans Peinture, « la relation compacte appelée monde ». Nous comprenons également, dans cette conscience aiguë du « travail du soleil », ce que le recueil Ou le soleil dont l’écriture est contemporaine doit à ces réflexions élaborées sur un autre plan dans Qui n’est pas tourné vers nous. Il n’est guère étonnant, alors, qu’André du Bouchet ait songé en cette même année 1965 à Alberto Giacometti pour répondre par des dessins de montagnes aux poèmes de L’Inhabité.

Mais la traversée lumineuse de cette « mort de l’école », première construction académique du réel, ayant donné la hauteur de la chute, nous reporte vers une autre série de dessins. En 1954, la Monnaie commande à Giacometti une médaille à l’effigie de Matisse, sur l’incitation de celui-ci. Giacometti se rend au Régina de Nice en juin puis septembre pour dessiner le peintre alors âgé de 84 ans. Ces dessins du « maître de la couleur » sont à rapprocher, pour Thierry Dufrêne, de ceux effectués au même moment d’après Genet2697. Et ce d’autant plus peut-être que l’un de ces dessins auxquels Giacometti tenait particulièrement disparaîtra de son atelier à une époque où, à part lui, seuls James Lord et Jean Genet avaient la clef. Tout le monde soupçonna bien sûr Genet, sans aucune autre certitude définitive que sa conception de la trahison comme un acte d’amour, devant viser celui qu’on aime le plus, en lui subtilisant, par exemple, l’un de ces dessins auxquels il tenait particulièrement2698. Matisse en effet meurt quelques semaines plus tard, et la médaille ne sera jamais éditée ailleurs que dans ce livre où s’entrevoit son revers :

‘Si possible, pour tenir – comme, tracé, le 5 juillet 1954, peu avant sa mort, devant : ce visage encore, une facette – avancée extrême. Entre deux fermoirs d’air, saisi, puis libre. L’étendue qui ne consent pas au lointain fuse en hauteur2699. (§ 9)’

Ce visage « encore », c’est-à-dire un parmi les dessins de cette série dont trois sont reproduits dans le livre d’André du Bouchet2700, ou bien « notre visage », le visage de notre semblable, encore. Pour cette raison peut-être André du Bouchet blanchit ici le sépulcre, enneige le nom du peintre mort qui reparaîtra dans la version de 19912701. Parmi les trois dessins reproduits dans son livre, du Bouchet fait ici référence à celui du 5 septembre 1954, où n’apparaît que la seule face du peintre, prise en étau dans la blancheur du papier. Cette face, cette proue, tête baissée, le front bombé, comme se recueille en soi celui qui va mourir, est « avancée extrême » dans l’espace autant que dans le temps. Avancée « extrême » vers nous à travers l’espace autant qu’avancée vers l’extrémité de sa vie pour le vieil artiste qui se prépare à mourir, et renvoie à l’autre artiste occupé à le dessiner l’image de sa propre mort encore à venir, celle que du Bouchet au moment de l’écriture de ce texte affronte, sans le savoir encore. Mais l’étendue, livrée à la proximité lumineuse de ces « fermoirs d’air », ne « consent pas au lointain », au lointain de la mort prochaine, et mort de notre prochain, elle rend à la figure son altitude initiale, visage ou montagne. Visage « saisi, puis libre », comme l’eau des glaciers que leur fonte rend à l’eau, comme la chose « arrêtée dans la lumière » que la lumière délivre, dans son mouvement repris alors.

