Conclusion

Au terme du parcours de cette cinquième partie, se détachent donc dans leur cohérence trois lectures majeures de l’œuvre de Giacometti par des poètes. Nous les avons rassemblées car elles nous semblaient remettre en cause chacune à sa manière l’emprise du concept sur le langage pour souligner l’entrave que cette emprise peut constituer lorsqu’un poète qui fait effort vers le réel se trouve mis en demeure d’ouvrir ce langage en parole. Ces trois lectures ont montré la fécondité poétique du nettoyage du regard opéré dans les domaines de la sculpture, de la peinture et du dessin par Alberto Giacometti. La question de l’objet que nous avions laissée en suspens à la fin de la période surréaliste lors du retour de Giacometti au sujet extérieur a connu de nouveaux développements qui sont les conséquences de ce retour qui s’est avéré, plus qu’un retour, une avancée. Francis Ponge nous a semblé déployer cette question dans les contradictions de sa lecture et dans la forme de correction qu’a été sa stratégie de publication davantage que dans une pensée ramassée. Les nouveaux développements qu’il apporte à la question de l’objet prennent la forme d’une dialectique non résolue entre le matériel et l’immatériel, qui recoupe le point de partage entre définition et description. Les sculptures de Giacometti, qu’il ne conçoit qu’en bronze, lui semblent la consécration tangible d’une victoire de l’artiste sur l’apparaître même des figures fuyantes qui lui font face. De ces « apparitions », de ces « spectres », il a su faire des « sceptres », que nous tenons, dans leur solidité et leur tension extrêmes. Mais en gommant dans ces objets matériels leur caractère d’étape vers un but par nature inaccessible, le réel en course, Ponge perd ce qui pour Giacometti distingue l’œuvre d’art de l’objet dans sa réflexion rétrospective sur la période surréaliste, c’est-à-dire la perspective d’un progrès possible. Il ne la retrouve qu’indirectement losque par la publication de « Joca Seria »il rend l’œuvre de Giacometti à son « inachèvement perpétuel », et lui donne ce qu’également il lui devait : un texte ouvert, contradictoire, en suspens… Sur la hantise de la définition l’emporte alors l’élan vivifiant de la description qui relance la question de l’objet vers l’immatérialité d’un « à dire » sans terme toujours en avance sur la matérialité des sceptres de hasard.

Yves Bonnefoy s’attache beaucoup plus consciemment à cette question de l’objet qu’il n’est pas besoin d’aller ressaisir dans les plis de son texte. À partir d’une réflexion sur L’Objet invisible, il expose les trois temps de cette question qui recoupe pour lui celle du symbole qu’il s’agit de rendre à une conception « métonymique ». Tout se joue dans la relation du signifiant à son référent, que l’on pourrait qualifier d’« indéfaite » dans le premier temps, de rompue dans le deuxième temps par l’« empiègement » dans le concept, et de retrouvée dans un troisième temps qui nous est apparu comme celui d’un tiers objet. Ce tiers objet serait en art l’équivalent des grands signifiants définis par Yves Bonnefoy en poésie, ceuxdans lesquels le mot « va son référent, sans souci encore d’un signifié »2902. Un objet rendu alors à la présence pleine de ce qui est, tel que le poète le retrouve dans les lithographies de Paris sans fin ou les derniers bustes d’Annette. On peut voir là une forme de synthèse, à l’horizon de ce qu’Yves Bonnefoy considère comme un grand art « dialectique », mais qui se voit relancée par une conception de la poésie comme activité, comme un faire auquel son caractère inachevable est consubstantiel, puisque jamais la présence ne se manifeste autrement que par éclairs fugitifs.

Enfin pour André du Bouchet l’objet ne se dessine pas à l’horizon de la suture entre le signifiant et son référent, il est « le monde ouvert à l’orée duquel nous ne cessons d’arriver »2903. L’objet se tient perpétuellement à la frontière entre le visible et l’invisible et se pose comme un obstacle que l’activité artistique ou poétique ne permet de franchir que pour atteindre un nouvel obstacle. Mais la paroi recule, et à même son franchissement s’éprouve la continuité et l’illimitation de l’existence qui n’est pas présence pleine, mais « prae-sens », être à l’avant de soi dans un ici en deux déchiré. André du Bouchet pose donc la question de la présence de manière très différente de celle de Bonnefoy : elle n’est pas à attester dans l’être face à soi, ni à sauver de la menace d’une absence. Une absence intermittente fait partie intégrante de sa définition, puiqu’exister, c’est être perpétuellement hors de soi, dans l’écart de soi à soi. Cet écart est celui qui partage l’objet tel qu’Alberto Giacometti le lui fait voir entre le seuil et le foyer, c’est-à-dire entre une embrasure et la profondeur qu’elle ouvre. L’objet est à lui-même son propre seuil, ouvert sur une profondeur qu’il tire de nous si en lui nous consentons à nous perdre. Se perdre, c’est éprouver la mort en nous qui scinde notre présence au monde de telle sorte que nous ne puissions nous rejoindre que par-delà nous-mêmes, étant nous-mêmes pour l’autre embrasure et profondeur.

Si nous avons pu chercher la cohérence interne de chaque lecture et le lien entre elles quant à la question des rapports entre le langage et le réel, il nous faut maintenant pointer quelques différences dans la manière dont ces poètes comprennent Giacometti. L’opposition entre Francis Ponge et Yves Bonnefoy apparaît nettement dans les attaques contre les « poètes métaphysiciens » du premier dans Joca seria. L’accent mis sur la matérialité concrète des bronzes de Giacometti s’appuie sur la « physique atomistique » qui imprègne sa conception du réel et de la langue comme il le précisera dans La Table :

‘Ce n’est pas sur une métaphysique que nous appuierons notre morale mais sur une physique*, seulement, (si nous en éprouvons le besoin.)
Cf. Épicure et Lucrèce
* (La physique atomistique : celle des signes, des signes espacés, (discontinus), celle des Lettres)2904

Au contraire, nous avons vu que l’analyse par Yves Bonnefoy des techniques à l’œuvre dans le dessin, la sculpture ou la peinture tendait vers une méta-physique, étant attentive à un au-delà de la matérialité concrète de l’œuvre d’art : à l’« outre-couleur »2905 davantage qu’à la couleur matérielle. Plus généralement, dans l’ensemble de la monographie se rend sensible une dévalorisation du corps et de la matière. Alors que Ponge déplore dans ces sculptures leur manque de sensualité et que son attention – comme celle d’André du Bouchet vers le « socle »2906 – descend vers leurs gros pieds, leurs « godillots de plomb »2907. Celle d’Yves Bonnefoy est plus attentive à leur cime2908. Les deux hommes n’ont jamais fait mystère de leurs divergences et ce n’est pas sans réticences qu’Yves Bonnefoy avait fini par accepter la publication de textes de Ponge au sein de L’Éphémère 2909.

