7) La profondeur

La paroi qui recule donne la démesure d’une profondeur, qui est en avant. Mais il faut alors distinguer deux plans. Si face à l’œuvre réalisée le poète prend conscience d’une abolition des limites où se traverse la mort, l’artiste à l’œuvre n’aura pour sa part que le sentiment d’une séparation réitérée où la lumière ne touche que pour repartir. C’est alors le recommencement sans fin de cette œuvre dans la recomposition à chaque instant de la paroi réelle attaquée que nous dit ce passage : cette paroi est « chaque fois heurtée » et le trait « opiniâtre ». Dans cette optique où l’autre ne peut être rejoint de façon définitive – ce serait alors ce « réel absolu » qui, nous dit Jacques Dupin, hante Giacometti – un progrès demeure néanmoins possible. L’artiste peut s’approcher toujours plus en procédant du connu vers l’inconnu par « dépouillement » et « ascèse progressifs »2736 : « Que le terme soit inaccessible n’exclut pas la possibilité d’un progrès »2737. Chaque nouvel objet offert au regard impose à son tour un nouvel arrêt, de même que chaque objet déjà dessiné, alors qu’il se présente à nouveau, impose à Giacometti, pour sa part, de ne pas s’arrêter. Mais qu’il « ne s’arrête pas, cela suppose donc également qu’il ne s’arrête pas de progresser », ce que souligne André du Bouchet lorsqu’il dit que la paroi recule. Le recul de cette paroi est visible dans le passage des premiers dessins, entièrement à la surface de la page, aux figures de la maturité, qui sont en retrait, « logées » dans le papier : « Chaque fois que je travaille, je suis prêt à défaire sans hésiter une seconde le travail de la veille parce que, chaque jour, j’ai l’impression que je vois plus loin »2738. Et pourtant, nous dit André du Bouchet, le recul de cette paroi n’a à voir qu’indirectement avec cette avancée du peintre, puisque la profondeur recherchée par l’artiste qui s’acharne sur la feuille qui lui fait face comme s’il voulait, écrit Jacques Dupin à propos de la peinture, « ouvrir une brèche dans un mur », ne s’ouvre pas dans cette direction. C’est là où regarde la figure tournée vers nous que se révèle la véritable profondeur, mais dans cette « volte-face » Giacometti finit par la perdre de vue, il « ne la discerne plus ». C’est ainsi que plus la paroi est entamée, plus la figure logée au cœur de la page blanche s’emplit d’une force contenue qui se déploie lorsque la profondeur que nous ouvrons fait volte-face sur le pivot des regards, ces regards que l’autre nous renvoie, comme la lumière2739.

Mais cette profondeur, c’est la parole elle-même du poète qui a son tour doit la chercher « vers l’avant », ce qui nous conduit à examiner une autre avancée giratoire de la langue, celle du groupe « par- » de « paroi » ou « sépare » (p. 11). Elle nous renvoie vers la préposition « par », c’est-à-dire à « la plus puissante des racines indo-européennes », ce per qui pour Henri Maldiney2740 donne au « pré- » de « présence » son statut de « préfixe des préfixes »2741 :

‘PAR prép., […] est issu de la préposition latine per, employée au sens local d’ « à travers, sur l’étendue de, le long de, par-dessus » et au sens temporel de « durant, pendant », exprimant aussi une idée de « répétition dans le temps ». […]. Per fait partie d’un groupe de prépositions et de préverbes auquel appartiennent pro- et por (pro-, pour), prae (pré-) […], le sens initial de tous ces mots étant « en avant ». La forme est sans aucun doute celle d’un ancien locatif °peri, °per que l’on a dans le sanskrit pari […]2742.’

