7) La profondeur

La paroi qui recule donne la démesure d’une profondeur, qui est en avant. Mais il faut alors distinguer deux plans. Si face à l’œuvre réalisée le poète prend conscience d’une abolition des limites où se traverse la mort, l’artiste à l’œuvre n’aura pour sa part que le sentiment d’une séparation réitérée où la lumière ne touche que pour repartir. C’est alors le recommencement sans fin de cette œuvre dans la recomposition à chaque instant de la paroi réelle attaquée que nous dit ce passage : cette paroi est « chaque fois heurtée » et le trait « opiniâtre ». Dans cette optique où l’autre ne peut être rejoint de façon définitive – ce serait alors ce « réel absolu » qui, nous dit Jacques Dupin, hante Giacometti – un progrès demeure néanmoins possible. L’artiste peut s’approcher toujours plus en procédant du connu vers l’inconnu par « dépouillement » et « ascèse progressifs »2736 : « Que le terme soit inaccessible n’exclut pas la possibilité d’un progrès »2737. Chaque nouvel objet offert au regard impose à son tour un nouvel arrêt, de même que chaque objet déjà dessiné, alors qu’il se présente à nouveau, impose à Giacometti, pour sa part, de ne pas s’arrêter. Mais qu’il « ne s’arrête pas, cela suppose donc également qu’il ne s’arrête pas de progresser », ce que souligne André du Bouchet lorsqu’il dit que la paroi recule. Le recul de cette paroi est visible dans le passage des premiers dessins, entièrement à la surface de la page, aux figures de la maturité, qui sont en retrait, « logées » dans le papier : « Chaque fois que je travaille, je suis prêt à défaire sans hésiter une seconde le travail de la veille parce que, chaque jour, j’ai l’impression que je vois plus loin »2738. Et pourtant, nous dit André du Bouchet, le recul de cette paroi n’a à voir qu’indirectement avec cette avancée du peintre, puisque la profondeur recherchée par l’artiste qui s’acharne sur la feuille qui lui fait face comme s’il voulait, écrit Jacques Dupin à propos de la peinture, « ouvrir une brèche dans un mur », ne s’ouvre pas dans cette direction. C’est là où regarde la figure tournée vers nous que se révèle la véritable profondeur, mais dans cette « volte-face » Giacometti finit par la perdre de vue, il « ne la discerne plus ». C’est ainsi que plus la paroi est entamée, plus la figure logée au cœur de la page blanche s’emplit d’une force contenue qui se déploie lorsque la profondeur que nous ouvrons fait volte-face sur le pivot des regards, ces regards que l’autre nous renvoie, comme la lumière2739.

Mais cette profondeur, c’est la parole elle-même du poète qui a son tour doit la chercher « vers l’avant », ce qui nous conduit à examiner une autre avancée giratoire de la langue, celle du groupe « par- » de « paroi » ou « sépare » (p. 11). Elle nous renvoie vers la préposition « par », c’est-à-dire à « la plus puissante des racines indo-européennes », ce per qui pour Henri Maldiney2740 donne au « pré- » de « présence » son statut de « préfixe des préfixes »2741 :

‘PAR prép., […] est issu de la préposition latine per, employée au sens local d’ « à travers, sur l’étendue de, le long de, par-dessus » et au sens temporel de « durant, pendant », exprimant aussi une idée de « répétition dans le temps ». […]. Per fait partie d’un groupe de prépositions et de préverbes auquel appartiennent pro- et por (pro-, pour), prae (pré-) […], le sens initial de tous ces mots étant « en avant ». La forme est sans aucun doute celle d’un ancien locatif °peri, °per que l’on a dans le sanskrit pari […]2742.’

Au groupe de prépositions et de préverbes partageant cette étymologie commune André du Bouchet fait dans ce texte largement appel, en les enserrant dans un réseau d’allitérations en [p] et d’échos sonores2743, dès la première occurrence de la préposition : « Avenues PAR lesquelles l’esPAce inentARAPidement Afflue »2744. Depuis le début du texte, nous pouvons relever, employés souvent plusieurs fois : « par » (p. 9), « prolongé », « perdre », « pour », « apparaître », « présente », « parvient » (p. 10), « persistante », « pressentons », « imperceptible », « précisé », « transparaît » (p. 11), « apparue », « permettant », « pressant », « profondeur » (p. 12). Du « par » de la distance (séparer, paroi, la partition que l’on retrouve dans « parcelle », p. 11) à ce « par » de la distance franchie, c’est à nouveau la langue entraînée à tourner pour se porter plus loin sur l’élan du crayon d’Alberto Giacometti. L’avancée du crayon fait retour vers la langue, et la rejoint sur son origine, où elle touche à une « fraîcheur d’étymologie »2745, orient en partance vers un couchant des mots où la séparation de nouveau fait retour2746.