Si Francis Ponge a été très attentif aux débuts littéraires d’André du Bouchet et qu’ils se sont porté une attention mutuelle jusqu’à la mort de Ponge, leur relation ne va pas non plus sans divergences, ainsi que le montre dans un récent article Philippe Met2910. Entre les deux hommes, c’est

‘un échange au long cours, un regard réciproque porté sur les œuvres – chaleureux, attentif, bienveillant, mais aussi désarçonné, avec ce que cela peut comporter de gauchissements plus ou moins conscients, de saisies difficiles ou maladroites, de tâtonnements ou d’égarements, voire de méprise ou d’aveuglement2911. ’

Nous avons déjà évoqué ailleurs ce caractère durable de leur attention réciproque2912, mais Philippe Met montre que si le dernier texte d’André du Bouchet consacré à Ponge témoigne d’une lecture qui, « par l’abondance et la variété des références, […] embrass[e] l’œuvre dans sa plus grande extension (Proêmes, Des cristaux naturels, Nouveau recueil, La Fabrique du pré, La Table) »2913, on ignore en revanche « l’attention exacte que Ponge a pu porter à l’œuvre de du Bouchet, et à son évolution, au-delà du tournant des années Soixante-dix ». Le texte consacré à du Bouchet en 19832914 se garde de mentionner « aucun recueil ou texte précis »2915. Pour André du Bouchet, Ponge a été à un certain moment menacé « par la conscience d’être poète » et « amené à occuper une position de poète »2916, ce à quoi pour sa part André du Bouchet s’est toujours refusé. Mais la lecture de son œuvre depuis le Carnet du bois de pin (1947) a joué chez du Bouchet dans le sens d’un « dépouillement progressif, une résistance accrue au pathétique et au masochisme élégiaque »2917.

Ce qui nous paraît surtout intéressant dans les écrits, publiés ou non, de Ponge sur du Bouchet, c’est la volonté chez celui-ci de saisir la « qualité différentielle » de son « objet », sa poursuite d’un « sésame qui non seulement donnerait accès à l’intime d’un texte, mais permettrait encore d’embrasser l’ensemble de l’œuvre »2918. Ce sésame, il croit l’avoir saisi à la lecture d’un texte consacré par André du Bouchet à Miklos Bokor, qui suscite cette note inédite avant l’article de Philippe Met :

‘*[
Il me semble que je viens d’y saisir la démarche ou le procédé d’écriture d’A. d. B. : la disposition sur la page des quelques mots d’une ou deux phrases (ou idées) du langage courant qui, si elles étaient inscrites tout simplement comme elles lui viennent, paraîtraient banales.
Mais il croit (à raison d’ailleurs) à la vertu rayonnante de chacun des mots, et il donne à ces mots, par leur dispersion sur le blanc du papier, dans l’espace de la page, leur chance de rayonner (c.à.d. de laisser/faire/se développer leur aura, les associations d’idées qu’ils portent en eux, ou leur retentissement : le développement de leurs harmoniques.
Il s’arrange aussi (ainsi) pour décomposer le sens de la phrase banale et recomposer un autre ordre, une autre composition (en constellation sur le blanc de la page), faisant revenir les mêmes mots ici et là.
Ce qui aurait été incidentes, dans la phrase banale, prend ici une autre valeur. Plus aucun resserrement (apauvrissant [sic]) par la logique ancienne2919.’

Voici la première formulation de la thèse « largement reprise »2920 par Ponge dans « Pour André du Bouchet (quelques notes) »2921 et dont le volet critique s’articule autour d’un double constat interprétatif :

‘[…] le *[procédé] d’écriture mis au jour est apparenté à un geste purement esthétisant (*[impressionnisme], *[esthétisme], *[objet esthétique]) et essentiellement déconstructeur (*[un acte de décomposition (démolition/déconstruction/) de l’ancienne logique], en filigrane duquel Ponge, prompt à enfourcher ses propres chevaux de bataille, croit pouvoir discerner des présupposés tant idéologiques que métaphysiques. L’action censément « négatrice » ou « négative » de l’espace poétique est bientôt qualifiée de *[libertaire], dans la mesure où elle véhiculerait *[l’idée, profondément anarchiste, que l’air, le vide, c’est la « liberté »]. On glisse dès lors à ce qui constitue pour Ponge *[l’opposé de son propre travail] : une carence éthique (au sens pongien de « loi morale » faisant progresser l’esprit et apportant de nouveaux paradigmes – *[une morale du bonheur], par exemple) et un substrat métaphysique *[à base d’héraclitéisme (c.à.d. de désespoir ou de résignation morose, en présence de l’écoulement du temps […])]2922.’

Si Philippe Met désamorce en partie la violence critique de ce texte en le resituant dans le contexte de la polémique autour de mai 682923, il n’en demeure pas moins que l’effet de lecture le plus choquant

‘de ces feuillets inédits est peut-être, outre l’absence putative de toute éthique, le refus de Ponge de voir dans l’éclatement du texte dubouchettien le fruit d’*[aucune nouvelle respiration], d’*[aucun nouveau rythme vital, correspondant au corps de l’homme comme « acteur »] (Archives Ponge). Au-delà des données visuelles, se peut-il que Ponge n’ait jamais entendu son ami lire à haute voix ses propres textes ainsi portés et parcourus par un souffle unique […] ?2924

Ce qui frappe alors dans la perspective qui est la nôtre est le choix de consacrer à Giacometti comme à du Bouchet des textes compacts, « bouclés »2925, conséquence dans un premier cas directe de la saisie de la « qualité différentielle » de Giacometti, effet a contrario de cette saisie dans le cas de du Bouchet. L’hommage paradoxal que constitue le petit texte resserré paru dans L’Ire des vents témoigne autant de la fascination de Ponge pour les écrits « inimitables »2926 d’André du Bouchet que de la méfiance que nous venons d’évoquer pour la « carence éthique » qu’il y décèle et pour son « substrat métaphysique »2927. Il témoigne surtout de son refus pour sa part de céder à cette mode esthétisante – « imitation par nombre de piètres épigones »2928 – à laquelle l’œuvre incite.

