Figure de ce temps de l’interdit, appelée par tout le texte, mais qu’André du Bouchet ne convoque qu’au moment où le mot « mort » peut enfin être prononcé, L’Objet invisible, s’avance au terme, c’est-à-dire au seuil, de ce texte. Cette œuvre donne à voir une figure « clouée sur place, dans l’emboîture de ce seuil sur lequel, chemin faisant, l’œuvre de Giacometti se sera rompu plusieurs années »2850. Le participe passé « rompu » dit à la fois la rupture que la sculpture signifie dans son œuvre, l’interruption d’un interdit à tourner et le travail énorme – « rompu » signifie « exercé, expérimenté » – qui seul permettra de franchir ce seuil, au prix d’une fatigue extrême – « rompu » signifie encore « extrêmement fatigué ». L’Objet invisible fournit donc la matrice formelle des dessins tels que les perçoit André du Bouchet. L’œuvre contient déjà la spécificité du rapport à l’espace de Giacometti car la figure s’avance au-devant d’un « cadre de bronze »2851 ou de plâtre comme sur le pas de sa porte, et semble inscrite dans un « prisme »2852. Georges Didi-Huberman, lecteur lui-même d’André du Bouchet2853 a remarqué dans cette sculpture la « persistance de solutions formelles du type cristal ou cage »2854 alors que la représentation du corps humain commence à occuper le devant de la scène. L’Objet invisible lui semble alors la transformation du polyèdre dessiné en 1932 où le personnage est enfermé dans une cage à facettes2855. Car en 1934 c’est comme si
‘le personnage n’était plus enfermé dans la cage à facettes, mais était devenu sa propre cage à facettes. Les tiges et les barreaux sont toujours là, mais juste en retrait du corps, lui servant désormais d’appui ou de siège […]. Les facettes « collent » désormais au personnage lui-même, l’une soutient directement son bassin, l’autre reste attachée aux deux jambes comme le reliquat d’un cocon de chrysalide. Mais, surtout, la tête s’est elle-même transformée en un polyèdre qui serait comme sa propre prison volumétrique : […] la tête du grand personnage féminin réunit […] l’idée du crâne et celle du cristal qui l’enferme2856.’Cette figure apparaît à André du Bouchet comme la figure même de la hantise mortelle que nous avons évoquée : elle est saisie, interdite. De la surface, de la construction première des choses, qui est mort, elle « supporte le heurt ». La planchette, « reliquat » du Cube, lui « soude les genoux – en un seul plan » : comme si la mort faisait des membres un monolithe, à la surface plane.
Mais il y a les mains qui portent au-devant de la figure cet objet si étonnant qu’elle « lâche prise »2857. Ces mains reprennent elles-même la structure du polyèdre-cage, avec leurs dix doigts bien détachés qui cernent le vide pour former « une structure d’arêtes et de tiges pliées en tout point analogue – par sa complexité exagérée, par son jeu de graphisme, de volumétrie et de transparence – au polyèdre que tente de saisir la figure dessinée en 19352858 »2859. L’objet est présenté invisible 2860, il est ce nul dont la « figure qui l’envisage »2861 tire son appellation. Mais cet encadrement visuel par les dix doigts pliés de l’absence d’objet
‘signifie qu’il n’est pas un objet, mais deux à tout le moins, et contradictoires à tout le moins. Cela signifie que le vide, ici, n’est pas le signe d’une privation, mais celui d’une structure de surdétermination, qui suppose les ‘deux au moins’ autant que le jeu contradictoire de ses éléments2862.’Ce vide surdéterminé, actif, est comme le pivot de l’air que nous avons décrit dans les dessins, et dont la sculpture offre là encore la préfiguration, puisqu’un tel vide apparaît d’abord comme « la mort ». Par la volte-face déjà décrite, l’objet « à quoi la figure que nous voyons fait face » vient se loger en nous, « puisque nous sommes, nous, face à elle ». La sculpture se fait alors figure ébahie de la rencontre avec une mort qu’elle désigne en nous : « La mort, au profond de nous-mêmes, ignorée »2863. Cette mort en nous aussi imperceptible que l’ossature du crâne sous notre visage, seul l’autre qui nous fait face peut nous permettre d’en prendre conscience : « Telle que par la face seule – le masque – de qui l’envisage – souffle, le vide même, OBJET INVISIBLE, qu’on ne peut pas tenir, elle se fera jour »2864. Mais la figure lâche prise, et l’objet brûlant ou glaçant, polyèdre, moraine, ou crâne, roule :
