6) La grande suspension

Mais si la répétition du trait de Giacometti est avance prise sur la mort, c’est que la paroi séparatrice, celle qui entrave l’accès à la vie continue, recule :

‘Apparue, soudain, en retrait – cette paroi, qu’un trait opiniâtre, à la recherche du point de résistance permettant d’aller outre – et à l’entour, enfin, de ce qu’il pressent, aura chaque fois heurtée, légèrement, comme en vain : la profondeur qui se dérobe, et lui échappe, est en avant – vers nous. Sur le moment où, sans le quitter, la figure en place dans son lit vertical se dégage, et, pour se dessiner, fera volte-face, Giacometti peut-être ne la discerne plus. Mais la paroi qui l’obsède a reculé2730. (§ 10)’

S’il s’agit non plus d’arrêter des contours par des lignes continues mais d’obtenir la véritable continuité en contournant un obstacle frontal, en impulsant à l’air la force de remettre en mouvement l’objet qui s’élance à nos yeux dans une rotation de toupie, la lettre du poème, elle-même abordée de front, doit également s’ouvrir à ce mouvement giratoire qui insuffle la matière de son propos. Le poète chantourne son dire, nous l’avons vu, par le roulement de l’r qui s’y insinue. Mais la révolution de langue à laquelle Giacometti convoque André du Bouchet fait aussi largement appel à la ressource de la lettre o.

Relevons d’abord la dissémination, à la fois d’ordre visuel, sémantique et kinesthésique, des motifs du globe, du cercle et du tour, présents dès le titre du recueil – « tourné » – et diffusés par tout ce premier texte : « à notre tour »2731 (p. 11), « tête » (p. 11), « géode » (p. 11), « entour » (p. 12), « soleil » (p. 12), « œil », « cible », « orbite de la lampe », « exorbitante » (p. 14), « alentour », « autour », « halo », « pourtour » (p. 15), « circulaire » (p. 16), « excentrique »2732, « demi-tour » (p. 17), « environnant », « global » (p. 17), « pupille » (p. 18), « cerne », « entoure » (p. 19), « assiettes »2733, « rayonnement » (pp. 20-21), « cratères », « alvéoles », « tour à tour » (p. 22), « tournions », « cerne sur nous bouclé », « terre » (p. 23), « point-du-jour » (p. 24). Ce réseau lexical apparaît indissociable d’une attention portée à la matérialité graphique de l’autre lettre la plus travaillée par le texte : la voyelle [o]. Là encore, tout un parcours se dessine du microcosme de la lettre au macrocosme d’un texte qui ne se nourrit que de mobilité. Tous les termes essentiels du texte ont englouti cette lettre qui possède pour caractéristique, outre la rondeur de son dessin, d’être traversée au cœur par un vide. Là encore, c’est du nom même du sculpteur qu’André du Bouchet va l’extraire : AlbertO GiacOmetti. Ce petit astre de l’alphabet peut alors rebondir d’un point à l’autre du texte pour laisser entrevoir sa construction ajourée. Relevons, pour la part la plus visible de cet étoilement : « tourné », « nous » (sur la page de couverture) ; « foyer » (dans le titre de ce texte) ; « blocs froids », « crayon », « proximité », « volatilise », « ouvertes », « gomme », « touche » et surtout « objet » (p. 9) ; « corps », point », fondre », « paroi », « découvre », « localisé » (p. 10) ; « obstacle », « question », « sollicité », « contre-jour », « logée », « géode » (p. 11) ; « mort », « outre », « profondeur », « soleil », « surplomb » (p. 12) : « encore », « ou », « suspension », « temporaire », « oblitérant » (p. 13) ; « loin », « orbite » (p. 14) ; « halo », « porteur », « parcours », « confondu », « comme », « volume », « incorporée » (p. 15) ; « enveloppé », « rapporter », « interrompt », « cochée » (p. 16), « fond », « solide », « global » (p. 17) ; « ourdie », « occupons », « estompe » (p. 18) ; « trouée », « toujours », « monde », « orée », « horizon », « fois » (p. 19) ; « front », « choses », « souffle », « coordonnées », « rompu », « coup » (p. 20) ; « mot », « clouée », « ignorée » (p. 21) ; « dévoilera », « moraine », « monolithe », « genoux » (p. 22) ; « éblouit », « ployer », « mourir », « moment », « socle » (p. 23) ; « mortelle », « point-du-jour », « absorbé », « respiration », « ajourées », « essor », « force », « endort », « montagne » (p. 24).