C’est alors que se fait jour une différence fondamentale entre les deux poètes dans leur rapport au « blanc », c’est-à-dire à la « matière du souffle » pour André du Bouchet. La limite de la compréhension d’André du Bouchet par Ponge est la même que la limite de sa compréhension de Giacometti : elle se heurte aux « blancs » que le poète du Parti-pris des choses refuse de considérer autrement que de manière négative, et certainement pas dans le dynamisme profond que leur impulsent l’œuvre de l’artiste comme celle d’André du Bouchet.

Francis Ponge s’attache à la matérialité concrète des sculptures de Giacometti sans jamais les voir dans l’espace qui les entoure, il manque donc la dilatation de ces figures dans l’espace comme des poumons, ce qui revient à méconnaître un aspect décisif du travail de Giacometti. De même, voir un « procédé » dans les « blancs » du poète ne peut qu’éveiller la protestation de ceux qui, comme Philippe Met, l’ont entendu lire ses textes. L’interprétation de Giacometti par Ponge trouve peut-être sa limite dans son refus de reconnaître que l’air n’est pas moins une matière – que nous touchons, dans laquelle nous nous frayons passage – que le bronze de ces « sceptres » que Giacometti préférait en plâtre. Ce vide n’a rien à voir avec le désespoir métaphysique dans lequel une lecture superficielle enferme l’œuvre, il est la ressource qui seule permet au bronze d’atteindre à cette « dureté infracassable » qui frappe Genet. L’air est la condition qui seule permet à la figure de devenir le noyau d’une violence jubilatoire, il est l’inespéré, c’est-à-dire le contraire du désespéré. Le matérialisme élargi de Giacometti s’augmente alors de ce que Ponge refuse de voir : l’air qui se comprime et s’étire, et qui est, loin des tourments métaphysiques, « entaille hilare »2929. Les atomes de l’air seraient-ils moins valables aux yeux du matérialiste que ceux du métal ? Se référant dans La Table à la « physique atomistique »2930, n’est-ce pas alors à une conception périmée de l’atome que Ponge s’accroche, l’atome comme une bille pleine, alors que la physique moderne de l’atome découvre qu’il est « essentiellement constitué de vide »2931.

Ces aspects importent surtout car ils engagent des différences qui sont en dernier recours poétique. Le rapport à la matière phonique engage un rapport au sens et une manière différente de se situer dans l’espace de la parole, comme le remarque Henri Maldiney :

‘Francis Ponge remet en fonctionnement la langue à partir de ses racines, de sa racine. Du Bouchet, en deçà de la langue, en deçà du français, de l’allemand ou de l’arménien, tente de se placer à l’origine de l’acte de parler. Or, qu’est-ce qu’il y a à l’origine de l’acte de parler ? Pourquoi, d’abord, un homme est-il irrésistiblement amené à parler, à dire ? Il y a à l’origine une sorte de ‘vouloir-dire’ global. Telle est la situation d’éveil de l’homme qui le fait homme : il est là, l’être vertical, à se dresser sur le sol, debout à travers tout, les mains ouvertes, pour l’accueil, peut-être pour le don. Quand il parle, il se trouve dans la même situation, et c’est là l’origine absolue du langage2932.’

Il faut alors remarquer que la distance qui se laisse percevoir dans le texte adressé par Ponge à André du Bouchet n’est pas moins perceptible en retour derrière la sympathie dans le texte écrit par celui-ci sur son aîné, comme l’a remarqué Jean-Michel Reynard qui a eu le sentiment en le lisant que le texte d’André du Bouchet paru dans les Cahiers de l’Herne était écrit en partie « contre Ponge ». André du Bouchet confirme que cette impression révèle ses réticences envers le « mimétisme » auquel lui paraît mener sa poétique. Et c’est bien là encore du problème du vide qu’il s’agit, puisque pour André du Bouchet seul le pivot de l’air permet d’échapper au parallélisme entre le poème et son objet pour atteindre à l’embrassement elliptique que nous avons décrit :

Contre Ponge, dites-vous, également – ce mot m’aura éclairé sur le moment. En effet, le développement de sa pensée dans le sens des « significations bouclées à double tour », du « fonctionnement de la langue », « fonctionnement » parallèle alors et donc mimétique, etc., etc., me laisse absolument froid, et il n’est pas exclu que mes pages, traduisent à leur insu, du reste, un écart de cet ordre, marquant alors une distance, soit en fin de compte avec des sentiments tout-à-fait mêlés ! Mais ce n’est pas cela qui importe. Quelle sympathie trouverait réellement à s’exprimer, sans que, chaque fois, la distance franchie n’ait été marquée2933.’

Le point de vue d’Yves Bonnefoy présente également des différences notables avec celui d’André du Bouchet. Un récent article de Valéry Hugotte fait de Giacometti le lieu d’une différence entre les poètes de L’Éphémère autant que celui d’un accord. Ilsouligne les différences formelles entre le Giacometti d’Yves Bonnefoy et celui d’André du Bouchet. Si André du Bouchet et Jacques Dupin unis par une « parenté profonde » adoptent la « contestation » érigée par Giacometti en « principe de création »2934, Yves Bonnefoy apparaît davantage attaché, comme nous l’avons montré dans notre quatrième partie, à « saisir la cohérence de l’œuvre »2935. Aucun des deux hommes n’a jamais commenté le Giacometti de l’autre, mais on peut penser que chez ces poètes, le choix même de la forme engage des différences plus profondes dans la manière de comprendre l’œuvre. Valéry Hugotte relie ce qui distingue les œuvres « jumelles » de Dupin et du Bouchet de l’essai de Bonnefoy à la question de l’inachèvement :

‘[…] au-delà des catégories convenues et des différences superficielles entre les deux écritures, le dialogue se prolonge qui invite, si l’on peut dire, à rapprocher ces deux approches, à entendre une proximité troublante – et aussi à prendre la mesure de ce qui les sépare du grand essai de Bonnefoy. Tout d’abord, il est frappant que les approches de Dupin et du Bouchet éludent également les descriptions attendues des œuvres commentées. Sans doute parce que le texte, dans ses redites et ses relances, ses détours et ses nécessaires longueurs, ne saurait rendre compte de l’œuvre ainsi qu’elle nous confronte à son apparition soudaine et à son immédiateté sidérante ; mais aussi parce que l’un et l’autre s’attachent surtout à la naissance même de l’œuvre, à cette lutte désespérée que ne suspend aucun achèvement, puisqu’elle est immédiatement relancée par une œuvre nouvelle, qui au fond est la même encore […]2936.’