Au groupe de prépositions et de préverbes partageant cette étymologie commune André du Bouchet fait dans ce texte largement appel, en les enserrant dans un réseau d’allitérations en [p] et d’échos sonores2743, dès la première occurrence de la préposition : « Avenues PAR lesquelles l’esPAce inentARAPidement Afflue »2744. Depuis le début du texte, nous pouvons relever, employés souvent plusieurs fois : « par » (p. 9), « prolongé », « perdre », « pour », « apparaître », « présente », « parvient » (p. 10), « persistante », « pressentons », « imperceptible », « précisé », « transparaît » (p. 11), « apparue », « permettant », « pressant », « profondeur » (p. 12). Du « par » de la distance (séparer, paroi, la partition que l’on retrouve dans « parcelle », p. 11) à ce « par » de la distance franchie, c’est à nouveau la langue entraînée à tourner pour se porter plus loin sur l’élan du crayon d’Alberto Giacometti. L’avancée du crayon fait retour vers la langue, et la rejoint sur son origine, où elle touche à une « fraîcheur d’étymologie »2745, orient en partance vers un couchant des mots où la séparation de nouveau fait retour2746.

Mais sur l’avancée qui mène des premiers dessins à ceux de la maturité, c’est le sens du rapport entre la figure et la paroi qui lui aussi se voit entraîné à tourner :

‘Haute paroi qui arrête, comme à Stampa, le soleil ( quelque côté qu’il frappe ) – et à laquelle un objet, quand même il aura pris sur elle distance, adhère. Venant à nous, il lui appartient – inclus dans son surplomb – si bien que cette étendue sans mesure, blancheur inappropriée ou nuit, dans laquelle l’objet extérieur se ramasse, l’exalte, comme il élude, presque, le regard2747. (§ 11)’

Si la paroi inentamable de l’obstacle, « d’autant plus haut et distant, qu’il apparaît infranchissable », devient le lieu d’un retour, d’une renaissance, alors la « hauteur toujours égale à elle-même de la montagne », c’est-à-dire celle du papier, prend désormais un autre sens, pour signifier le « surgissement »2748. Voici que la figure dressée dans la « fraîcheur de la résurrection » occupe désormais tout le « ciel » ou le « champ de la page »2749. L’objet extérieur « élude »2750, nous dit le texte, le regard, c’est-à-dire que Giacometti a réduit le plus possible la partie signifiée de la figure pour qu’elle s’élargisse de tout ce qu’on ne voit pas. Ce qui la localise, la figure ne le porte donc plus en soi, mais tend au contraire à « s’évanouir au cœur de tout ce qui la localise »2751, d’où cette impression que l’objet désormais « adhère »2752 à la paroi, comme une figure isolée devant une immense pente enneigée. C’est alors Stampa, le village natal de Giacometti, que convoque le texte, puisqu’il a la particularité d’être entouré d’un cirque de montagnes, qui pendant toute une partie de l’année qu’aimait Giacometti, ne laisse pas émerger le soleil2753, la neige reflétant alors une lumière sans origine visible.

La hauteur qui était celle de la chute, celle d’où, moraine scindée du tout, l’objet venait rouler à nos pieds, et nous signifier notre séparation, devient alors celle d’un essor au sein duquel nous nous voyons avec lui emportés. L’objet exalté par le trait de Giacometti regagne en profondeur l’altitude du faîte d’où il s’est trouvé au départ détaché, il se remet en orbite et tourne, volume invisible, impondérable, autour du « foyer périssable d’un regard »2754. Par-delà le point de résistance heurté, le volume afflue, « sans que nous ayons à le localiser en un point précis de l’espace, élargi à la dimension de la page »2755. La hauteur d’un savoir imbu de lui-même s’est convertie en cécité altière. Ignorance dont la page – « blancheur inappropriée ou nuit », blancheur qui n’est le propre de personne, une fois atteinte l’impersonnalité de l’existence – est imbue.

