11) Cercles brisés

Levons maintenant la tête pour chercher le regard de cette « mortelle effigie », devenue « figure du point-du-jour »2894. Nous découvrons alors ses yeux, tels que Breton déjà les évoquait, « le droit figuré par une roue intacte, le gauche par une roue brisée »2895. La mort véritable ne s’établit pas comme on aurait pu le penser dans la « roue brisée », mais dans la roue intacte, celle de l’enfermement en soi-même ressenti à la fin de la période surréaliste avant que l’objet ne se risque au-dehors. Car le regard surplombant des constructions apprises – celui de Lunaire – est un regard qui n’est pas au monde, il s’arrête, ébahi ou désespéré, devant son insurrection superficielle. Mais par-delà la grande fonte des années suivantes, les figures devenues seuils semblent redire chaque fois la phrase de Rimbaud : ce n’est rien, j’y suis, j’y suis toujours. Elles sont désormais le monde ouvert par le dessin d’Alberto Giacometti, le monde qui par son trait ex-iste :

‘Elle ne se trouve pas en arrêt devant le monde ouvert, comme face à elle nous aurons pu un instant l’éprouver. Elle est – dans le dénuement qui précède son apparition, et, à travers elle aussi, jusqu’à cet horizon qu’elle a reculé, le monde élargi à l’orée duquel nous ne cessons d’arriver2896. (§ 27)’

Revenons dès lors au motif giratoire qui, nous l’avons vu, innerve le texte à tous les niveaux, dans sa lettre, dans son thème, dans les dessins visés… La circulation généralisée qui s’amorce rend caduque la notion de métaphore filée, puisqu’il ne s’agit plus de comparants ni de comparés rivés sur leurs significations séparées, quand bien même elles seraient mises en rapport pour ouvrir le sens. C’est l’ensemble du texte qui prend son essor dans un tourbillon éclaté en une infinité de foyers locaux, de figures emportées qui sans fin tournent et roulent les unes par rapport aux autres dans l’air tumultueux, par le travers des significations affolées. Mais le soleil perpétuel (figure gymnastique) de cette prose en langue-peinture n’encourt pas la menace de tourner en rond, dès lors que sa roue à chaque tour se brise sur le foyer en déplacement de la vie continue.

Le cercle parfait est celui du contour, ou du pourtour, son tracé qui se clôt sur lui-même enferme dans un même mouvement les choses en elles-mêmes. Mais le trait rompu d’Alberto Giacometti brise l’arc au moment où il menace de boucler la forme d’une figure comme André du Bouchet s’interrompt au moment où les significations menacent d’être bouclées « à double tour ». Cette interruption du tracé en chemin vers lui-même, c’est la mort, le travail elliptique de la mort au point où le soleil s’absente, qui seule permet cet écart sans lequel il n’est pas d’avancée. L’élan continu du foyer qui s’est déplacé lorsque l’air fouetté par le trait achève sa révolution autour de lui délivre les choses de leur cerne. Le monde qui conserve un temps d’avance par rapport à cette parole et à ce dessin qui cherchent à le saisir est exorbitant, comme cette main lancée à l’avant du corps2897 que doivent devenir le dessin ou la parole qui cherchent à ne pas se couper de lui :

‘Parti de nous-mêmes, chaque fois, le cerne de l’étendue, telle que d’instant en instant, nous supposons qu’elle nous entoure, revient sur un visage – inapparent, puisque nous l’occupons. Se révèle inachevé, ouvert, en suspens, comme le regard circulaire s’interrompt. Un pourtour, quand il touche au centre, presque – en avant, que nous ne verrons jamais, est brisé. Toute chose se délivre, en même temps que l’étendue dans laquelle, au regard inclusif, elle apparaît stationnaire, de son cerne. Se dénue. Non sur l’éclat mais le foyer2898. (§ 28)’

Le cercle traduit alors en dernier recours le rapport d’embrassement de l’œuvre d’art et du monde, et ce avec quoi André du Bouchet se découvre aux prises sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti, c’est avec le « cercle de la forme », si comme l’écrit Henri Maldiney : « […] la forme artistique est le lieu de la rencontre d’elle-même et de l’espace qu’elle instaure à l’avant de soi, pour s’y produire plus avant. Elle est ouverture à l’espace et ouverture de l’espace. Elle l’habite et il la hante. C’est là le cercle de la forme. »2899 Mondrian et Klee ont nommé Gestaltung cette « forme en voie d’elle-même » dont l’autogenèse « est un automouvement de l’espace se transformant en… lui-même. C’est la définition du rythme »2900. Mais pour ce qui est de Giacometti, ce cercle se complique d’une autre voie qui est la voie vers les choses où ce cercle se brise et se jette dans un autre, équivalent à celui qui pour le poète relie la langue et le monde. S’il prend voix vers les choses, il lui faudra à son tour briser le cercle en fondant sa langue sur l’intonation :

‘L’intonation est la seule issue au tremblement muet de la langue et à l’ébranlement sourd de l’épaisseur, « se comportant l’un à l’autre en cercle » comme, pour Platon, l’âme et les choses. Elle est sans terme, « sans autre projet que la tension de son essor qui façonne », pour le ciel, pour le rien, comme l’enjambée d’un arc sans retombée, en abîme sur sa cassure, mais tenant en suspens dans une inapprochable proximité l’inéloignable lointain2901.’

Mais André du Bouchet choisit ici de s’envisager à des choses qui sont des dessins, il cherche alors à tenir « en suspens dans une inapprochable proximité l’inéloignable lointain » de ces figures qui tiennent dans le même suspens de proximité et d’éloignement le monde vers lequel elles s’efforcent, au moyen d’une langue affrontée à son propre cercle. Alors la pierre de son vouloir dire en course vers celle de la figure fuyante traverse langue, dessin et monde. Elle a déjà disparu dans l’abîme ou le muet comme s’élargissent autour de chaque point d’impact, pour se briser l’un contre l’autre, les cercles de ses ricochets successifs. Cette pierre est le foyer en course de la vie impersonnelle. Elle ressurgira par-delà la traversée mortelle d’une nuit blanche pour Giacometti, une nuit sans sommeil, lampe qu’inonde de l’autre côté de la terre, orient gagné, orient qui toujours gagne, le soleil révolu et futur (§ 35) :

‘Notre arrêt devant les choses, comme il nous arrive – face à elles, de nous interrompre… Pour atteindre, dès lors qu’en elles rupture se fait jour, au foyer, nous-mêmes, d’une survie dans laquelle l’éclat confondant de la mort, réserve infime, est absorbé. Une respiration se précise, le souffle entame. Les choses données sur leur paroi, les choses ajourées, à cette hauteur indicative d’abord d’une distance impraticable, ou chute, puis franchies – visage ou montagne – sur leur cime, qui est interruption elle aussi, l’une après l’autre s’étirent dans l’essor. Le trait divisé s’irise, comme Giacometti, à bout de force – le jour ayant gagné, déjà, l’autre côté de la montagne – s’endort, pour reprendre, en plein jour, œuvre de très longue haleine.’
Notes
2894.

Ibid., p. 24.

2895.

André Breton, L’Amour fou, op. cit., p. 698.

2896.

André du Bouchet, ibid., p. 19.

2897.

« […] main qui d’elle-même, comme sans attache, exorbitante, approche la paroi », ibid., p. 14.

2898.

Idem.

2899.

Henri Maldiney, « La présence de l’œuvre et l’alibi du code », Art et existence, op. cit., p. 15.

2900.

Idem.

2901.

« Les ‘Blancs’ d’André du Bouchet », Art et existence, op. cit., p. 224.