Si la question formelle de l’inachèvement sépare sans nul doute la monographie achevée des « approches » de Dupin et du Bouchet, est-ce parce que Bonnefoy prête davantage attention aux œuvres achevées qu’à la « naissance même de l’œuvre ». Il nous semble au contraire après l’avoir traversée que cette monographie s’attache au plus haut point à la naissance de l’œuvre dans la conscience créatrice de Giacometti, et s’il y a une différence à établir sur ce plan, nous dirions plutôt que Bonnefoy engage moins son propre rapport aux œuvres « achevées » ou abandonnées par Giacometti, qu’il cherche davantage à se projeter à l’intérieur de la conscience du créateur à l’œuvre. Mais là encore nous restons sur un plan superficiel, alors que la divergence que ces différences reflètent est plus profonde, elle engage l’interprétation même de l’œuvre.

Reprenons par exemple ce qu’Yves Bonnefoy dit du faux cadre de Giacometti, qu’André du Bouchet perçoit comme une « embrasure » : « il isole ce qui a été peint – et qui vaut comme être, à tout le moins virtuel – du néant qui règne alentour ; et déniant à ces limbes environnants de suggérer quoi que ce soit du monde des apparences, il permet en retour à la figure centrale de se dégager elle aussi, mais cette fois par excès, de l’empiègement de l’espace, comme c’est le cas dans l’icône, qui a d’ailleurs très souvent elle aussi recours aux encadrements resserrés »2937. Le cadre n’est donc pas pour Bonnefoy un seuil qui, si l’on accepte de le franchir, nous révèle comme pour du Bouchet « la mort, au profond de nous-mêmes, ignorée »2938, Bonnefoy l’interprète au contraire comme l’instrument d’une tentative d’éviction du néant hors de l’œuvre, un effort pour s’affranchir de l’espace. Chez du Bouchet au contraire, l’« empiègement »2939 irrémédiable dans l’espace fonde toute une poétique de l’écart.

Mais surtout dans l’ensemble de la monographie la matière apparaît comme le véhicule du néant, elle est ce dont Giacometti cherche à s’extraire s’il conçoit, comme le pense Bonnefoy, l’œuvre d’art comme une « plongée dans le gouffre de la matière à la recherche de l’Être »2940, notons ici le e majuscule. Recherche de la présence, et non de l’unité phénoménale de la figure s’avère pour Yves Bonnefoy toute la période « alchimique » des petites figurines, celle, nous l’avons vu, de la « théologie négative ». C’est « toute matière étant chue »2941 que, pour lui, le regard apparaît dans la sculpture et tout le travail alchimique de Giacometti consiste à séparer l’être de la matière, c’est-à-dire qu’il repose, pour Bonnefoy qui se projette ainsi dans la conscience créatrice du sculpteur, sur la conviction que l’être serait radicalement étranger à la matière, qu’il en serait détachable :

‘Car la sculpture commence donc, sous ses yeux mêmes, à se dégager de l’emprise de la matière qui la vouait à la dissociation des composantes de l’être, à l’extériorité de l’espace. L’art va « résorber » la matière, comme dit encore Giacometti, la grande ressemblance est enfin possible. – Mais il est vrai aussi que la matière, le divisé n’ont pas pour autant totalement disparu de la petite statue : d’où cette tentation de chercher toujours plus petit. De descendre aussi loin que possible dans le gouffre au fond duquel, par un passage à la limite, et tel l’or dans le vaisseau, l’être paraîtrait enfin dans l’image2942.’

Le mot « matière » apparaît ainsi à maintes reprises dans la « biographie d’une œuvre » comme un synonyme de « mort »2943. Yves Bonnefoy dépeint en outre la façon dont Giacometti ensuite met la matière debout comme une tentative d’arrachement au néant, à la « matérialité » qui « grève » la vie2944 : « […] [Giacometti] revit […] l’acte par lequel tout être qui est refuse en soi le néant »2945. Une telle dissociation n’est pas envisageable pour André du Bouchet qui ne refuse pas ce qu’il n’appelle pas le « néant », mais le « vide » ou la « mort ». Et tout son recueil sur Giacometti naît d’une tentative non pas de « refuser en soi le néant », mais au contraire d’admettre la mort en soi, non pas au terme de la vie, mais à traverser à chaque instant pour avoir pied dans l’illimité. L’illimité d’André du Bouchet comme celui de Jacques Dupin est un acquiescement à la vie dans sa matérialité la plus concrète, l’illimité d’Yves Bonnefoy repose sur la dissociation du noyau de la vie d’avec la matière.

Une telle vision de la matière est sensible par exemple dans ce qu’Yves Bonnefoy affirme à propos des socles : « ils rendent présent dans l’œuvre, dans la transmutation qu’elle tente, le fait de cette matière qui est pour l’être humain l’évidence de ce néant qui de toute part le menace »2946. Une conception du corps se trouve par là-même engagée, et Yves Bonnefoy interprète l’élongation des sculptures comme une tentative de s’arracher à cette « enveloppe néante » : « [Giacometti] en vient à imaginer des figures qui revivraient en art ce déni de l’enveloppe néante par un amincissement de leurs membres, c’est-à-dire une élongation de toutes leurs formes, avec transparence et mouvement »2947. Voilà de l’élongation une interprétation métaphysique qui s’assume comme telle, mais en décalage avec tout ce que Giacometti a pu déclarer sur ses études de perception, c’est-à-dire « en termes plastiques »2948. On ne peut qu’être d’accord avec Yves Bonnefoy s’il s’agit d’écarter l’idée que l’élongation serait l’effet d’une volonté de style. Mais il semble moins légitime d’écarter de la sorte l’effectivité des problèmes de perception chez Giacometti qui sont ceux qui préoccupaient déjà Cézanne : « le flou du contour qui sépare les volumes de l’espace et la distance des choses par rapport à l’œil ». Pour David Sylvester, dont Jacques Dupin pense qu’il « a pénétré mieux que personne l’œuvre et l’énigme de Giacometti »2949, celui-ci ne réduit pas la matière par « déni de l’enveloppe néante », mais pour résoudre des problèmes concrets liés au rendu de la sensation. Giacometti ne cherche pas à évacuer la matière pour combattre l’évidence du néant, il cherche avant tout à ce que sa sculpture amincie devienne « une sorte de noyau », et, au-delà de ce noyau, qu’elle « suggère une masse qui se dissout dans l’espace ». Le volume est alors « donné comme une quantité inconnue et implicitement inconnaissable : le fait que, dans la réalité, les contours sont flous est traduit en sculpture par le fait qu’il n’y a tout simplement pas de contour »2950. Les interprétations d’Yves Bonnefoy, dans ce livre dont nous avons pu par ailleurs approcher la richesse, n’emportent pas notre adhésion dès lors que sa lecture métaphysique se détache des réalités matérielles du travail de l’artiste.