‘ Objet invisible à quoi Giacometti n’en a pas moins, jadis, voulu donner la consistance d’un objet – poli, compact – comme échappé aux mains levées de la figure à tête de masque – tel qu’un homme privé de regard pourrait en tâtonnant se le figurer. Sans percevoir encore de quel côté du masque lui-même il a place. Superficie pure – palpable. Polyèdre similaire au bloc à facettes de la Melencolia répercutant, après chute, la lumière d’un blanc soleil amenuisé. Habitacle. Moraine – d’un tenant – que Giacometti vers la même époque, a désignée du nom de tête également, et dont l’orbite se révèlerait sous le pouce analogue à la déclivité qu’une érosion glaciaire ramène au plan, presque… Monolithe2865. (§ 32)’L’ensemble du réseau métaphorique, c’est-à-dire de la suite de déplacements par laquelle progresse le texte semble ici venir se reployer. Toute la réflexion d’André du Bouchet à propos des dessins dévoile alors une origine dans la contiguïté de ces deux grandes figures de la période surréaliste. Elles fournissent le point de départ concret – « consistance », « poli », « palpable », « en tâtonnant », « sous le pouce » – de la volatilisation à l’œuvre dans les dessins. Le polyèdre, nous dit André du Bouchet, est une tête, comme effectivement Giacometti le nommait2866, un volume massif érodé par le glacier qui le « ramène au plan »2867, c’est-à-dire aussi à la feuille de papier dont la blancheur permettra à Giacometti de reconquérir le volume, et une profondeur.
Cette blancheur est déjà celle du « soleil amenuisé » de la gravure de Dürer que l’une des faces de ce bloc répercute, comme dans le dessin Lunaire de 1935 dont les brouillons évoquent la « grille du trait »2868, et qui représente « le Cube placé sous le regard d’un visage blanc qui le surplombe » et se penche vers lui « comme un astre se pencherait sur un désastre »2869. L’objet est ailleurs désigné par André du Bouchet comme un « aérolithe », cette lune atterrée du dessin, venue rouler à nos pieds dans un retournement qui la laisse morte : lun(e)/nul2870. De même la figure de L’Objet invisible garde la trace sur sa face « de ce nul qu’elle aura réfléchi »2871 avant de lâcher prise, devant le désastre de la « forme chue en objet »2872. Le lien entre ce polyèdre et le crâne se fait également par l’intermédiaire de l’œuvre de Dürer que le poète semble connaître aussi intimement que le sculpteur. Il remarque ainsi que dans le Saint Jérôme 2873, planche de Dürer gravée la même année que la Melencolia (1514)2874, « et qui en constitue le volet épars, non ramassé »2875, mais où objets et êtres ne se trouvent pas ramenés au plan comme dans le polyèdre, on trouve à la place exacte de celui-ci dans la gravure un crâne, celui qui accompagne les méditations du saint comme le polyèdre celles de l’ange. Polyèdre interchangeable avec la tête de mort du savoir s’il peut représenter la « somme de toutes les faces du monde », hors celle sur laquelle il se trouve posé, et qu’on ne voit pas. Le désespoir est alors dans le « tarissement de la connaissance ». C’est « le désespoir de l’artiste qui aurait son but, son ‘absolu’ »2876. Mais cette connaissance est superficielle, elle est celle de la seule réflexion, où l’œil considère la chose en surplomb sans se reconnaître immergé avec elle dans l’étendue, pour une mort certaine : « Mourir serait réverbération pure »2877.