Visage « saisi » car il est une « facette » du glacier, et que le crâne est un  : le du réel qui brandit notre manque à voir. Les premiers dessins ont donné la hauteur d’où le dé tombe, catastrophe initiale, « coup du hasard poursuivi qui donne naissance à l’œuvre »2702. Le voici, moraine, qui roule jusqu’à nous du haut du ciel, et cherche lentement la face sur laquelle il va s’arrêter, l’assise de savoir par laquelle il va nous signifier notre finitude. Car la face du dé qui bouche la vue est l’expérience de la limite de notre regard, et nous renvoie à notre existence mortelle, incarnée. Michel Collot a montré l’attirance d’André du Bouchet pour les sommets, à l’horizon, comme indices d’une « face cachée » qui attire l’œil, « cette part d’invisible sans quoi rien ne serait visible »2703. Une telle attirance révèle la « curiosité profonde pour l’envers du visible » qui pousse le poète dans un même mouvement à interroger « l’intimité secrète des choses » et les « multiples écrans du paysage »2704. L’écran pour Giacometti est celui de l’être ou de l’objet qu’il a isolé devant lui, dans son atelier, avant que par le dessin il s’ouvre à toutes rencontres de hasard. Il occulte « l’étendue qui s’ouvre face à nous », et résiste à toutes nos tentatives de le contourner, car toujours l’une de ses faces se dérobe, comme Giacometti l’a exprimé en 1933 dans ce Cube dont la base, « face enterrée »2705, s’avère à jamais inapprochable. Ce cube « que nous contournons inlassablement dans l’espoir – vain – d’entrevoir la face sur laquelle il repose » scintille, de cette « face à éclipse », « imparfaitement à terre »2706, qui lui sert de socle. Cette sculpture de laquelle la réflexion d’André du Bouchet, les brouillons le montrent, part, et qu’il aborde un peu plus loin dans le texte, peut être rapprochée de ce que Merleau-Ponty  également nomme « cube » : « ma vue et mon corps émergent eux-mêmes du même être qui est, entre autres choses, cube »2707. Cette notion désigne pour lui la part d’invisibilité inhérente à notre existence incarnée : « la face cachée du cube rayonne quelque part aussi bien que celle que j’ai sous les yeux »2708. Mais c’est, pour Jacques Dupin, de cette limitation que paradoxalement la réalité tire sa richesse inépuisable : « Le monde vu (et non imaginé, interprété, réinventé) est un spectacle prodigieux, fantastique, d’une richesse infinie, puisque tout en lui simultanément découvre et dissimule sa face inconnue »2709.

Ce dé, ce cube, Giacometti choisit non pas de courir autour, mais d’affronter de face sa paroi, la surface lisse qu’il lui propose. Le dessin, à deux dimensions, celles de la feuille plate, ne permet pas autre chose. Ce sont alors ses traits, dans leur multiplicité, « sollicitant, fuyant, tournant »2710 qui finissent par rejoindre la face inapparente. Une grêle s’abat sur l’objet, multipliant les impacts comme autant de points nodaux entre lesquels circule un vide porteur. Les corps dessinés par Giacometti peuvent alors sembler des « diagrammes pour signifier un influx, comme le ferait la peinture tantrique »2711. Cette grêle est scintillement, un « dur scintillement qui pose les lignes de force de la totalité de la structure supposée – vue, presque – vue, à force d’insistance »2712. Par les « lignes d’éblouissement rompues et reprises » de la figure criblée, c’est alors tout l’espace de la page qui se met en mouvement. La face constellée de coups de mine devient le moyeu par lequel un volume occulté se voit insufflé à la limande de son support. Voici alors le cube rendu à son envergure : « déploiement du dé : chaque facette à un point » et l’ensemble de ces points « organisé en constellation – dans la conversation du volume en étendue »2713. Si l’air, la lumière, sur ces brisées, contournent l’arrêt frontal de la scission et ouvrent un accès à la totalité perdue par le déploiement scintillant du cube, nous reprenons pied dans l’illimité, à même la figure du mourant. L’espace qui déborde la facette proposée tourne alors, aussi sûrement que de l’objet, « autour du foyer périssable d’un regard »2714.

Car de même que l’objet ne nous présente jamais qu’une seule de ses faces à la fois, la mort se présente comme un événement unique, arraché à cette « répétition qu’est l’existence », et même répétition acharnée pour Giacometti dont le trait « opiniâtre »2715, « repris toujours », se porte sans cesse « en quête de la dernière surface »2716. Mais si la mort advient comme une « cassure unique », « cassure finale », c’est cet instant unique, à travers un être unique, « qu’il s’agirait de conquérir pour traverser la mort – et survivre à cet instant final en recommencement »2717. Voici ce que Giacometti a tenté de faire devant Matisse comme devant Leiris ou Braque, ou bien d’autres encore, de part et d’autre du « peu profond ruisseau ». C’est « à travers cet événement unique et dans sa hantise que Giacometti cherche accès à la vie répétée, à la vie continue »2718, qui est vie impersonnelle, dans la mesure où la mort d’un seul être n’y met pas fin :

‘Comme si, pour avoir accès à l’existence, il lui fallait tourner, franchir le hiatus personnel d’une mort en ce qui le concerne […] encore future… la franchir par avance… pour avoir pied dans l’existence… impersonnelle… cette existence impersonnelle… celle de la transfiguration… seul objet de l’art… seul dessin achevé… car le dessin de G. n’est jamais dessin en vue d’un tableau ou d’une statue… il se lance chaque fois sans autre préparatif ou préliminaire que sa propre existence antérieure…2719

