8) Nous sommes la cible

Nous ne pouvons malheureusement progresser aussi précisément dans l’ensemble du texte et il nous faut maintenant poursuivre à grands traits. Pour aborder cette dernière étape de la réflexion d’André du Bouchet à partir des dessins d’Alberto Giacometti, un détour par l’un de ses derniers poèmes, « De part en part l’écho », peut être éclairant. Comme le remarque Clément Layet :

‘Dans l’écho, comme laissé à lui-même, ou jeté à la face d’un paysage, le son ne dépend plus de celui qui, d’abord, l’a émis. […] Un cri traverse ici, de part en part, un poème lui-même image d’un livre, d’une relation, d’une vie entière – de tout ce qui renvoie froidement la parole adressée, tout en étant cerné par deux parois. La tête est pleine de mots, revenus après avoir heurté, comme si la chose ou la personne n’en avaient pas voulu. Mais dans Tumulte, sa dernière publication, André du Bouchet ne se résigne pas : il tire la ligne qui avait pu mesurer la distance avec les choses, jusqu’à tracer leur caisse de résonance2795.’

Dans l’écho le son de notre voix se heurte à une paroi pour nous être renvoyé de toutes parts, sur le pivot de l’air environnant. C’est alors notre propre voix, mais notre voix perçue comme étrangère, notre voix sans ressemblance qui fait retour, timbrée par cette mort traversée, tumulte qu’absorbe et nous rend le silence. Cette voix est alors celle d’un frère multiplié, celui qui touche à l’avant de nous-mêmes, par le cirque muet des montagnes, ces oreilles que les yeux jamais ne pourront voir :

‘dans le
brouhaha
frères fantômes
le
brouhaha
frères silencieux2796

Le phénomène de l’écho transpose vers l’ouïe ce dont les dessins d’Alberto Giacometti ont fait prendre conscience à André du Bouchet dans le domaine de la vue. Projeter son regard vers ces dessins, c’est expérimenter un phénomène d’écho visuel par lequel notre regard, lorsqu’il a consenti à se perdre, émerge de nouveau du gouffre blanc pour nous être restitué, à l’avant de lui-même. De même que celui qui entend sa voix dans la distance prend conscience non seulement de la paroi qui lui fait face, mais de sa propre insertion dans ce muet qui l’englobe, par la voie des traits de Giacometti c’est l’orbe de notre propre place intenable au cœur de l’étendue qui nous est révélé :

‘Tirant de nous – qui lui faisons face – profondeur, un objet qui se défait de son emplacement, vient à nous. L’avance qu’en telle profondeur aura formée, sitôt, ce trait noir, ce trait gris matérialisé entre nous et le papier dont il atténue, comme cendre, l’éclat, ne marque-t-elle pas la levée temporaire de quelque interdit, neuve chaque fois ? Oblitérant, sur son avance, toute figure établie, il nous rejoint, ni plus ni moins perceptible qu’à nos yeux notre face – dans le jour inespéré. (§ 15)’

Ce à quoi nous convoquent ces œuvres, c’est au « moment pathique »2797 de la relation au monde, cet « état le plus originel du vécu » où se fait jour une « communication immédiate […] avec les choses sur le fond et au ras de leur mode de donation sensible… »2798

André du Bouchet nous permet d’approcher au plus près ce moment en assumant le point de vue situé qui est le sien pour s’engager « corps et souffle » dans cette réflexion. Une autre limite vient alors s’ajouter à celle de l’horizon ou de la paroi qui nous fait face : celle de « l’enclave obscure que l’arrière de notre tête inscrit au foyer même de notre champ visuel, nous empêchant de percevoir ce qui se trouve derrière nous »2799. Nous sommes à nous-mêmes notre propre paroi, aussi infranchissable que celle qui nous fait face : nous occupons un crâne aussi, invisible, sous notre peau. Mais la figure qui avance vient se coller à notre visage, et à ce point-limite de notre paroi interne, nous la perdons de nouveau, en arrière de notre regard. Aussi longtemps qu’il nous prenne l’envie de pivoter sur nous-mêmes, jamais aux yeux révulsés ne se découvrent l’intérieur ni l’arrière de notre propre crâne.

Mais, jaillissant de ces dessins comme du modèle, du Bouchet lui-même lorsque Giacometti le dessine, un regard nous traverse, et sur le pivot d’une blancheur partagée impose à nos yeux la volte-face qui obstinément se refusait à eux : « Chenets mais dans l’autre sens : ils viennent vers vous »2800. Par le chas de cet autre que nous pensions viser, il advient alors contre toute attente que nous puissions devenir la cible de notre propre regard irréfléchi :

