9) L’embrasure

‘Je poussai un cri de terreur comme si je venais de franchir un seuil, comme si j’entrais dans un monde encore jamais vu2820.’

Mais comment la figure peut-elle être « elle-même le corps » incandescent dont elle dévide le liseré de fumée et « cette embrasure hors de laquelle il se détache »2821 ? Giacometti pratiquait le double cadre. Il redoublait le cadre de la feuille, comme dans la peinture celui du tableau, par un deuxième cadre tracé à l’intérieur de celui-ci. C’est de cet aspect précis des dessins que part la réflexion du poète2822. Quel rapport entre la blancheur générale à l’intérieur de laquelle l’objet se trouve immergé, cette fumée, de la « perpétuelle effervescence suscitée à l’entour des volumes cristallins » et ce trait à nouveau catégorique, qui tranche dans l’air ? Ce « faux cadre », nous dit Jacques Dupin, est un moyen de distanciation qui joue le même rôle que les « cages » en sculpture. Les « distances » sont recherchées par le sculpteur sur le terrain ou sur la toile « par évaluations et tâtonnements successifs dont les traces restent visibles ». Giacometti peut déterminer avec précision la mesure « en agissant sur les dimensions de cette fausse fenêtre », qui dans le dessin « resserre l’espace et accroît sa densité comme on comprime un gaz »2823.

Mais ce cadre est avant tout pour André du Bouchet une embrasure, mot commun aux deux poètes, qui du sens d’« action de mettre le feu » a évolué vers celui d’« ouverture dans un mur pour recevoir une porte, une fenêtre ». André du Bouchet réactive ici le premier sens en faisant rougeoyer dans ce passage la braise du « foyer » d’où s’échappe vers nous le liseréqui nous touche. L’embrasure est ce cadre arbitraire qui isole les figures et les scinde du « monde excessif » où elles « courent le hasard de perdre forme, et nom »2824. Manière pour Giacometti de cocher sa halte2825, l’embrasure est une « mesure conservatoire » pour borner l’effervescence que le halo marque « par l’effet de quelque contact trop immédiat, toujours trop immédiat ». Il faut temporiser, atermoyer. Liseré spirituel alors s’il est signe d’extension infinie et d’« adhésion à ce monde », comme l’embrasure qui marque une volonté de saisie. Elle restreint, spécifie le « bloc d’air » dans lequel « toute tête définie apparaît immergée »2826. Giacometti refuse d’arrêter le jour en inscrivant sur la feuille par des lignes arrêtées le pourtour du halo par lequel il ressurgit. Il change ce pourtour en une embrasure : ce seuil, jour conservatoire, qu’il brise et déborde.

La figure apparaît comme encagée dans un parallélépipède aux parois transparentes. C’est alors que l’angoisse en profondeur fait retour :

‘Et si nous refusons d’aller plus avant. Si nous refusons de franchir la distance presque imperceptible qui sépare le seuil du foyer. Si nous choisissons, sur le pourtour rompu, de prolonger l’instant du premier saisissement. Si, au milieu de l’air, de ces quatre coins de l’embrasure dans laquelle une figure a surgi, se laissaient déduire les coordonnées d’un réceptacle transparent qui, sur sa nouvelle station, irait la saisir, tout solide rapporté à la planitude des parois d’une sorte de parallélépipède – intervalle translucide, et ciel et cloison, qui de chaque côté nous scinde de ce que nous aurons avisé. Au centre l’air, mince surface infranchissable, qu’une figure – visage, ramure, assiette – vient, de justesse, inciser, comme à son autre face apparente nous-mêmes nous heurtons. Le souffle sépare-t-il – arrête-t-il ? Comme si, prenant sur elle les devants, Giacometti entendait de lui-même prévenir, en l’assumant le premier, une interruption définitive dans le futur, la face de l’objet entrevu, alors même qu’il a repris sa liberté, conserve les stigmates d’un coup d’arrêt qui se surimpose à son rayonnement. Le souffle s’arrête-t-il ? Si pour nous prémunir de quelque risque imminent – chute, dilution, manquement, nous refusons d’aller plus avant, si par-delà le réceptacle d’un moment, l’interdit de cette apparition allait encore se prolongeant dans une profondeur pour nous atteindre – à l’orée du monde ouvert, ce serait, mot que j’aurai différé de dire, la mort2827. (§ 30)’