Mais sur l’avancée qui mène des premiers dessins à ceux de la maturité, c’est le sens du rapport entre la figure et la paroi qui lui aussi se voit entraîné à tourner :

‘Haute paroi qui arrête, comme à Stampa, le soleil ( quelque côté qu’il frappe ) – et à laquelle un objet, quand même il aura pris sur elle distance, adhère. Venant à nous, il lui appartient – inclus dans son surplomb – si bien que cette étendue sans mesure, blancheur inappropriée ou nuit, dans laquelle l’objet extérieur se ramasse, l’exalte, comme il élude, presque, le regard2747. (§ 11)’

Si la paroi inentamable de l’obstacle, « d’autant plus haut et distant, qu’il apparaît infranchissable », devient le lieu d’un retour, d’une renaissance, alors la « hauteur toujours égale à elle-même de la montagne », c’est-à-dire celle du papier, prend désormais un autre sens, pour signifier le « surgissement »2748. Voici que la figure dressée dans la « fraîcheur de la résurrection » occupe désormais tout le « ciel » ou le « champ de la page »2749. L’objet extérieur « élude »2750, nous dit le texte, le regard, c’est-à-dire que Giacometti a réduit le plus possible la partie signifiée de la figure pour qu’elle s’élargisse de tout ce qu’on ne voit pas. Ce qui la localise, la figure ne le porte donc plus en soi, mais tend au contraire à « s’évanouir au cœur de tout ce qui la localise »2751, d’où cette impression que l’objet désormais « adhère »2752 à la paroi, comme une figure isolée devant une immense pente enneigée. C’est alors Stampa, le village natal de Giacometti, que convoque le texte, puisqu’il a la particularité d’être entouré d’un cirque de montagnes, qui pendant toute une partie de l’année qu’aimait Giacometti, ne laisse pas émerger le soleil2753, la neige reflétant alors une lumière sans origine visible.

La hauteur qui était celle de la chute, celle d’où, moraine scindée du tout, l’objet venait rouler à nos pieds, et nous signifier notre séparation, devient alors celle d’un essor au sein duquel nous nous voyons avec lui emportés. L’objet exalté par le trait de Giacometti regagne en profondeur l’altitude du faîte d’où il s’est trouvé au départ détaché, il se remet en orbite et tourne, volume invisible, impondérable, autour du « foyer périssable d’un regard »2754. Par-delà le point de résistance heurté, le volume afflue, « sans que nous ayons à le localiser en un point précis de l’espace, élargi à la dimension de la page »2755. La hauteur d’un savoir imbu de lui-même s’est convertie en cécité altière. Ignorance dont la page – « blancheur inappropriée ou nuit », blancheur qui n’est le propre de personne, une fois atteinte l’impersonnalité de l’existence – est imbue.

‘Comme nous-mêmes marquons, avant de le reconnaître, ce temps d’arrêt. Mais l’étendue qu’il découvre à l’entour, comme en elle il s’immerge, est nouvelle rémission. C’est le temps obtenu, contre toute attente, qui éclaire. Répit – si la paroi, là encore, recule2756. (§ 12)’

André du Bouchet revient ici sur l’arrêt pétrifiant que nous imposent à leur tour les dessins. Ces dessins déçoivent nos attentes appuyées sur une conception figée du réel. L’arrêt qu’ils nous imposent répercute celui que nous impose chaque nouvel objet du réel tombé sous la coupe de notre regard, car de cet objet nous ne pouvons voir qu’une seule face, qui nous renvoie à notre finitude, et à notre mort à venir. Mais cette perte de temps, ce retard chargé de l’appréhension d’un arrêt définitif, c’est l’espace gagné par la conversion, nous l’avons montré, du volume en étendue, par le mouvement imprimé à la blancheur du papier dans laquelle les traits nous aspirent et nous perdent, qui permet de le surmonter. Un temps en défaut se voit alors confronté à de l’espace gagné, qui sur son avancée, et avec la rapidité de la lumière, nous restitue du temps : « C’est le temps obtenu, contre toute attente, qui éclaire ».