C’est qu’Yves Bonnefoy postule, et c’est une hypothèse parfaitement valable, que Giacometti ne sait pas ce qu’il fait, que ce créateur ignore la vérité profonde de sa démarche, et se trompe sur le sens de ce qu’il croit poursuivre : « Maintes fois, quand il s’est agi pour Giacometti d’évoquer ou de commenter ses échecs, c’est-à-dire de s’expliquer pour quelle raison il ne peut représenter ce qu’il voit, il a confondu, et jusqu’à la fin de sa vie, figure et présence, apparence et apparition, du fait des mots sans rigueur de notre vocabulaire esthétique »2951. Pour lui, Giacometti « ne fut jamais en mesure de se représenter clairement ce qu’il tentait pourtant si directement dans ses œuvres »2952.

Dans cette perspective, ce vers quoi tend la réflexion de Jacques Dupin – André du Bouchet pour sa part n’emploie même pas ce terme à propos de Giacometti, ni ailleurs – est tout au plus un sacré redéfini2953. La réflexion d’Yves Bonnefoy tend quant à elle, nous l’avons vu, vers l’horizon du divin, Giacometti est celui qui a « remis en circulation dans la société de son temps la dimension du divin ». Divin, et non sacré, puisque Giacometti pour Bonnefoy fait l’expérience d’une « présence qui se signifie comme telle, avec autorité et mystère »2954. Yves Bonnefoy montre que son passage par la revue Documents a été l’occasion d’une confrontation avec le problème du sacré. Le sacré pose une continuité entre l’homme et le reste de la nature où l’homme, « comme va le dire Caillois, n’est un cas particulier dans le réseau des espèces que pour lui-même »2955, ce qui justifie dans l’anti-idéalisme de Bataille la tentation de dissiper impuissance et vertige « dans l’acceptation résolue du grand élan de la vie retrouvée à son niveau simplement biologique »2956. Mais une sculpture comme La Femme-cuiller prouve pour Yves Bonnefoy que Giacometti est incapable de retrouver par l’abolition de la conscience de soi et de la catégorie de la personne la voie des grandes participations à la vie du monde :

‘Effort a été fait par Giacometti, peut-on croire, pour dénier [à La Femme-cuiller] la conscience de soi, mais l’impression d’un vouloir en elle, magique et menaçant, n’en est que plus grande. Et la catégorie de l’existence hic et nunc, qui devrait se dissiper dans une participation à la vie cosmique, comme il en va, peut-on le croire, chez l’animal, subsiste entière en celui qui regarde l’œuvre, car il ressent la menace, et se voit, en ce danger, démuni. En somme, La Femme-cuiller recommence moins le sacré signifié par le « puisoir » de son origine2957 qu’elle ne dit le caractère de gouffre, la qualité de néant, de cette nature au sein de laquelle le sujet humain se voit survivre2958.’

L’œuvre de Giacometti se trouve donc dans un lien de continuité avec « l’ontologie traditionnelle de l’Occident » et dans Lotar III, la dernière sculpture de Giacometti, Yves Bonnefoy voit d’abord « l’être humain qui réaffirme sa distance de la nature, distance si imprévisible, si grande qu’on peut la dire de l’absolu ».

Il nous semble qu’André du Bouchet ne pourrait être d’accord avec une telle affirmation, et que son œuvre, comme celle de Jacques Dupin, en cela plus proches de Bataille qui a décerné à André du Bouchet le Prix des Critiques en 19612959 – l’agressivité anti-idéaliste en moins – mais également de Michaux ou d’Artaud nous mettent en rapport direct avec la continuité de l’ensemble des éléments de la nature. Si André du Bouchet a pu être rapproché de la pensée chinoise par l’importance de la notion de « moyeu » dans son œuvre, c’est que l’intuition d’une présence « qui se signifie comme telle, avec autorité et mystère » et de la distance qui sépare l’être humain de la nature a moins de sens pour lui que cette continuité. La présence pour lui ne peut se séparer de la matière, elle ne peut se concevoir à part d’elle. C’est le sens de ce passage de « … qui n’est pas tourné vers nous » à propos des socles d’Alberto Giacometti : « Rien qui d’autorité ‘divine’ se trouve surélevé – mais la figure elle-même provient du socle »2960. Et un peu plus loin :

‘Ce sol illimité qui la prévient – comme le soulèvement même du limon, ou la lumière, d’avant… ( avant les dieux ? parole impraticable ) ‘nous’ sera découvert au-dessus d’elle, et comme en premier lieu, béant…2961

On peut également s’apercevoir d’une différence lorsqu’Yves Bonnefoy parle de la lumière. Dans les tableaux de Giacometti par exemple, où la couleur manque, il suffit « d’un peu de rose sur la montagne, d’un peu d’orangé sur le sol pour que, dans ce gris teinté de bleu ou de mauve qui subsiste sous le trait noir, il y ait comme une expansion d’un principe qui semble supra-terrestre : la lumière se découvrant d’autant mieux une réalité de l’esprit que le peintre l’a signifiée plus précaire […] »2962. Il ne nous semble pas que les dessins d’Alberto Giacometti tels que les donne à voir André du Bouchet s’ouvrent sur cette « lumière par l’intérieur, lumière de l’esprit comprenant le monde dans l’immédiat et par transparence »2963, mais sur celle du soleil. C’est la réponse d’André du Bouchet à un critique qui lui demandait si la neige de ses poèmes, ce n’était « tout de même pas ce qui tombe du ciel ? » : « Mais si, précisément ! »2964 C’est alors les définitions mêmes du réel et de la présence qui entrent en jeu, et qui permettent d’opérer une distinction entre Yves Bonnefoy et André du Bouchet.