Mais si rupture se fait jour avec cette « construction – la mort – dont nous sommes, au sortir de l’enfance, presque aussitôt inculqués »2720, et si l’objet rentre dans le papier, rappelant à lui la totalité du ciel. Si nous sommes « sur l’autre rive de cette construction », puisque « le ciel n’est pas construit » mais « ouvert à la mobilité des souffles, le nôtre inclus, qui fusionnent sitôt que nous est révélé le volume d’une tête », c’est alors, par l’espace gagné2721, du temps qui à son tour nous est rendu : « C’est le temps obtenu, contre toute attente, qui éclaire »2722. Le temps dans lequel cette œuvre s’inscrit apparaît en effet double à André du Bouchet. Au premier temps, celui d’une dureté dans laquelle elle s’exclut, se retranche, s’isole implacablement, succède un deuxième temps, celui où les choses vues « selon le même feu se coalisent ». L’ordre de la vie semble alors renversé, puisqu’à partir d’une construction on repart à l’origine : « c’est à partir d’un crâne – que se prépare la seconde naissance »2723. L’art va alors « de la mort à la vie, et s’appuie sur la mort », de même que la « limite insécable » de la paroi – le papier – renvoie, « en avant et en-deçà », à la « continuité de l’étendue »2724.

Le problème est donc celui de la mort, « de savoir si elle nous arrête, si avec elle nous nous arrêtons – ou si au-delà d’elle nous avons un avenir ». André du Bouchet montre ici que l’art de Giacometti répond en passant outre par le biais d’une ouverture qui se prolonge au-delà de la personne, « non pas sous les traits de cette ‘construction’ – celle d’un crâne sous-jacent voué au néant – mais en se plaçant dans une étendue que la mort n’interrompt pas ». Son impersonnalité n’est pas alors celle du néant, la « neutralité commune à la ‘construction’ de tout visage », mais celle de celui qui sent qu’il doit regarder et voir au-delà de son regard, ce que développera le deuxième texte d’André du Bouchet sur Giacometti2725.

Si l’impersonnalité de ces figures n’est pas celle de la mort mais la calme impersonnalité – non réfléchie – de l’existence, alors tel dessin de Matisse, comme aussi les peintures de Giacometti, peuvent être rapprochés de ces portraits doublement déterrés du Fayoum vers lesquels le problème de la répétition mène du Bouchet dans les brouillons. Or ces images arrachées au sable du désert sont chaque fois la représentation d’un mort, mais sont

‘images du mort peintes sur le vif, dans le temps de sa vie – en prévision du temps de sa mort – où dans la mort elles allaient l’accompagner – et le rendre – une fois arrachées à cette mort et à la profondeur de cette terre – à cette vie, vraiment inattendue qu’elle partagent avec nous2726

Ces portraits font alors davantage figure pour André du Bouchet de revenants que d’apparitions, comme c’était le cas pour Francis Ponge. Naître, c’est en effet revenir également, dans la répétition de l’œuvre de Giacometti, qui « fait le lit de cette naissance […] dans l’épaisseur de la destruction » :

‘nées sur et contre cette destruction – la mort n’est pas – REVENANTS – une fois passée la commotion de l’insolite qu’au premier abord elles peuvent aussi nous donner – elles sont là, ces REVENANTES – ELLES – et le problème de la ressemblance – cette coïncidence fugitive, fortuite, qui ne revient jamais – ne se pose plus2727.’

Le lit de cette destruction, c’est en peinture le nimbe qui finit par auréoler la tête sans cesse effacée avant d’être convoquée de nouveau.