L’étendue dé-couverte, la réserve d’inconnu de l’étendue, est alors « rémission », terme dont il faut entendre non pas le sens chrétien de « pardon », mais celui de « remise de peine » ou le sens médical de « diminution ou arrêt provisoire des symptômes d’une maladie », avec en outre le sens temporel – « action de renvoyer à plus tard » – que la phrase suivante appelle. L’emploi de « répit », dans la dernière phrase du paragraphe, vient confirmer ce double sens de délai et de guérison temporaire. Le « répit » est l’« arrêt momentané d’une souffrance physique ». Cette maladie, le poète en a décrit le symptôme principal, qui est complexe de méduse, cet arrêt pétrifiant décrit en 1946 par Giacometti lui-même, peu avant de sculpter Tête sur tige, au moment où il a commencé à voir les êtres dans le vide qui les entoure avant de faire de ce vide le moteur blanc d’une avancée nouvelle :

‘[Après la découverte du cadavre de T.] je commençais à voir les têtes dans le vide, dans l’espace qui les entoure. Quand pour la première fois j’aperçus clairement la tête que je regardais se figer, s’immobiliser dans l’instant, définitivement je tremblai de terreur comme jamais encore dans ma vie et une sueur froide courut dans mon dos. Ce n’était plus une tête vivante, mais un objet que je regardais comme n’importe quel autre objet, mais non, autrement, non pas n’importe quel objet, mais comme quelque chose de vif et de mort simultanément. Je poussai un cri de terreur comme si je venais de franchir un seuil, comme si j’entrais dans un monde encore jamais vu. Tous les vivants étaient morts, et cette vision se répéta souvent, dans le métro, dans la rue, dans le restaurant, devant mes amis. Ce garçon de chez Lipp qui s’immobilisait, penché sur moi, la bouche ouverte, sans aucun rapport avec le moment précédent, avec le moment suivant, la bouche ouverte, les yeux figés dans une immobilité absolue. Mais en même temps que les hommes, les objets subissaient une transformation, les tables, les chaises, les costumes, la rue, jusqu’aux arbres et aux paysages.
Ce matin en me réveillant je vis ma serviette pour la première fois, cette serviette sans poids dans une immobilité jamais aperçue, et comme en suspens dans un effroyable silence. Elle n’avait plus aucun rapport avec la chaise sans fond ni avec la table dont les pieds ne reposaient plus sur le plancher, le touchaient à peine, il n’y avait plus aucun rapport entre les objets séparés par des incommensurables gouffres de vide2757.’

Le « répit », « arrêt momentané de la souffrance », conjure donc pour un temps la hantise de l’arrêt définitif. Le temps gagné dans les dessins est temps gagné sur ce figement définitif de la mort par le mouvement d’une lumière sans origine autour du crâne en vis-à-vis, pour nous restituer la face qui se dérobe à notre regard, l’espace caché derrière les choses, en accord avec le sens premier de « répit », issu du latin classique respectus, « action de regarder en arrière ».

Mais à l’artiste il n’est permis de regarder en arrière que par son dessin, car pour lui il n’est pas d’abolition définitive des cloisons, mais une réserve d’inconnu où s’offre une perspective de recul infinie. Giacometti ne peut s’arrêter car le réel qui aura glacé dans la hantise dépassée de la mort quant à lui ne s’arrête pas, et polit en secret de nouvelles surfaces :

‘Giacometti ne s’arrête jamais. Il fume, il bavarde, il pense à autre chose, mais en même temps dans une sorte d’hypnose, d’état second, l’œil et la main continuent d’aller et de venir, de faire et de défaire, tandis qu’à l’écart se dressent avec une intensité hautaine le visage peint ou la figure de terre, comme détachés de l’effort insensé, du supplice incessant qui les font naître. Quand donc Giacometti s’arrêtera-t-il ? Il ne peut pas s’arrêter. Lorsqu’il laisse une sculpture sortir de l’atelier, c’est par une décision arbitraire, insignifiante. Il ne s’arrête pas, il interrompt l’œuvre en cours. À travers toutes les sculptures, les tableaux et les dessins, il ne poursuit qu’une seule et même tentative d’approche de la réalité. L’œuvre est unique, elle est inachevée, elle est impossible2758.’

Il faut alors préciser que la révolution que nous avons décrite à l’œuvre dans ce texte n’est pas réductible à un éternel retour du même, mais doit intégrer le perpétuel écart d’un centre en déplacement, cette fuite qui constitue le réel en son fond, et face auquel l’artiste comme le poète ne peuvent que constater un retard qui, s’il se laisse réduire, à mesure que la paroi recule, ne peut être supprimé. L’interdit se reforme à chaque instant, il est lié en son fond à l’épaisseur même du réel, d’où « ce temps d’arrêt, toujours, que suscite notre avènement dans une étendue qui se reformera de part en part »2759.