Voici l’heure du plus grand risque, celui de l’effroi devant un monde qui s’ouvre de toutes parts, et pour lequel le poète réservait de prononcer ce mot qui pourtant hante le texte dès son titre, qui recouvre une allusion à la phrase de Rilke : « La mort est cette face de la vie détournée de nous »2828. Il faut s’appuyer ici sur ce que nous avons pu dire du franchissement par Giacometti de la paroi mortelle sur le pivot de l’air et de l’avance prise par son dessin sur une mort encore à venir, avance qui alors vaut « répit ». Nous sommes maintenant par-delà cette problématique de la surface puisque c’est en profondeur que le premier saisissement menace de se prolonger si un réceptacle transparent sur sa nouvelle station vient glacer de nouveau la figure. La menace précisée à travers cette image d’une cage qui viendrait saisir le volume gagné sur la feuille plate est que le ciel, l’air lui-même se fasse cloison, si un vertige à couper le souffle nous maintient interdits sur le pas de ces portes ouvertes. Dans les sculptures-cages de Giacometti, remarque Michel Leiris, le support qui sépare parfois « se prolonge en arêtes définissant les trois dimensions d’un cube d’air où les choses sont situées »2829. C’est bel et bien l’embâcle d’un tel cube qui menace ici avec l’arrêt du souffle.

Car c’est au tour du spectateur lui-même, face à ces figures, de refaire le trajet qui les a portées « à l’extrémité de [leur] essor, marquant ‘un temps d’arrêt’, se heurtant à une ‘impossibilité d’aller outre’ »2830. De la même manière que dans la marche, note Michel Collot, le pas qui s’interrompt touche le fond inaccessible, « comme si, à l’endroit que mon pas ne parvient pas à dépasser, c’était déjà la résistance du fond lui-même que je rencontrais », la figure se suspend à son « point culminant » sur « le vide du fond »2831. Elle nous impose à notre tour cette « interruption qui est rupture des limites, et s’avère à la fois mort et survie, arrêt et possibilité d’aller au-delà »2832 : « L’œuvre, la parole et le pas ne progressent qu’au prix d’une solution de continuité, d’une interruption »2833. Comme les sommets, cette interruption marque à la fois « la rupture d’un élan et l’accès à l’immensité céleste »2834. De même, pour atteindre l’air, « support muet de la parole », il ne « suffit pas de respirer », il faut « suspendre son souffle », car pour le poète « le vœu d’échapper au circuit pneumatique se confond avec le rêve d’accéder à l’horizon. Le ciel vacant s’oppose en effet à l’étendue emprisonnante, comme la ‘fin du souffle’ à la respiration »2835. Pour Michel Collot, le « temps d’arrêt marqué face à la figure » est donc « le signe d’une distance irréductible nous écartant du foyer vide sur lequel elle se profile. Cette séparation est infime – ‘un souffle’ –, mais elle tient au fait que nous respirons, et nous mouvons par conséquent dans un air qui n’est pas celui, raréfié, qui hante le Fond »2836. L’irruption du fond produit une « syncope dans le mécanisme respiratoire » : « si notre être respirant s’abolit dans ce passage, c’est pour s’initier à une nouvelle dimension pneumatique »2837, celle que promet le Fond comme « réserve d’un air absolument vierge », « lieu où se révèle l’altérité radicale de ce véhicule essentiel de notre vie physiologique et symbolique »2838.

Mais aussi justes que soient les remarques de Michel Collot sur la valeur de l’irrespiré dans la poésie d’André du Bouchet, et s’il est vrai qu’il considère dans ses premiers recueils la respiration comme un « martyre »2839 ou une « geôle »2840, il ne nous semble pas que l’hypothèse d’un poète qui voudrait « sortir de la prison du souffle » pour rejoindre « l’air libre », ce qui serait un moyen de s’arracher à l’étendue2841, soit à retenir pour ce passage. Ne serait-ce pas alors le rêve d’un ailleurs qui ferait retour, alors que tout l’effort du texte se concentre vers l’ici ? Si c’est de nous que la figure tire sa profondeur, il y a un risque véritable à ce que nous lui refusions notre souffle, et que dans la profondeur qu’elle a ouverte nous refusions de nous engouffrer. Si nous refusons nous-mêmes de nous jeter dans la profondeur, alors la figure du seuil se voit métamorphosée en masque de mort, que le glacier fige de toutes parts de nouveau. Nous devons nous-mêmes passer le pas de la mort en nous jetant « corps et souffle » dans la figure. Qui craint la chute, face au gouffre que Giacometti a ouvert, connaît la mort véritable. Il faut exhaler en pure perte notre souffle inspiré par le vide béant de la figure, de la même manière que nous y jetons notre regard, pour que par-delà leur « dilution » souffle et regard nous soient rendus, au hasard d’avoir pied alors, dans l’illimité.