‘Au hasard d’un resserrement démesuré – pour se fondre à nous, comme il lui arrive, à la limite, de nous atteindre. Mais cette exiguïté n’est que l’indice, intermittent, de la distance – couverte sur-le-champ, et comme ramassée en un seul point – à l’issue de laquelle nous l’appréhendons… Nous sommes la cible – la cible que nous voyons au loin – si loin, pour nous découvrir nous-mêmes à l’avant de notre visée, subitement, lorsqu’il vient à nous, et, de toute cette distance prise, comme à contre-jour dans l’uniformité de l’étendue qui l’entame, corps à peine plus obscur…2801 (§ 17)’

La figure nourrie de notre profondeur nous restitue cette profondeur dans l’écartement du compas de notre identité dont nous tenons à l’impossible les deux extrémités sous la coupe de notre regard. Par ces dessins, nous compassons notre présence dans l’étendue : nous la mesurons avec le pas de cette figure qui nous nie, pour nous réaffirmer à l’avant de nous-mêmes. Avec Alberto Giacometti, André du Bouchet découvre l’artiste qui dessine aussi loin que possible de lui et donne prise à la poursuite d’une réflexion sur ce que la création poétique lui a découvert de ce « je » qui n’est pas tourné vers nous.

C’est comme si nous était donnée à voir la part de nous-mêmes qui ouvre l’étendue et dans l’inconnu nous précède, « je » profond à l’avant du « moi ». Elle est là, dans le bouleversement du premier des principes de la raison, le principe d’identité : « Nous sommes la cible […] que nous voyons au loin ». La « concomitance », « ici en deux »2802, de ce qui dans un premier temps nous était apparu séparé se révèle alors. Elle signifie la coexistence de l’autre et du même au point de pivot, de nous-mêmes dans l’autre et de l’autre en nous-mêmes : « Et le vide concomitant du monde alentour qui déconcerte, ou éblouit, se révèle sitôt comme l’accès, au plus court, de quelque hauteur qui nous comprend… »2803. L’espace dans lequel nous nous engouffrons pour atteindre la figure se retire, comme la mer, au plus loin. Il aura englouti le curieux avant même que, comme celui2804 de Baudelaire, il ne se soit aperçu du retour de la vague :

‘L’espace qui nous la dérobe va s’approfondissant, comme [la figure] apparaît, jusqu’à nous. Et, à l’issue d’un renversement qui nous laisse, à notre tour, sur ce seuil où elle aura culminé, nous nous retrouvons – non plus vis-à-vis mais en avant – dans une profondeur, avec elle, de l’étendue. Comme si l’unique profondeur figurable – dont mesure eût été donnée du point le plus excentrique de cette face jusqu’au fond, tout proche, du regard, se ramenait à la projection, sur le plan, d’un demi-tour à la faveur duquel, brusquement, nous nous trouverions à nous-mêmes révélés – et qui, franchi l’intervalle de la séparation, nous aura portés en avant. De quelque fond – son regard ?... le nôtre ?... – qui perce, jusqu’à l’extrémité de cette face. (§ 25)’

L’en-avant change de direction, mais « l’axe de l’être demeure le même », l’axe blanc de l’oubli, qui nous est commun, comme lors de la renverse, alors que le courant tire en sens inverse, coule la même eau du fleuve, la même eau étrangère toujours. Alors le « pas qui traverse autrui nous rejoint… Et se nomme Vie… »2805. Et l’existence nous apparaît comme un « foyer fragile » intermittent situé en nous également.

Cette expression d’Antonin Artaud se rencontre dans les brouillons : « Aussi bien, quand nous prononçons le mot de vie, faut-il entendre qu’il ne s’agit pas de la vie reconnue par le dehors des faits, mais de cette sorte de fragile et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes »2806. Le dessin de Giacometti comporte au centre ce « foyer fragile », ce « point qui fulgure, ce lieu sans nom qui, informe, aveugle, éclaire ». Mais nous ne pouvons jamais le percevoir dans le visage vivant, le « visage de la rencontre »2807. D’un trait lancé dans le vide sans nom, dans le vide aveuglant de la séparation, à la poursuite de ce qui fuit, surgit, par le creusement à son insu du trait chercheur, le visage d’une figure recherchée. Mais le relief a changé de cap, l’en-avant du « fantôme obscur » est vers nous, où il localise « le point d’existence illimitée dans laquelle nous nous perdons »2808. L’autre nous aura permis de voir que ce « point consumant »2809 se fait jour à travers nous aussi, et que nous occupons le « centre » d’un corps « intermittent » :

‘Comme le corps même, dans l’écart, que nous n’occupons jamais – notre corps intermittent – qu’en rapportant, à travers lui, distance à distance. L’effigie au loin, la mince effigie voulue, est cette tige à l’entour de laquelle grandira, jusqu’à se confondre avec les linéaments de la nôtre, un corps inapparent. Ce qui dans le temps de l’abord nous a retenus de front – et sur la ligne de ce clivage énoncé de moment en moment, se découvre à nous de toutes parts : nous habitons un centre aussi – le centre d’un écart en devenir global dont le pourtour est inachevé…2810 (§ 25)’