Si la référence n’est plus le chef d’œuvre absolu, mais cette réalité en fuite, alors il n’y a pas de terme :

‘Ainsi, mains désoccupées, Giacometti s’arrêtant pour prendre, dans Paris, mesure du ciel alentour – ramener à lui la hauteur de l’air, ou se rapporter à elle – comme le regard circulaire s’interrompt : « Encore trois mois, et je m’arrête pour de bon, si… »
Le délai se laissera réduire, et reconduire – annuler, indifféremment, puisqu’il n’y a pas de terme, ou que le terme atteint se traverse… Rien que halte cochée, naguère encore, d’un trait réitéré qui en quatre faisceaux2760 localise – comme à tâtons, l’emplacement attendu…2761 (§ 22-23)’

Pas de terme, c’est-à-dire pas de réduction totale possible de la différence entre l’œuvre et le réel si elle le prend pour objet. Seule pourra répondre à sa fuite l’insistance du poète ou de l’artiste sur un mot ou un point. « Cocher » une halte, c’est insister (du latin insistere, proprement « se poser, se placer sur » et au figuré « s’appliquer à », « s’attacher à », le verbe est composé de in- locatif et de sistere « s’arrêter » puis « mettre un terme à », forme à redoublement de stare, status « être debout, être immobile », qui se rattache à la racine indo-européenne °sta « être debout ») sur un point pour obtenir cette ouverture qui seule permettra à l’œuvre de se porter vers une existence (du latin ex- « hors de » et sistere « être placé » ; existere signifie « sortir de, se manifester, se montrer)2762 : « Main qui découvre, et, alentour, éclaire – sur laquelle, sans espoir de la retenir, Giacometti insistera »2763. Pour faire alors œuvre d’atermoiement 2764, puisque « [le] terme censé inaltérable vers lequel Giacometti fait route chaque jour jusqu’à épuisement – l’épuisement de soi – est un autre jour ». Combien de lampes se seront-elles épuisées dans la durée du soleil ? Face au réel inépuisable, face à l’illimité, la seule limite pour l’artiste sera celle de son propre corps.

Pour le poète non plus il ne saurait y avoir de « terme » approprié, c’est-à-dire pas de mot qui définitivement rejoigne le réel. Par-delà les significations arrêtées, il lui faut retrouver des mots qui à leur tour ex-istent, pour une transfiguration. Ces termes qui décillent la face inconnue du banal, ne peuvent être alors que des « termes inquiets », lampes éphémères dans le jour. Ils désignent sa clarté, qui est « l’apparaître lui-même, ou la visibilité du visible – invisible en tant que telle »2765 :

‘L’évidence que recouvre le nom de poésie, tôt ou tard se révèle à ce point banale que chacun de plein droit se l’approprie, comme si, à même l’obstacle qui un instant a pu nous en retrancher, l’élément rare – montagne ou évidence – de lui-même se déplaçait jusqu’à nous : que, poésie, rien du coup ne la distingue d’une réalité dont elle continue de tirer, sans en conserver de trace toujours reconnaissable, le pouvoir rudimentaire qui nous a engagés.
Ce feu qui, sans même adhérer au terme qui le désigne, ne tient pas en place (qu’on le nomme froid aussi bien…). Cette image déroutée qui, une fois éteinte, nous accompagne au cœur de notre inattention. Cet élargissement de son premier éclat jusqu’à la banalité. Aveuglante ou banale, l’écart est peu sensible, comme d’une lampe qui ignore le jour2766.’

« Terme » retrouve alors son sens originel de « borne à figure d’hommes et de femmes », puisque dans la langue de propriétaires ruraux qu’est le latin les bornes étaient personnifiées et divinisées dans Terminus, « le dieu Terme ». Mais l’espace sans limite que jalonnent les figures d’hommes et de femmes d’Alberto Giacometti est un espace inapproprié.

Gagné sur l’espace, le temps qui éclaire :

‘Ou qui éclairera, comme, alors, la lampe – telle qu’à mi hauteur de l’air adouci, Giacometti la dessine, à travers les ans, et jusqu’à ces derniers jours, en suspens – dans la chambre de Stampa. La grande suspension. (§ 13)’

La lampe, motif commun à l’œuvre poétique d’André du Bouchet et au dessin de Giacometti devient soudain le foyer capable de souder une pensée de l’espace à la pensée du temps qui lui est attachée dans une « image à terme » où se condense le sens du texte. De nombreux dessins de lampes peuvent, dans le livre publié, répondre à ce paragraphe2767, mais il fait plus particulièrement allusion à la suspension située dans la salle de séjour de la maison de Stampa2768, qui donne son titre à l’un des dessins choisis et figure dans un autre2769. Dans le dessin au crayon de 1963 où elle apparaît isolée, de grands coups de gomme transversaux ont ouvert ces « avenues » décrites par André du Bouchet, « par lesquelles l’espace inentamé rapidement afflue »2770, comme, dans la phrase, des points de suspension.