Cette distinction est sensible dans le choix par Yves Bonnefoy2965 de la citation de Plotin qui figurait sur le deuxième carton du format d’une carte à jouer accompagnant la parution du premier numéro de L’Éphémère : « Par exemple, dans l’obscurité de la nuit, elle s’élance de l’œil, elle s’étend alentour. Et s’il abaisse ses paupières, ne voulant voir, il l’émet encore. Et si on le presse du doigt, il voit la lumière qui est en lui. En ce cas, il voit sans rien voir ; et c’est alors surtout qu’il voit : puisqu’enfin il voit la lumière. Les autres réalités étaient lumineuses, elles n’étaient pas la lumière. »2966 André du Bouchet se montre pour sa part davantage sensible à l’éblouissement extérieur qu’à l’éblouissement intérieur, comme il apparaît dans ce que rapporte Henri Maldiney de sa première rencontre avec le poète à l’abbaye de Royaumont, où il est également question de la lumière, mais d’une lumière qui vient vers l’œil :

‘Et je me souviens même de ma première rencontre avec André, dans les champs : on parlait le plus souvent de peinture, de la perspective et de la convergence des rayons lumineux dans les schémas classiques illustrant la vision, où le trajet des rayons lumineux réfléchis est figuré par un faisceau de traits divergents à partir de l’œil. Or André du Bouchet les voyait dirigés en sens inverse, pointés sur l’œil comme pour l’aveugler, les images lui arrivant blessantes2967.’

Revenons alors à la question de la perception, dans son lien avec la lumière sur lequel revient ce passage de « L’Étranger de Giacometti » :

‘Le désir de bien traduire la sensation, de reconnaître – et fixer peut-être – sa profondeur, était grand chez lui, sûrement, mais aussi bien c’était cela même qui lui était interdit, et dans la statue ébauchée des impulsions mystérieuses venaient disproportionner les parties, raviner la forme, y creusant ces gouffres en apparence minimes, en fait vertigineux où s’effondrait non la ressemblance mais sa chaleur – bref, transir toute joie du niveau des sens, étendre le désert jusqu’au pied d’une présence terrible.
C’est en tout cas de cette façon que je crois pouvoir expliquer les traits les plus singuliers de son œuvre, tels que ces pieds immenses comme celui de la montagne de l’être, et ce lointain, si souvent presque infini, de la tête […]. Rien là d’une « vision », car on est radicalement au revers de l’imagination parcourant le monde, mais la naissance simultanée (et jamais peut-être il n’en a été de plus pure, de plus fatale) de la transcendance et du signe qui prétendait au simple réel.
Et cela à partir de n’importe quoi, et pour défaire n’importe quoi. « N’importe quoi est Dieu » disait-il encore, « et aussi bien cette tasse » qui – par ce soleil, non celui du monde physique, qui brillait blanc là-bas sur son bord immense – se retirait de l’espace, veillait dans un au-delà, ouvrant peut-être à une autre forme de connaissance et à un autre pouvoir2968.’

Mais sont-ce réellement des « impulsions mystérieuses » qui viennent « raviner la forme » et la creuser de gouffres ? En quoi s’opposent-ils au désir de « bien traduire la sensation », ces gouffres, s’ils sont le vide au sein duquel une tête existe lorsqu’elle n’est pas figée, arrêtée ? Est-ce alors un soleil autre que celui du monde physique qui brille dans l’œuvre de Giacometti et a-t-il vraiment confondu « figure et présence, apparence et apparition » comme le postule Yves Bonnefoy ?

André du Bouchet remarque également la différence entre la parole du sculpteur au travail et ce que l’œuvre proclame, il remarque également que la ressemblance visée par Giacometti n’a rien à voir, nous l’avons vu, avec la volonté de fixer les traits, l’apparence extérieure de son modèle. Pourtant André du Bouchet accorde, nous semble-t-il, à Giacometti une plus grande lucidité sur son travail. Et s’il nous apparaît que Jacques Dupin et André du Bouchet sont en définitive plus proches de la façon dont Giacometti pouvait appréhender le réel qu’Yves Bonnefoy qui le tire davantage à lui, c’est qu’ils ont mieux perçu la continuité entre « apparence » et « apparition ». Ils ont en effet accordé une plus grande écoute à la question de la perception telle qu’elle revient sans cesse dans la parole du sculpteur. Giacometti peut ainsi déclarer que la sculpture qui le touche le plus est celle dans laquelle il ressent une violence contenue :

‘[…] même dans la tête la plus insignifiante, la moins violente, dans la tête du personnage le plus flou, le plus mou, en état déficient, si je commence à vouloir dessiner cette tête, à la peindre, ou plutôt à la sculpter, tout cela se transforme en une forme tendue, et, toujours me semble-t-il, d’une violence extrêmement contenue, comme si la forme même du personnage dépassait toujours ce que le personnage est. Mais il est cela aussi, il est surtout une espèce de noyau de violence. C’est probable d’ailleurs. Il me semble assez plausible qu’il en soit ainsi du fait même qu’il puisse exister… du fait même qu’il existe, qu’il n’est pas broyé, écrasé, il me semble qu’il faut qu’il y ait une force qui le maintienne !2969

Giacometti sait donc très bien que celui qui recherche la simple ressemblance se heurte à ce noyau, cette force, et que le personnage n’est pas qu’un ensemble de traits figés : l’apparence. Il est pour lui « cela aussi », cette force de jaillissement, l’apparaître. Seulement pour Giacometti cet apparaître n’est pas détachable de l’apparence qu’il vient fracturer. Il n’y a pas pour lui un invisible qui serait séparable de l’apparence extérieure que son épiphanie vient dilacérer, présence qui ne laisse que du corps, de la matière morte lorsqu’elle s’est retirée. Il n’y a pas pour Giacometti de rupture mais une continuité entre le perceptible et l’imperceptible qui sont toujours dans un rapport d’implication.