Ce passage rapproche les figures effilées des dessins de ces « tiges » autour desquelles Giacometti agglutine la matière de laquelle il fera surgir la figure sculptée. Le travail de la sculpture laisse parfois affleurer ces tiges, indice de cet interdit de la première construction des choses, qui, dans l’œuvre réalisée en profondeur, a été tourné2811. Mais le « corps inapparent » qui grandit, ce « volume à vivre », révèle que l’autre visage est dans un rapport d’embrassement avec le nôtre. Il y décèle ce point d’existence, la nôtre, que le « mouvement de proue de notre visage que nous ne voyons pas »2812, tendu vers le vide de l’autre, ignorait. Nous allons à la mort comme elle vient à nous. Nous allons à cette figure comme elle vient à nous et nous rend la vie qu’en elle nous perdons, lorsqu’un échange la porte à effervescence :

‘Ainsi se vérifie et se subtilise, dans une sorte d’emboîtement indéfini, et par les voies d’un échange qui la porte à effervescence, cette figure encore, en avant de nous, qui miroite…
Cendre, et glacier. Sous nos yeux s’effaçant. Comme ourdie dans la trame du liseré qui accompagne dans l’air un corps incandescent. Elle-même le corps – et cette embrasure hors de laquelle il se détache. Au centre même de la face alors encadrée, nouvelle embrasure chaque fois – de la perpendiculaire tirée de la pommette à ce linteau volontaire qui de pupille à pupille unit les deux tempes – comme incarnée. Et dans l’attente, toujours – de quel objet inapparent ?2813 (§ 25-26)’

« Effervescence », « incandescent » : mots de lisière, élargis par le travail de l’infixe inchoatif -sc-, qu’il s’agisse de bouillir (fervere) ou de brûler (candere).

Le « liseré » est l’indice d’un débordement. André du Bouchet revient souvent sur le liseré de blancheur qui court autour de la crête des montagnes, et qui est la lumière, la « clarté de cette autre étendue que nous ne voyons pas en raison de la masse des montagnes qui arrête le regard et le pas »2814, mais que chaque jour le soleil déborde par l’effet de la rotation de la Terre. À ce liseré blanc s’oppose le liseré noir ici de la fumée, qui recouvre un autre intertexte, implicite dans le texte publié, mais présent dans les brouillons. C’est un passage de Proust que rencontre ici la réflexion d’André du Bouchet :

‘Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liseré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher sa matière : elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme un corps incandescent qu’on approche d’un objet mouillé ne touche pas à son humidité parce qu’il se fait toujours précéder d’une zone d’évaporation.’

Le poète ne traverse ici cette citation que pour préciser une sensation exactement inverse devant les dessins d’Alberto Giacometti, puisque le corps, ici, touché par la lumière, se volatilise au contraire au moment où nous prenons contact avec lui. La volatilisation est « signe de contact », d’un contact « prolongé en halo »2815, puisque la chose rayonne en nous parvenant, nous rejoint « dans le jour inespéré »2816. La volonté de conservation du dessin se heurte à cette volatilisation, à ce rapport effervescent suscité par toute chose vue, mais jamais le dessin de Giacometti ne s’affirme au détriment de ce rayonnement constaté. La figure se surimpose au dernier moment à ce rayonnement pour lui emprunter ses traits, ce « halo par lequel toute chose fuse verticalement dans l’espace environnant et à la faveur duquel elle nous apparaît se souder à lui »2817. Soudure double, nous l’avons vu : à la fois évaporation des contours arrêtés et « redan de clarté à l’intérieur du corps »2818. Nous touchons alors du regard « quelque chose d’invisible mais de solide »2819.

Notes
2795.

Clément Layet, ibid., p. 53.

2796.

André du Bouchet, Tumulte, Montpellier, Fata Morgana, 2001.

2797.

 Voir chapitre X.

2798.

Erwin Straus, cité par Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 1991, p. 272.

2799.

Michel Collot, « André du Bouchet et le ‘pouvoir du fond’ », op. cit., p 183.

2800.

Francis Ponge, JS, p. 624.

2801.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 14.

2802.

Titre d’un recueil d’André du Bouchet : Ici en deux, Paris, Mercure de France, 1986.

2803.

Ibid., p. 15.

2804.

Charles Baudelaire, « Le Rêve d’un curieux », Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, t. I, op. cit.

2805.

André du Bouchet, brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2806.

Idem. Il n’est pas anodin dans la perspective du rapport vivant de ces textes avec L’Éphémère de remarquer que cette phrase sera choisie, et donc forcément sur une proposition d’André du Bouchet, pour figurer sur le quatrième de couverture du n°4 de la revue.

2807.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2808.

Idem.

2809.

Idem.

2810.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 17.

2811.

« Ou retaillé jusqu’à la tige de fer préfigurant l’effigie attendue qu’elle supporte – âme métallique […] », QPTVN, p. 28.

2812.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2813.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 18.

2814.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2815.

Idem.

2816.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 13.

2817.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2818.

Idem.

2819.

Idem.