En grammaire, dans un emploi vieilli, la suspension désigne une « interruption brusque du sens », qui est bien ce temps que nous marquons avant de « reconnaître » l’objet dessiné à rebours des constructions apprises, « contre toute attente », par Giacometti. Le descellement véritable du temps intervient lorsque nos attentes déçues s’effacent, prises de court, pour laisser place à une attente véritablement ouverte, puisque la réponse n’en est pas connue à l’avance. Le mot « suspension » désigne en général l’action de « remettre à plus tard », qui entre en résonance avec « rémission » et « répit », mais surtout l’action d’interrompre. La grande suspension, la grande interruption, menace de l’interruption définitive, est-ce la mort ? Pourtant c’est sur son interruption, justement, que le trait brisé d’Alberto Giacometti « touche à son objet immatériel »2771, déchirure qui rive 2772. Il touche, par l’action de la lumière, le travail du soleil. Mais cette lampe suspendue au plafond du chalet des Giacometti est une lumière2773 aussi, dont le trait de Giacometti souligne l’auréole, et l’armature toute en arrondis. Nous retrouvons ici le motif du cerne, du halo, précisé un peu plus loin lorsqu’André du Bouchet évoque l’« orbite de la lampe suspendue »2774.

Lumière locale, foyer traversé par l’autre lumière, la grande suspension du soleil, et soutenu par le feu profond de la page, la blancheur abyssale du papier : lampe allumée à contre-jour. Suspendue à mi-hauteur de la pièce comme au centre du dessin, mais étirée également d’année en année dans l’œuvre qui ne cesse d’y revenir, puisqu’Alberto retourne chaque année à Stampa et trouve de nouvelles occasions de la dessiner, la lampe est alors un suspens dans l’espace autant que dans le temps, et dans l’espace-temps du dessin autant que dans l’espace-temps de la parole. Elle est du jour, ce qui signifie la circulation de la lumière qui donne profondeur au dessin, élargit l’espace, mais signifie également cette révolution de soleil qui nous rend la face inaperçue du réel au terme de sa journée, contourne l’obstacle de la mort et nous restitue du temps arraché à la limite d’un savoir borné, par la continuité de l’étendue. Du jour, lumière-espace-temps d’un instant, trouée de l’ouvert par le travers d’une figure : « Toute profondeur se fait jour par une face qui la soutient »2775.

Le suspens de la lampe se lit donc comme l’angoisse d’une chute contournée en essor, et qui sur l’instant où le mouvement se renverse peut paraître dans l’air immobile, ou « à l’aplomb »2776. Lampe qui est la mort, mais la mort à vivre dans l’instant où elle se voit traversée, « lampe en plein jour allumée – comme cette réserve de vide, dans le jour, qui éclaire »2777. La suspension est alors la « géode », ou l’« enclave », comme le précise le paragraphe suivant :

‘Entre foyer et glacier, du même trait gris allusif, alors qu’il a tranché, s’ouvre cette enclave2778. (§ 14)’

Cette « enclave » paradoxalement ouverte, c’est le moyeu, un « solide » au sein duquel la distance ramenée à une compacité extrême sans s’abolir pourtant devient capable2779 de la « plénitude du jour » : « Mais visible, le foyer, de ce centre en mouvement tout-à-coup localisé, communique, au travers d’un solide qu’il arrive à Giacometti de vouloir étanche lorsqu’il le soumet à telle constriction, avec la plénitude du jour environnant »2780. Il est cet « autre corps, transparent, non localisé, mitoyen de la paroi reléguée en arrière brusquement, et à l’aplomb dans une étendue où il se révèle immergé avec nous… »2781 Un mur « mitoyen » est un mur qui se situe entre deux espaces, commun à l’un et à l’autre, comme ce « corps » dessiné apparaît contigu au fond abyssal derrière lui et à la profondeur qu’il ouvre sur son avancée.