Ce que nous percevons, la « forme du personnage », son apparence extérieure, si nous nous y attachons dans la durée, « dépasse toujours ce que le personnage est […] du fait même qu’il puisse exister ». La perception est donc la seule voie d’accès vers cet imperceptible du « noyau », qu’André du Bouchet nomme « foyer », et vers lequel sa propre attention à ses perceptions le guide également. Nous pensons que si l’être est « forme tendue » pour Giacometti, cela veut dire qu’il n’y a pas d’un côté l’apparence éphémère et de l’autre côté la présence durable qui le fracture, mais que l’être est de manière indissociable l’apparence et le vide porteur qui la propulse plus avant, « du fait même qu’il [ex-iste] », c’est-à-dire qu’il se porte à l’avant de soi. Pour Yves Bonnefoy, chercher la résurrection ici même ne conduit qu’à l’exil et à l’échec. Pour André du Bouchet au contraire, Giacometti atteint véritablement la résurrection par son dessin à chaque instant car il consent à la mort, et la survie à laquelle il atteint n’a rien à voir avec la vie éternelle au sens personnel, elle ne contredit pas l’éphémère. Cette survie se détache complètement de cette catégorie de la personne qu’Yves Bonnefoy place au cœur de son œuvre, puisqu’elle est accès à la vie impersonnelle.

Pour approcher un peu plus ce point de partage, il faut se reporter vers Reverdy et la conception de la réalité qui se trouve exprimée dans cette phrase citée par André du Bouchet dans Envergure de Reverdy : « Tout est perdu dans la réalité »2970. Comme le souligne Elke de Rijcke dans son importante étude sur la matière et l’immédiatisation du langage dans l’œuvre d’André du Bouchet : « [t]out comme chez Reverdy, la réalité dans la poésie d’A. du Bouchet va se définir comme une dimension où tout s’absorbe et disparaît »2971. La réalité pour André du Bouchet est donc cette perte irrémédiable à partir de laquelle tout peut ressurgir, et pour s’y relier par le langage, le poète doit « en inscrire la marque, un reste qui se présente sous la forme du rien, dans l’espace du poème » : « [l]’enjeu majeur de l’œuvre d’A. du Bouchet consiste à se rapprocher de cette « matière de la poésie » par des stratégies poétiques bien concrètes »2972. Cette perte consentie, c’est le sens pour nous de l’injonction traduite de Shakespeare qu’André du Bouchet dans Qui n’est pas tourné vers nous met en relation avec l’un des derniers textes du sculpteur, écrit dans le bateau qui le ramenait de New-York : « Dans cet océan de l’air, séparons-nous de ‘nous’ ! »2973

À partir du dernier entretien que lui accorda le poète en 1999, malheureusement non publié du fait d’un problème d’enregistrement, Elke de Rijcke peut alors établir cette distinction nourrie des propres mots d’André du Bouchet :

‘C’est sur la base de cette conception du réel, laquelle coïncide avec la matière de sa poésie et autour de laquelle se construisent ses textes, qu’A. du Bouchet se distanciera d’Yves Bonnefoy. Les deux auteurs qui furent pendant plusieurs années de très proches collabotateurs à la revue L’Éphémère, ne partagent pas la même vision du réel et, dès lors, se séparent quant à l’enjeu essentiel de leur poésie. Pour Y. Bonnefoy, il reste après la disparition du monde concret, toujours quelque chose comme une présence éternelle séparée du monde 2974. Le spiritualisme 2975 d’Y. Bonnefoy, à savoir sa croyance en une présence essentielle et permanente signifiée au sein du poème, associée à la valeur ultime de la poésie, est diamétralement opposée à la position hypermatérialiste d’A. du Bouchet. Dans l’œuvre du dernier il reste après la disparition de la matière langagière une matière sensible évidée […], qui sera malgré son état liquéfié toujours définie comme matière, et non pas comme esprit. Cette matière, appelée « matière de la poésie », inscrite dans le poème à travers une certaine langue et par le moyen des blancs, est la métaphore littérale d’un réel compris comme matière éphémère […]. Bref, la réalité est moins reléguée en-deçà et au-delà du texte que représentée dans le texte de la façon même dont on l’éprouve dans la vie quotidienne : en tant que phénomène éphémère et insaisissable 2976.’

Sans reprendre à notre compte l’adjectif « hypermatérialiste », nous retiendrons ici la définition différente de la présence qui sépare les deux poètes, avec encore cette précision retrouvée dans ses notes par Elke de Rijcke à notre demande : « pour Bonnefoy, le réel c’est ce qui subsiste lorsque tout a disparu, une présence éternelle qui selon du Bouchet contredit l’esprit de l’éphémère; pour du Bouchet, le terme d’éphémère est lié à celui de réel ou réalité; dans l’esprit de Reverdy, lorsque tout disparaît dans la réalité, rien ne subsiste; Bonnefoy est spiritualiste, parlant d’une présence avec un « p » majuscule qui n’est pas lié au concret, qui dépasse le réel »2977. Ainsi s’éclairent peut-être les débats autour du « prière d’insérer » de L’Éphémère rédigé par Yves Bonnefoy. Une lettre de Jacques Dupin à Gaëtan Picon montre le souci d’André du Bouchet d’éviter que ce texte prenne une valeur de manifeste :

[…]j’ai reçu une lettre d’André qui me disait son désaccord avec le projet de dépliant. Pour lui le texte d’Yves en regard du sommaire prenait valeur de manifeste, contresigné par tous nos noms. Il admet que ce texte soit publié mais non sous cette forme et exigeait donc que le sommaire soit imprimé sur une feuille volante 2978 .

Ce désaccord d’André du Bouchet nous semble devoir porter en particulier sur la dernière phrase du « prière d’insérer » : « L’éphémère est ce qui demeure, dès lors que sa figure visible est sans cesse réeffacée ». L’entretien accordé à Elke de Rijke en 1999 montre que pour André du Bouchet, qui semble faire allusion à ce « prière d’insérer » dans le passage cité – « ce qui subsiste lorsque tout a disparu » – l’éphémère n’est pas « ce qui demeure » mais ce qui se perd à chaque instant. Ce n’est pas la seule apparence qui sombre, le foyer lui-même est intermittent. Le « prière d’insérer » contredit l’impermanence de la présence telle qu’il l’envisage, et Jacques Dupin nous semble à cet égard proche d’André du Bouchet davantage que d’Yves Bonnefoy. L’entretien accordé à l’été 1996 à Yasmine Getz accentue également ce point :

‘[…] si l’aspect sur lequel insiste Yves Bonnefoy est bien celui de l’éternité de l’art, de ce qui subsiste, pour André du Bouchet, le poème « c’est ce qui est toujours réécrit, toujours en déplacement, sans assurance de permanence », mais comme « une durée vivante qui ne peut être consignée »2979.’