Voici donc le relevé de quelques termes choisis parmi d’autres par le poète car ils recèlent cette lettre qui vient se loger au cœur du mot ainsi ajouré comme les géodes d’Alberto Giacometti « au cœur du papier blanc ». Pour bien faire il faudrait le compléter en observant la ponctuation autour de ces planètes gobées des satellites minuscules du i et du j, par exemple dans « jour ». Alors que pour r les sémantismes venaient ouvrir la matérialité sonore de la lettre, ici c’est la matérialité graphique elle-même qui se fait ouverture de la parole du poète et fait transparaître le blanc au cœur même de l’écriture, comme son envers. Mais soulignons qu’il n’y a là rien d’illustratif, ni de mimétique, puisque ces textes sont sans ressemblance, sinon celle qui sur l’instant se verra traversée et porter plus avant vers l’éblouissement. Ce qui nous importe ici est alors le dynamisme obtenu, à même la lettre ancrée dans la page. Le travail sur la lettre o participe de la remise en mouvement d’un texte qui, dès lors qu’il se fige en écrit, menace à la lettre, devant cette paroi de la lettre, de s’arrêter. Mais il est un sens, outre la vision, auquel Giacometti convoque particulièrement, et qui a une importance majeure pour André du Bouchet : le sens kinesthésique. Giacometti est obsédé par le mouvement des corps dans l’espace, la légèreté de la marche, l’appui du pied posé sur le sol… Or, si c’est le tournoiement qui importe pour vaincre la mort du monde cloisonné en objets séparés, il s’agit de faire tourner la langue, ce qui commence au mot imprimé. Le dynamisme que la lettre o, entraînée par l’air qui la traverse, autour d’elle comme en elle, va impulser au mot pour le faire vaciller, et tourner, sur l’imperceptible pivot d’une roue rentrée : « Quel eSt Cet Objet Sur lequel SanS CeSSe il revient, Objet qui, CrOirait-On, ne prend cOrpS qu’à l’iSSue d’un atermOiement prOlOngé COûte que COûte au pOint Où nOuS riSqueriOnS de le vOir se fOndre, et perdre dans la haute parOi ? »2734 Dans cette phrase la mise en mouvement de l’objet en direction de la paroi blanche qui le déborde doit sa progression concentrique vers les marges de la page blanche, au centre de laquelle le pavé de l’objet a été jeté, à la redondance de la lettre o dans cette phrase, comme à celle du c, d’autant plus enclin à tournoyer que son pourtour est rompu. Cette combinaison du c prenant la roue de l’o est fréquente dans le texte, et là encore présente dans le nom du sculpteur, GiaCOmetti. Les nombreux virages de l’s contribuent à donner à cette phrase, dans son inscription matérielle, la légèreté du trait de Giacometti. Si l’on se reporte maintenant vers les mots « jOuR » et « mORt », c’est-à-dire les deux termes essentiels autour desquels s’articule le problème évoqué de la mort, nous remarquerons qu’ils cumulent les deux lettres r et o, puisque la mort se contourne sur le pivot du jour.

Cette importance décisive du mouvement giratoire qui se vérifie à tous les niveaux du texte ne laissera pas les sémantismes intouchés. Prenons l’exemple de « tenir » dans ces trois occurrences : « Porteur, comme le nôtre, de cette clarté qu’il soutient » (p. 11) ; « Si possible, pour tenir – comme, tracé, le 5 juillet 1954, peu avant sa mort, devant » (p. 12) ; « C’est le temps obtenu, contre toute attente, qui éclaire » (p. 13). Le poète ne vise pas ici à tenir une position au sein d’une langue inamovible, il travaille la langue dans le sens d’une course solaire des sémantismes qui a elle aussi, par le biais de la préfixation – de sub-, position inférieure, à ob-, « au devant de » – son levant, son midi et son ponant. C’est, sur la page blanche, et sans rapport avec Breton, pour le poète qui ne sait pas à l’avance ce qu’il a à dire, une autre nuit du tournesol.

Si le mot de « microcosme » a été employé, qu’il n’aille pas évoquer quelque harmonie des sphères où le texte sur lui-même tournerait en rond, puisque le foyer chaotique qui l’entraîne se déplace dans un en-avant où le tour est un moyen de passer outre : « cette paroi, qu’un trait opiniâtre, à la recherche du point de résistance permettant d’aller outre ». De « tour » – « à notre tour » (p. 11) – le texte progresse vers « outre » avant de revenir à « tour » : « et à l’entour » (p. 12). Dans cette giration des syllabes par le jeu de la métathèse, c’est alors le problème de la profondeur qui se découvre à nous. De même que la profondeur recherchée par Giacometti est « en avant », de « tour » à « outre », la paroi de l’occlusive dentale sourde [t] bascule de l’autre côté de l’o, et « recule » donc, comme la « paroi » qui « obsède »2735 Giacometti, avant de faire retour à chaque nouvel objet entrevu.

Notes
2730.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 12.

2731.

La plupart des composés de « tour » apparaissent plusieurs fois. Nous n’avons signalé que la première occurrence.

2732.

Ce terme figure dans la liste pour le rapprochement avec « concentrique » auquel le contexte incite.

2733.

À mettre en rapport avec les deux dessins au crayon de 1955 intitulés Nature morte au buffet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 2, p. 96.

2734.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, pp. 10-11.

2735.

Ibid., p. 12.