Nous ne pouvons qu’ébaucher ici l’examen de l’emploi des temps dans le recueil qui serait nécessaire pour montrer que le texte s’appuie sur un présent global qui s’affirme comme une géode de temporalités, c’est-à-dire un instant étiré 2782. Le présent tel qu’il rayonne dans la parole du poète est lui-même point de suspension duquel jaillissent en flèche un passé et un futur dont le trait reployé, recourbé, fait retour vers un point de départ lui-même en déplacement. Cette « écriture de la présence », telle que la décrit Jacques Depreux, s’appuie sur ce que le texte décrit chez Alberto Giacometti comme un « dessin de la présence », si l’on entend ici « présence » comme prae-sens, c’est-à-dire ouverture vers un bond réitéré à l’avant de soi2783.

Les figures dessinées par Alberto Giacometti telles que nous pouvons les découvrir sont la concentration offerte au présent de notre regard d’une course passée vers le réel fuyant. Mais le présent de notre contemplation les oriente à nouveau vers le futur de cette profondeur qu’elles tirent de nous, comme sur cet instant elles nous renvoient une lumière qui n’a de cesse. De même le moment de notre lecture nous fait rencontrer ce poème en perpétuelle révolution comme un présent en suspens entre le passé de son écriture et le futur auquel l’ouvre notre souffle, par le travers de ces mots que toute une langue peinture, « contre toute attente », porte à l’avant d’eux-mêmes.

Plus précisément, nous pouvons remarquer dans le choix des temps un enchevêtrement de passé et de futur autour du présent2784, temps mitoyen que ces deux profondeurs élargissent. Ainsi cet exemple particulièrement parlant, dans le paragraphe où apparaît le terme « géode » : « Rien ne nous sépare de la figure projetée qui surgira […] ». Ici le présent – « sépare » – se trouve suspendu entre un participe passé chassé vers l’avant par le sémantisme du préfixe – « projetée » – et le futur employé dans la relative – « qui surgira ». Le futur antérieur, qui est le temps le plus caractéristique de cette écriture de la présence, et, remarque Victor Martinez, le « temps de la perception »2785, prend également dans ce texte toute l’importance qui sera la sienne dans l’œuvre à venir. Ce temps composé, ou contourné, et qui est peut-être moins un temps que la contradiction faite temps, peut sembler construit autour d’un présent invisible, transparent, comparable à une enclave de blancheur entre l’auxiliaire au futur et le participe passé. Le futur antérieur revient à de nombreuses reprises dans le texte : « apparaîtra divulgué » (p. 10), « aurons avancé », « sera posée », « aura émergé » (p. 11) « aura heurtée », « aura pris » (p. 12), « aura formée » (p. 13) « aura soutenu » (p. 14), etc. Si « cette profondeur tenue pour un vide répond à la découverte de l’être encore visible qui l’assemble, autour de soi, tel un halo »2786, le poète ne peut qu’être sensible à cette homonymie de rencontre qui dissout dans l’instant l’auxiliaire au futur en « aura ». Dans une autre occurrence le poète se sert des ressources de la typographie2787 pour, par l’emploi de l’italique, révéler dans l’auxiliaire au futur le biseau de la forme qui est celle des visages en proue de Giacometti : « Où, confondu à nous, il sera soustrait à notre vue ».

Toute une conception dynamique de l’être vécu comme écart et avancée se fait jour à travers cet emploi de l’italique. Un peu plus loin, nous pouvons lire : « Un enclave de chaleur autour de laquelle le visage apparu se construira, et qui par vagues en consume intérieurement le pourtour, répondra aujourd’hui à notre incursion »2788. Le choc des temporalités voulu par le poète entre la distance du futur et le point présent de cet « aujourd’hui » témoigne là encore de sa volonté d’étirer le point présent jusqu’aux confins de la réponse attendue. Ce point transparent que contournent les traits dans le dessin s’avère une compacité d’espace autant que de temps :

‘[…] le présent : une
séparation


présent
qui, par son futur révolu sur-le-champ, ne fait qu’invoquer encore
un autre présent dont il se découvrira indifférent. et de l’un
à l’autre, en suspens, toute l’épaisseur momentanée du monde à nouveau
rapportée sur leur interstice […]2789

André du Bouchet rend compte de la distance infranchissable que nous oppose l’objet pourtant si effilé d’Alberto Giacometti :

‘Au hasard d’un resserrement démesuré – pour se fondre à nous, comme il lui arrive, à la limite, de nous atteindre. Mais cette exiguïté n’est que l’indice, intermittent, de la distance – couverte sur-le-champ, et comme ramassée en un seul point – à l’issue de laquelle nous l’appréhendons…2790 (§ 17)’

La figure, « capable de la scission »2791, tient sa distance en elle2792, en un point ramassé où elle trouve impulsion pour bondir vers nous. Le point spatial et temporel que traverse à son tour la parole du poète, cette suspension, cette géode, n’est que « lacune irréfléchie – de ce centre même du corps dispersant le volume »2793. Les « blancs » d’André du Bouchet sont en effet des « lacunes » pour Henri Maldiney, « au sens du mot-racine laku, qui sert à désigner toute nappe d’eau interrompant la continuité des terres, mais sur laquelle en fait, comme en peinture sur le glacis, le regard glisse sans fractionnement »2794. Blancs de lumière imbus.