L’Objet invisible, au contraire, se reconnaît à la fois moraine « et la trombe2878 qui la ferait rouler ». Le personnage représente celui qui assiste, immobile, « à sa propre chute »2879, debout sur un dé qui roule. La « figurine mortelle »2880 nous renvoie l’étonnement de sa propre chute, de ployer dans le vide béant. Elle roule comme plus tard, et l’équilibre rendu par une deuxième roue, Le Chariot de 19502881 . L’image du personnage debout sur une boule, ou sur une roue, se trouve elle aussi chez Dürer. C’est Némésis 2882 , personnification grecque du ressentiment des dieux face à l’orgueil humain – et qui se solde souvent par la chute du héros ayant excédé sa condition – devenue « figure de la fortune »2883. Dürer la représente, dans une tentative de concilier le naturalisme des formes étudiées d’après nature et leur idéalisation à l’antique, debout sur la Terre, au-dessus du feston de nuages qui soutient son vol. Mais la Terre dans cette gravure apparaît telle qu’on peut la voir lorsqu’une distance prodigieuse nous en sépare, tellement amenuisée que la disproportion entre elle et le corps de Némésis n’est plus perceptible. Cette boule sur laquelle marche la figure, c’est une Terre imaginée, mais à la faveur de cette hauteur prise, « beaucoup plus haut que la Terre »2884, un vaste paysage vu du ciel se découvre dans la gravure de Dürer dont il occupe l’étage inférieur. Ce paysage est la représentation du site d’Isarco, dans le Tyrol, en une « alliance unique de vastitude panoramique et de précision topographique »2885. Cette « immensité du grand paysage en surplomb duquel » la figure se trouve, c’est encore, dans les premiers dessins, autour du trait de Giacometti, « l’immensité de l’espace […] mis à nu », l’espace « hors duquel la figure apparaît comme en surplomb », et qu’elle surplombe de si haut « qu’il nous en apparaît, autour d’elle, blanc… »2886 Mais la figure bascule sur le dé, et s’effondre, découvrant « [l]’enjeu – ‘pour le plaisir, écrira Giacometti, de gagner et de perdre’, une vie – unique, gagnée, pour ce plaisir – plus avant… »2887 Alberto Giacometti, à ce jeu d’échecs2888, gagne dans la mesure même où il a consenti à perdre lorsque L’Objet invisible, ayant roulé sur le dé, s’est effondré.
Il nous faut de même accepter cette chute, cette béance que la figure nous renvoie, accepter de risquer notre souffle en elle, d’inspirer dans la profondeur de nos poumons cet air de la dissolution et de l’oubli : « La mort, au profond de nous-mêmes, ignorée ». Car si l’air transperce la paroi en regard, nous arrachant à cette « réverbération pure » de la mort, alors, au moment où nous « allons ployer », perce « notre visage soustrait, notre visage sans ressemblance, notre visage réel dans le futur »2889. Les figures dessinent le seul autoportrait possible, un autoportrait sans miroir. Le poète se demande dans un carnet : « pourrait-on peindre son propre portrait sans miroir – son reflet – tel qu’en soi-même on le sent ? » « Impossible »2890, répond-il, mais ces figures répondent à leur tour en nous renvoyant un point d’existence imperceptible situé en nous également, autant que cette mort de part et d’autre de laquelle nous nous construisons. Elles mettent celui qui accepte de s’y engager totalement, de s’y envisager, sur la voie d’un autoportrait en profondeur. Cette voie réclame de passer outre le seuil, comme L’Objet invisible, qui ne restera pas « emboît[é] dans la cavité d’un prisme », il fait mouvement vers nous sur le pivot du vide actif qui le traverse :
‘[…] comme au travers de l’enclave dans laquelle nous la supposons pour jamais contenue, il semble sitôt qu’elle vienne à nous – de son pas de gisant à l’aplomb – le pas de tant de figures peintes, sculptées ou dessinées depuis lors par Giacometti, c’est notre existence même visée qu’à travers la figurine mortelle – en avant de nous-mêmes, nous aurons effleurée…2891 (§ 31)’Le heurt de cette rencontre avec la mort délie alors les genoux englués dans cette planchette qui n’était qu’une face attardée du Cube, et permet par-delà la chute d’atteindre une survie : « survie dans laquelle l’éclat confondant de la mort, réserve infime, est absorbé »2892. Cette survien’est pas un défaut, une agonie prolongée, elle est l’excès, vie de surhomme offerte au premier venu, vie excessive dès lors qu’elle s’augmente de cette mort qui la soutient : « mort qui délie les genoux rivés n’est que vie réitérée »2893.
« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 20.
Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.
Idem.
La dédicace de l’exemplaire du Cube et le visage envoyé au poète dit son admiration pour Qui n’est pas tourné vers nous.
Georges Didi-Huberman, Le Cube et le visage, op. cit., p. 62.
Voir Georges Didi-Huberman, ibid., p. 43 pour la reproduction.
Ibid., p. 62.
André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 21.
Voir Georges Didi-Huberman, Le Cube et le visage, op. cit., p. 53 pour la reproduction de ce dessin.
Ibid., p. 63.
Idem.
André du Bouchet, ibid., p. 21.
Georges Didi-Huberman, Le Cube et le visage, op. cit., p. 63.
André du Bouchet, ibid., p. 21.
Idem.
Ibid., p. 22.
Voir James Lord, Un portrait par Giacometti, op. cit., p. 116 : « je le considérais en réalité comme une tête ». Mais André du Bouchet fait surtout allusion à la Tête cubiste de la même période.