‘Comme nous-mêmes marquons, avant de le reconnaître, ce temps d’arrêt. Mais l’étendue qu’il découvre à l’entour, comme en elle il s’immerge, est nouvelle rémission. C’est le temps obtenu, contre toute attente, qui éclaire. Répit – si la paroi, là encore, recule2756. (§ 12)’

André du Bouchet revient ici sur l’arrêt pétrifiant que nous imposent à leur tour les dessins. Ces dessins déçoivent nos attentes appuyées sur une conception figée du réel. L’arrêt qu’ils nous imposent répercute celui que nous impose chaque nouvel objet du réel tombé sous la coupe de notre regard, car de cet objet nous ne pouvons voir qu’une seule face, qui nous renvoie à notre finitude, et à notre mort à venir. Mais cette perte de temps, ce retard chargé de l’appréhension d’un arrêt définitif, c’est l’espace gagné par la conversion, nous l’avons montré, du volume en étendue, par le mouvement imprimé à la blancheur du papier dans laquelle les traits nous aspirent et nous perdent, qui permet de le surmonter. Un temps en défaut se voit alors confronté à de l’espace gagné, qui sur son avancée, et avec la rapidité de la lumière, nous restitue du temps : « C’est le temps obtenu, contre toute attente, qui éclaire ».

L’étendue dé-couverte, la réserve d’inconnu de l’étendue, est alors « rémission », terme dont il faut entendre non pas le sens chrétien de « pardon », mais celui de « remise de peine » ou le sens médical de « diminution ou arrêt provisoire des symptômes d’une maladie », avec en outre le sens temporel – « action de renvoyer à plus tard » – que la phrase suivante appelle. L’emploi de « répit », dans la dernière phrase du paragraphe, vient confirmer ce double sens de délai et de guérison temporaire. Le « répit » est l’« arrêt momentané d’une souffrance physique ». Cette maladie, le poète en a décrit le symptôme principal, qui est complexe de méduse, cet arrêt pétrifiant décrit en 1946 par Giacometti lui-même, peu avant de sculpter Tête sur tige, au moment où il a commencé à voir les êtres dans le vide qui les entoure avant de faire de ce vide le moteur blanc d’une avancée nouvelle :

‘[Après la découverte du cadavre de T.] je commençais à voir les têtes dans le vide, dans l’espace qui les entoure. Quand pour la première fois j’aperçus clairement la tête que je regardais se figer, s’immobiliser dans l’instant, définitivement je tremblai de terreur comme jamais encore dans ma vie et une sueur froide courut dans mon dos. Ce n’était plus une tête vivante, mais un objet que je regardais comme n’importe quel autre objet, mais non, autrement, non pas n’importe quel objet, mais comme quelque chose de vif et de mort simultanément. Je poussai un cri de terreur comme si je venais de franchir un seuil, comme si j’entrais dans un monde encore jamais vu. Tous les vivants étaient morts, et cette vision se répéta souvent, dans le métro, dans la rue, dans le restaurant, devant mes amis. Ce garçon de chez Lipp qui s’immobilisait, penché sur moi, la bouche ouverte, sans aucun rapport avec le moment précédent, avec le moment suivant, la bouche ouverte, les yeux figés dans une immobilité absolue. Mais en même temps que les hommes, les objets subissaient une transformation, les tables, les chaises, les costumes, la rue, jusqu’aux arbres et aux paysages.
Ce matin en me réveillant je vis ma serviette pour la première fois, cette serviette sans poids dans une immobilité jamais aperçue, et comme en suspens dans un effroyable silence. Elle n’avait plus aucun rapport avec la chaise sans fond ni avec la table dont les pieds ne reposaient plus sur le plancher, le touchaient à peine, il n’y avait plus aucun rapport entre les objets séparés par des incommensurables gouffres de vide2757.’

Le « répit », « arrêt momentané de la souffrance », conjure donc pour un temps la hantise de l’arrêt définitif. Le temps gagné dans les dessins est temps gagné sur ce figement définitif de la mort par le mouvement d’une lumière sans origine autour du crâne en vis-à-vis, pour nous restituer la face qui se dérobe à notre regard, l’espace caché derrière les choses, en accord avec le sens premier de « répit », issu du latin classique respectus, « action de regarder en arrière ».