Notes
2736.

Jacques Dupin, ibid., p. 78.

2737.

Ibid., p. 56.

2738.

Ibid., p. 275.

2739.

André du Bouchet d’un paragraphe à l’autre évoque tour à tour l’objet et la figure. Si l’objet se trouve également entraîné vers l’avant par la lumière qu’il nous renvoie, c’est la figure qui de façon privilégiée retourne la profondeur vers l’avant, car elle nous regarde. Pour cette raison André du Bouchet remplace dans ce paragraphe « objet » par « figure ».

2740.

« Parce que son lieu d’être est à l’avant de soi, la parole est fondée en existence. Loin d’être une aberration grandiose et difficultueuse, la poésie d’André du Bouchet réactualise, à chaque pas, une situation universelle inscrite dans les plus anciennes racines de la langue, et singulièrement dans celle qui est sans doute la plus puissante de toutes les racines indo-européennes : la racine per.

Sous sa forme basale ou sous ses variantes idiomatiques et casuelles, per est employé à titre d’adverbe, de préverbe, de préfixe, dé préposition ou de radical ; et toutes ces unités linguistiques impliquent une même direction de sens, intérieure à chacune et les débordant toutes… dès l’origine. Per indique aussi bien – dans les divers systèmes construits des langues – l’éloignement dans l’espace et le temps (passé ou futur) et le rapprochement, la direction où l’on va et celle d’où l’on vient, l’autre côté et le voisinage, l’affrontement et la proximité, l’enveloppement et la transgression, le passage ou la percée… Mais, sous ce fractionnement apparemment incohérent, où des compléments locaux, en s’expliquant, se thématisent, affleure un sens nucléaire non thématique : à travers. Loin, en avant, par-delà, auprès, etc… sont indivisiblement unis dans l’articulation d’une même tension spatio-temporelle, qui caractérise l’être à l’avant de soi : la présence […] », Henri Maldiney, « Les ‘blancs’ d’André du Bouchet », Art et existence, Paris, Klincksieck, 2003 [1985], p. 221.

2741.

Francis Ponge, La Fabrique du pré, OC II.

2742.

Source : Le Robert, dictionnaire historique de la langue française.

2743.

Par exemple « repoussoir rayonnant de la paroi », p. 11.

2744.

André du Bouchet, ibid., p. 9.

2745.

Entretien avec Alain Veinstein, « Surpris par la nuit », France Culture, émission du 24 janvier 1995 (entretiens enregistrés en 1983 pour l’émission « Albatros », Alain Veinstein, à l’occasion de l’attribution du Prix National des Lettres et de la publication de Peinture). Transcription par Victor Martinez.

2746.

Avec, toujours, le tourbillon giratoire des sonorités dans le paragraphe suivant : « PARoi », « fRAPPe », « auRA Pris », « APPARtient », inAPPRopriée » (p. 12).

2747.

André du Bouchet, ibid., p. 12.

2748.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2749.

Idem.

2750.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 12.

2751.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2752.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », idem.

2753.

Voir Jacques Dupin, Éclats d’un portrait, op. cit., p. 155 et suivantes.

2754.

André du Bouchet, brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2755.

Idem.

2756.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 13.

2757.

Alberto Giacometti, « Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. », op. cit., pp. 30-31. André du Bouchet a pu relire précisément ce texte en 1962 dans la monographie de Jacques Dupin [TPA, pp. 50-51] qui cite entièrement ces deux mêmes paragraphes en notant qu’il faut pour Giacometti « revenir au vivant, à la présence de la mort en lui, cette présence active qui le soutient (elle en est l’armature) ». Jacques Dupin commente ainsi l’expérience rapportée par Giacometti : « Il éprouve la sensation aiguë de l’inertie, du silence, de la mort des choses. Le temps semble aboli ; réduit à une succession de moments discontinus, arrêtés […]. Cette perception de la vie arrêtée, suspendue, c’est pour Giacometti une expérience aussi bouleversante que celle des mystiques, mais qui n’affectait modestement que l’apparence de la réalité quotidienne. Comme si la mort était descendue tout autour de lui. Ou encore comme s’il était transporté dans un au-delà de la mort d’où le spectacle de la vie lui apparaîtrait comme un atroce simulacre ».