Alberto Giacometti pousse André du Bouchet à préciser son approche d’une mort littéralement inconcevable, telle qu’elle apparaît dans la réflexion sur Baudelaire2842 : elle n’est pas à imaginer ni à reléguer dans l’improbable ailleurs d’une représentation. La mort, celle du « Rêve d’un curieux », n’est « que cela »2843. Rivée au cœur, elle est béance d’un ici, en deux déchiré : « mourir reprend place dans le cours de la vie »2844. L’expérience de la mort comme chute où retrouver pied – « tombe » où résonne son homonyme – marque alors un lien évident entre les premiers brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous et la réflexion sur Baudelaire :

‘Mais pour être ainsi soutenu – debout – par la terre entière – pour connaître ce soutien de la totalité de la terre – son agencement inamovible, IL FAUT ÊTRE TOMBÉ2845.’

Très tôt, l’attitude d’André du Bouchet aura été de défiance à l’égard de la mort littéraire : dégoût de la complaisance, de l’engluement d’une certaine poésie dans des postures faciles. L’article des Temps modernes consacré à Fureur et Mystère en 1949 rend hommage à Char qui fait alors « rentrer la mort dans le circuit de la vie »2846. L’exigence d’une poésie qu’il faut porter contre des « barrières immédiates »2847 doit être opposée à la mort abstraite, car la « vie surgit de la mort et se retranche en elle »2848.

André du Bouchet a longuement hésité sur les trois substantifs chargés de signifier le risque de la mort. Nous trouvons dans la deuxième version « chute, défaut, vaporisation ». « Vaporisation » rappelle la « volatilisation » évoquée précédemment et nous comprenons qu’il s’agit surtout de savoir si nous acceptons que l’air nous traverse, et nous arrache à l’identité à laquelle vainement nous nous accrochions, de savoir si nous acceptons d’être pris pour cible. Il s’agit d’un aspect fondamental de l’œuvre de Giacometti sur lequel nous avons déjà insisté : le spectateur est invité à entrer dans l’aire de la sculpture, ou du dessin. Ces œuvres découragent toute contemplation, et le repos de l’œil qui refuserait l’arrachement que suppose l’accès à la vie impersonnelle. Le souffle n’est pas alors ce qui nous enferme, mais ce qui nous préserve d’une contamination par le temps de l’interdit, puisqu’il « fait brèche de toutes parts »2849.

Notes
2820.

Alberto Giacometti, « Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. », op. cit., p. 30.

2821.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 18.

2822.

Voir par exemple dans « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 4 : Rue à Paris, crayon, 1952 (p. 119) ou encore Annette, crayon, 1954 (p.108).

2823.

Jacques Dupin, TPA, p. 72.

2824.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2825.

« Rien que halte cochée » [« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 16].

2826.

Idem.

2827.

« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 20.

2828.

Rainer Maria Rilke, lettre à Witold von Hulewicz, Œuvres, t. III, Paris, Seuil, 1976, p. 588. Cette référence est signalée par Michel Collot qui souligne que la réflexion sur la peinture se noue étroitement à une « méditation sur la mort ». Voir « ‘D’un trait qui figure et qui défigure’ : Du Bouchet et Giacometti », op. cit., p. 98.

2829.

Michel Leiris, PA, pp. 21-22.

2830.

Michel Collot, « André du Bouchet et le ‘pouvoir du fond’ », op. cit., p. 198.

2831.

Idem.

2832.

Ibid., p. 200.

2833.

Idem.

2834.

Ibid., p. 201.

2835.

Ibid., pp. 202-203.

2836.

Ibid., p. 202.

2837.

Ibid., p. 205.

2838.

Ibid., p. 206.

2839.

André du Bouchet, Air, Paris, Jean Aubier, 1951.

2840.

Sans couvercle, Paris, GLM, 1953.

2841.

Voir Michel Collot, ibid., p. 203.

2842.

Parue pour la première fois en mai 1956.

2843.

 Charles Baudelaire, « Le Rêve d’un curieux », op. cit.

2844.

« Baudelaire irrémédiable », L’emportement du muet, Paris, Mercure de France, 2000, p. 31.

2845.

Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.

2846.

André du Bouchet, « ‘Fureur et Mystère’, par René Char », Les Temps modernes, n° 42, avril 1949, p. 745.

2847.

Ibid., p. 746.

2848.

Jacques Dupin, TPA, p. 53.

2849.

André du Bouchet, brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.