Mais le dessin ne creuse pas, comme la peinture, de lit, il est « sans préparatifs »2728, la mine du crayon ne laissant qu’un trait plutôt que de recouvrir une surface. Si le renversement ne s’effectue pas « à la faveur d’une surface effectivement couverte par le parcours de la main », où faut-il chercher la capacité de ces figures détruites, livrées à l’annulation de la mort, à faire retour, pour s’affirmer de nouveau ? Cette « gloire » des revenants, cet éclat qui prépare leur retour, n’est autre dans le dessin que la « réserve du papier ». Leur ressource est dans « l’aveuglement des grands espaces réservés – proche ou lointain – qu’accentue la grisaille du trait, et qui en retour […] envahit l’objet distinct et par éclats l’entame, comme un reflet »2729, comme ces « fermoirs d’air » qui saisissent, sarcophage, puis libèrent la tête de Matisse, image du mort peinte sur le vif, en prévision du temps de sa mort, et qui pour Giacometti a valeur d’autoportrait, de franchissement par avance de sa propre mort pour atteindre à l’impersonnalité de l’existence, son nom dans la version de 1972 peut alors s’effacer, pour laisser place au blanc par lequel s’effectue la conversion, par le volume gagné, le dynamisme impulsé à l’espace contournant la tête, d’une mort première en retour vivant.

Notes
2681.

Alberto Giacometti, lettre à Breton du 11 août 1933, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, BRT.c.833.

2682.

Jacques Dupin, TPA, p. 50.

2683.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 11.

2684.

Source : Le Robert, dictionnaire historique de la langue française.

2685.

Voir chapitre X.

2686.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 2, p. 31.

2687.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2688.

Idem. Voir Jacques Dupin, ibid., pp. 49-50 : Giacometti scrute « d’un regard acéré comme un scalpel l’apparence du visage humain. Devant l’insistance d’un tel regard, le modèle se métamorphose, cède la place à l’être humain dans sa terrible nudité de pierre. Les yeux se changent en noires excavations. Sous la peau transparaissent la perfection de la boîte crânienne, l’affreuse tenaille des maxillaires et les cannelures des dents. Sans doute le besoin primordial pour un sculpteurd’atteindre les structures fait-il surgir et toucher de la main la dureté minérale du squelette et du crâne. Cette explication ne suffirait pas. Il faut aussi tenir compte de la passion fébrile avec laquelle Giacometti s’attache à poursuivre une vérité, une ressemblance, et à la traquer dans ses derniers retranchements. Il restera [après la mort de Van M.] hanté par l’idée de la mort et bouleversé par les signes de sa manifestation ».

2689.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2690.

Jacques Dupin, ibid., p. 53.

2691.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2692.

« Le moyeu brûle », Dans la chaleur vacante, Paris, Mercure de France, 1961, p. 73.

2693.

Lao-tseu, Tao tö king, in Philosophes taoïstes, textes traduits, présentés et annotés par Liou-Hway et Benedykt Grynpas, relus par Paul Demiéville, Étiemble et Max Kaltenmark, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, ch. XI, p. 13. Cité par Jacques Depreux, André du Bouchet ou la parole traversée, Seyssel, Champ Vallon, 1988, p. 36.

2694.

Ibid., p. 37.

2695.

André du Bouchet, Rapides, Paris, Hachette P.O.L., 1980.

2696.

D’un trait qui figure et qui défigure, op. cit., p. 15.

2697.

Thierry Dufrêne, Le Journal de Giacometti, Paris, Hazan, 2007, p. 244.

2698.

Voir à ce sujet James Lord, Des hommes remarquables, trad. par Claudine Richetin, Paris, Séguier, 2001. L’implication de ce dernier dans de récentes histoires de faussaires et son insistance à se justifier finissent néanmoins par jeter le trouble sur ce qui semble trop évident.

2699.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, pp. 12.

2700.

Ibid., version 4, pp. 121-123.

2701.

Ibid., version 4, p. 12.

2702.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2703.

Michel Collot, « André du Bouchet et le ‘pouvoir du fond’ », op. cit., pp. 181.

2704.

Ibid., p. 182.

2705.

Georges Didi-Huberman, ibid., p. 183.

2706.

André du Bouchet, brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2707.

Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, op. cit., p. 252. Cube signifie ici pour Merleau-Ponty, comme nous allons le voir, qu’une partie de notre propre corps se dérobe à nous.

2708.

Ibid., p. 182.

2709.

Jacques Dupin, ibid., p. 53.

2710.

André du Bouchet, brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2711.

Yves Bonnefoy, BO, p. 312.

2712.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2713.

Idem.

2714.

Idem.

2715.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 12.

2716.

Ibid., p. 9.

2717.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2718.

Idem.

2719.

Idem.

2720.

Idem.

2721.

Au sens spatial, comme on gagne un lieu, avancée qui est une avance prise sur la mort, en s’y précipitant.

2722.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 13.

2723.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2724.

Idem.

2725.

Voir chapitre XVI.

2726.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2727.

Idem.

2728.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2729.

Idem.