2758.

Jacques Dupin, TPA, pp. 55-56.

2759.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 19.

2760.

Allusion à la pratique de Giacometti de reboubler le cadre de la feuille de papier par un autre cadre tracé à l’intérieur. Voir ci-après.

2761.

Ibid., p. 16.

2762.

C’est donc, de l’arrêt à l’effort pour s’extraire, sortir, le mouvement profond du texte qui se retrouve dans ce passage de l’insistance, vers l’existence.

2763.

Ibid., p. 15.

2764.

Ibid., p. 10.

2765.

Clément Layet, ibid., p. 20.

2766.

André du Bouchet, « Image parvenue à son terme inquiet », Dans la chaleur vacante, suivi de Ou le soleil, op. cit., pp. 111-112.

2767.

Voir « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 4, p. 112, p. 117, p. 126, p. 135, p. 141.

2768.

Voir Ernst Scheidegger, Traces d’une amitié, Paris, Maeght, 1991, pp. 30-31. Il existe aussi un tableau de Giovanni Giacometti, intitulé La Lampe, où il a peint sa femme et les enfants assis autour de la table. Il est au Kunsthaus de Zürich. Dans les dessins d’Alberto, la lampe éclaire souvent sa mère ou Diego assis à la table.

2769.

« La Suspension », crayon, 1963 et « chaise, table, suspension, figure », crayon, 1960. Voir André du Bouchet, ibid., p. 145 et p. 148.

2770.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 9.

2771.

Idem.

2772.

 Rapides, op. cit.

2773.

Ce motif récurrent de la lampe dans l’œuvre de Giacometti nous rappelle cette lampe de chevet qu’il garda chaque nuit allumée près de lui depuis le jour de la mort de Van M.

2774.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 14.

2775.

Ibid., p. 16.

2776.

Ibid., p. 14.

2777.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2778.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 13.

2779.

Au sens où pour Ponge le verre est capable de l’eau – voir « Le Verre d’eau », Méthodes, OC I, p. 579 – et où Henri Maldiney également l’emploie : « L’homme ne traverse l’espace que parce qu’il est capable de l’espace, au sens où un point est capable d’un cercle, où chaque ici est capable de l’horizon sous lequel il a lieu ». Voir Henri Maldiney, « Les ‘blancs’ d’André du Bouchet », Art et existence, op. cit., p. 221.

2780.

André du Bouchet, ibid., p. 17.

2781.

Ibid., p. 14.

2782.

André du Bouchet, Peinture, op. cit., p. 25 :

«  un point – de l’anticipé au

révolu, et que la parole de la langue prononcera vide, comme étiré

jusqu’à disparition – le point présent. »

2783.

Henri Maldiney, « Les ‘blancs’ d’André du Bouchet », op. cit., p. 221 : « prae : datif de direction de per et sens : participe du verbe esti, être ».

2784.

« Ainsi en va-t-il du temps – dont le double horizon (passé et futur) s’ouvre de l’instant présent, comme la diastole de son extase. Le temps est impliqué dans l’embrasure de l’instant […] », Henri Maldiney, « Les ‘Blancs’ d’André du Bouchet », Art et existence, Paris, Klincksiek, 2003 [1985], p. 222.

2785.

Si, comme l’avance Victor Martinez, « toute perception réelle est sans signe au présent », alors le « temps de la perception ne [peut] être, pour des raisons constitutives, le présent, mais le futur antérieur », ou, comme nous le proposons, un présent élargi par des fils distendus au futur antérieur. Mêlant les trois valeurs de l’achèvement dans le futur, de l’antériorité et de la supposition – voir Michel Balat, « Notes sur le futur antérieur », Institutions, n°36, mars 2005 – il « fournit l’image d’un rapport non saturé entre un présent et un futur » où « le rapport contigu se substitue à une articulation pensable ».Voir Victor Martinez, ibid., pp. 354-363.

2786.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 15.

2787.

Voir Michel Collot, « André du Bouchet et le ‘pouvoir du fond’ », op. cit., p. 254-258.

2788.

Ibid, p. 15-16.

2789.

André du Bouchet, Peinture, op. cit., p. 20. Cité par Victor Martinez, ibid., p. 356.

2790.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 14.

2791.

Henri Maldiney, « Les ‘Blancs’ d’André du Bouchet », op. cit., p. 228.

2792.

Voir chapitre X.

2793.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 15.

2794.

Henri Maldiney, « Les ‘Blancs’ d’André du Bouchet », Art et existence, Paris, Klincksiek, 2003 [1985], p. 214.