Cette « érosion glaciaire », c’est la description du travail sur le visage qui aboutit aux fameuses « plaques » de 1928. Voir Jacques Dupin, TPA, p. 41 : « Partant d’une tête ou d’une figure telles qu’elles lui étaient apparues lors des exercices infructueux de la Grande-Chaumière, le sculpteur voit entre ses mains la structure s’aplatir, les détails disparaître, la surface devenir lisse. L’amincissement du volume révèle la tentation d’abolir autant que possible la troisième dimension ; dans cette voie Giacometti va aussi loin que lui permet la résistance de son matériau. L’épaisseur des plaques est donc déterminée par des raisons techniques et tectoniques. Transposition sans bavures, mais aussi sans surprises, la tête plate donne la totalité d’une tête, simplifiée à l’extrême par la perception globale, dépouillée et amincie pour communiquer la sensation de surgissement, de présence soudaine. La stylisation poussée aboutit à changer la tête en l’idée d’une tête, en un signe, en un bel objet ».
Voir Georges Didi-Huberman, Le Cube et le visage, op. cit., p. 67 pour la reproduction. Pas de blanc dans ce dessin autre que ceux de la face regardée et de la face qui regarde, mais un réseau serré de traits qui évoquent un grillage au maillage très dense, d’où l’expression d’André du Bouchet.
Ibid., p. 68.
Mais l’air, au milieu, enclavé : lun-aire/nul.
André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 22.
Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.
Voir par exemple Albrecht Dürer. Œuvre gravé, catalogue de l’exposition qui s’est tenue du 4 avril au 21 juillet 1996 au musée du Petit Palais. Catalogue rédigé par Sophie Renouard de Bussierre, Paris musées, 1996, p. 245. On sera sensible à la proximité de cette gravure avec certains intérieurs de Stampa dessinés par Giacometti. La lumière venue de la fenêtre illumine la tête auréolée du saint, alors qu’une calebasse remplace la grande suspension.
Ibid., p. 197.
Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.
Idem.
« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 23.
André du Bouchet a en tête le magnifique récit d’un rêve de 1525 publié dans L’Éphémère, n°11, p. 337 à la suite d’une série d’encres et d’aquarelles représentant carrières, montagnes et ruines : « […] Mais lorsque la première trombe qui atteignit la terre en fut arrivée tout près, elle tomba avec une telle vitesse, accompagnée d’un tel vent et d’un tel mugissement que j’en fus effrayé au point qu’en m’éveillant je tremblai de tout mon corps et que je fus longtemps à me remettre. Mais le matin en me levant, je peignis ce qui est au-dessus comme je l’avais vu. »
André du Bouchet, brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous.
« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 22.
Voir Yves Bonnefoy, BO, p. 363, ill. 335.
Voir Albrecht Dürer. Œuvre gravé, op. cit., p. 199.
Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous. C’est l’autre titre de la gravure : « La Grande Fortune ».
Ibid.
Albrecht Dürer. Œuvre gravé, op. cit., p. 199.
Idem.
« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », version 3, p. 22.
C’est le sens de l’allusion à On ne joue plus, sculpture de 1932 dont Jacques Dupin [TPA, p. 45] écrit qu’elle est « semblable à un jeu d’échecs où les cases seraient remplacées par des cavités circulaires de différents diamètres ». Voir pour la reproduction Yves Bonnefoy, ibid., p. 224, ill. 206.
André du Bouchet, ibid., p. 23.
Carnet inédit. Dans « Les Peintures de Giacometti », op. cit., p. 350, Jean-Paul Sartre note : « Giacometti est devenu sculpteur parce qu’il a l’obsession du vide. À propos d’une statuette, il écrit : ‘Moi, me hâtant dans une rue sous la pluie.’ Les sculpteurs font rarement leur buste ; s’ils tentent un ‘portrait de l’artiste’, ils se regardent de l’extérieur, dans un miroir : ce sont des prophètes de l’objectivité. Mais imaginez un sculpteur lyrique : ce qu’il veut rendre, c’est son sentiment intérieur, ce vide à perte de vue qui l’enserre et le sépare d’un abri, son délaissement sous l’orage. Giacometti est sculpteur parce qu’il porte son vide comme un escargot sa coquille, parce qu’il veut en rendre compte sous toutes les faces et dans toutes les dimensions ». Chez André du Bouchet, à partir de la même intuition, la dimension personnelle et psychologisante de l’autoportrait évoqué s’estompe. Il devient dès lors partageable. Cet autoportrait, c’est le nôtre aussi bien lorsque nous sommes face à ces figures.
André du Bouchet, ibid., p. 22.
Ibid., p. 24.
Carnet 2, op. cit., p. 49, avec cette variante (p. 48) : « la mort déliant les genoux soudés, c’est la vie recommencée ».