Mais à l’artiste il n’est permis de regarder en arrière que par son dessin, car pour lui il n’est pas d’abolition définitive des cloisons, mais une réserve d’inconnu où s’offre une perspective de recul infinie. Giacometti ne peut s’arrêter car le réel qui aura glacé dans la hantise dépassée de la mort quant à lui ne s’arrête pas, et polit en secret de nouvelles surfaces :

‘Giacometti ne s’arrête jamais. Il fume, il bavarde, il pense à autre chose, mais en même temps dans une sorte d’hypnose, d’état second, l’œil et la main continuent d’aller et de venir, de faire et de défaire, tandis qu’à l’écart se dressent avec une intensité hautaine le visage peint ou la figure de terre, comme détachés de l’effort insensé, du supplice incessant qui les font naître. Quand donc Giacometti s’arrêtera-t-il ? Il ne peut pas s’arrêter. Lorsqu’il laisse une sculpture sortir de l’atelier, c’est par une décision arbitraire, insignifiante. Il ne s’arrête pas, il interrompt l’œuvre en cours. À travers toutes les sculptures, les tableaux et les dessins, il ne poursuit qu’une seule et même tentative d’approche de la réalité. L’œuvre est unique, elle est inachevée, elle est impossible2758.’

Il faut alors préciser que la révolution que nous avons décrite à l’œuvre dans ce texte n’est pas réductible à un éternel retour du même, mais doit intégrer le perpétuel écart d’un centre en déplacement, cette fuite qui constitue le réel en son fond, et face auquel l’artiste comme le poète ne peuvent que constater un retard qui, s’il se laisse réduire, à mesure que la paroi recule, ne peut être supprimé. L’interdit se reforme à chaque instant, il est lié en son fond à l’épaisseur même du réel, d’où « ce temps d’arrêt, toujours, que suscite notre avènement dans une étendue qui se reformera de part en part »2759.

Si la référence n’est plus le chef d’œuvre absolu, mais cette réalité en fuite, alors il n’y a pas de terme :

‘Ainsi, mains désoccupées, Giacometti s’arrêtant pour prendre, dans Paris, mesure du ciel alentour – ramener à lui la hauteur de l’air, ou se rapporter à elle – comme le regard circulaire s’interrompt : « Encore trois mois, et je m’arrête pour de bon, si… »
Le délai se laissera réduire, et reconduire – annuler, indifféremment, puisqu’il n’y a pas de terme, ou que le terme atteint se traverse… Rien que halte cochée, naguère encore, d’un trait réitéré qui en quatre faisceaux2760 localise – comme à tâtons, l’emplacement attendu…2761 (§ 22-23)’

Pas de terme, c’est-à-dire pas de réduction totale possible de la différence entre l’œuvre et le réel si elle le prend pour objet. Seule pourra répondre à sa fuite l’insistance du poète ou de l’artiste sur un mot ou un point. « Cocher » une halte, c’est insister (du latin insistere, proprement « se poser, se placer sur » et au figuré « s’appliquer à », « s’attacher à », le verbe est composé de in- locatif et de sistere « s’arrêter » puis « mettre un terme à », forme à redoublement de stare, status « être debout, être immobile », qui se rattache à la racine indo-européenne °sta « être debout ») sur un point pour obtenir cette ouverture qui seule permettra à l’œuvre de se porter vers une existence (du latin ex- « hors de » et sistere « être placé » ; existere signifie « sortir de, se manifester, se montrer)2762 : « Main qui découvre, et, alentour, éclaire – sur laquelle, sans espoir de la retenir, Giacometti insistera »2763. Pour faire alors œuvre d’atermoiement 2764, puisque « [le] terme censé inaltérable vers lequel Giacometti fait route chaque jour jusqu’à épuisement – l’épuisement de soi – est un autre jour ». Combien d