Il s’agit donc de savoir en définitive si le poète « refuse en soi le néant »2980 ou s’il l’accepte. Mais le mot même de « néant », qui connote négativement et englobe une matière dont la présence se distingue, induit déjà une réponse à cette question. André du Bouchet n’emploie pas ce mot, mais ceux d’« air » ou de « rien », c’est-à-dire, suivant l’étymologie latine, de quelque chose encore, mais de quelque chose d’éphémère qui ne se distingue pas de la matière au sens élargi. C’est-à-dire que dans ce « rien » le « noyau de violence » dont parle Giacometti, ou le « foyer » d’André du Bouchet, c’est-à-dire la vie, dans cette mort, est enfouie, elle peut reparaître, alors que la présence au sens où Bonnefoy l’entend n’est pas susceptible de s’enfouir au sein du « néant », elle est ce qui reste à part du « corps », de la « matière », c’est-à-dire du « divisé ». Voilà, nous semble-t-il, la « distance » qu’il fallait marquer au cœur de cette « sympathie »2981 qui lie les créateurs de L’Éphémère, car les répercussions de l’œuvre de Giacometti sur eux nous y confrontent. Ces différences ne sont en outre aucunement en contradiction avec l’esprit de L’Éphémère tel que dès l’origine Yves Bonnefoy l’avait envisagé : « Il s’ensuit que L’Éphémère, ce ne sera que quelques personnes, mais ensemble, et durablement, pour une recherche en commun par leurs voies certes fort différentes »2982.

Que Giacometti ait été un tant soit peu conscient de la sorte d’immortalité dans la lumière d’ici, de cette « survie » que découvrent à travers ses dessins les textes d’André du Bouchet, un texte tardif, au moment probablement de son cancer, nous semble en témoigner, dans une note jubilatoire qui proclame à elle seule combien fausse est la vision tragique et désespérée2983 qui circule à propos de son œuvre et en perturbe la réception :

‘Demain à midi ce sera fini, je serai de nouveau dehors dans la vie à Stampa, à Paris, partout, avec tous et mon travail.
Et cela, quel que soit le résultat de tous les examens, quoi qu’on ait trouvé, où que j’en sois avec ma santé, je serai de toute manière pour un temps encore tout à fait dans la vie. À Stampa, à Paris, en voyage oh ! oh ! oh ! oh ! oui mes amours infinies et merveilleuses. En profondeur, je vais travailler tout cela oh ! oh ! mes amis.
Fulgurante lumière, éclat de tout à l’infini. Immortel je suis et infini, et vous tous avec moi […].
Telle est la vie 2984 .

Approcher la jubilation de cette œuvre et comprendre à quel point elle est dans la vie sera l’objet de notre dernière partie.

Notes
2902.

 Yves Bonnefoy, « Poésie et liberté » [1989], Entretiens sur la poésie (1972-1990), op. cit., p. 327.

2903.

 André du Bouchet, QPTVN, p. 19.

2904.

Francis Ponge, La Table, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 931.

2905.

Yves Bonnefoy, BO, p. 392.

2906.

André du Bouchet, Carnet, op. cit., p. 12. Voir le début de ce chapitre.

2907.

Francis Ponge, JS, p. 623.

2908.

« […] l’élongation des figures, cette façon qu’elles ont maintenant de porter très haut dans l’absolu leur tête réduite à son énergie vitale […] », Yves Bonnefoy, BO, p. 322.

2909.

« Et l’on mesurera le désir de conciliation d’Yves Bonnefoy au fait qu’il ait accepté dès alors, malgré ses réserves à l’égard de l’auteur du Parti-pris des choses, la participation, proposée par du Bouchet, de Francis Ponge » […]. Voir Alain Mascarou, ibid., p. 56.

2910.

Philippe Met, « ‘Hors de l’usage et analogue à un lapsus’, Francis Ponge et André du Bouchet », Écritures contemporaines, n°6, « André du Bouchet et ses autres », op. cit., pp. 55-76.

2911.

Ibid., p. 59.

2912.

Voir chapitre XI.

2913.

Philippe Met, ibid., p. 57.

2914.

« À côté de quelques mots relevés chez Francis Ponge », pp. 54-67, Francis Ponge, Jean-Marie Gleize ed., Paris, L’Herne, « Cahiers de L’Herne », 1986, pp. 54-67.

2915.

Philippe Met, ibid., pp. 56-57.

2916.

Propos rapportés par Patrick Kéchichian, « La Poésie attise l’inquiétude », Le Monde, 29 déc. 2000.

2917.

Lettre d’André du Bouchet à Francis Ponge, janvier 1951. Citée par Philippe Met, ibid., n. 34, p. 75.

2918.

Philippe Met, ibid., p. 64.

2919.

Archives Ponge. Cité par Philippe Met, ibid., pp. 61-62.

2920.

Philippe Met, ibid., p. 62.

2921.

L’Ire des vents, numéros 6-8, février 1983, pp. 328-333.

2922.

Philippe Met, idem. Les étoiles et les crochets renvoient à la note inédite de Francis Ponge [« À propos d’un texte d’André du Bouchet (pour le peintre Miklos Bokor qui expose ces jours-ci galerie Jacob) », archives Ponge] citée par Philippe Met dans cet article.

2923.

Voir ibid., p. 56.

2924.

Ibid., p. 64.

2925.

Le texte sur du Bouchet se termine par une « clausule » (voir ibid., p. 61).

2926.

Francis Ponge, « Pour André du Bouchet (quelques notes) », op. cit., p. 330.

2927.

 Voir Philippe Met, idem.

2928.

Francis Ponge, idem.

2929.

 André du Bouchet, QPTVN, p. 62.

2930.

Voir citation ci-avant (Francis Ponge, La Table, OC II, p. 931).

2931.

Entretien de Michel Paty (maître de recherche au CNRS, Centre de recherches nucléaires de Strasbourg-Cronenbourg) avec Émile Noël, La Matière aujourd’hui, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Inédits Sciences », 1981, p. 36.

2932.

« La poésie d’André du Bouchet ou la genèse spontanée. Entretien avec Michael Jakob, à Vézelin », Compar(a)ison, An international Journal of Comparative Literature, n°2, Amsterdam, Peter Lang, 1999, p. 6.

2933.

Lettre d’André du Bouchet à Jean-Michel Reynard, 25 octobre 1983, in Jean-Michel Reynard, une parole ensauvagée, Bruxelles, La Lettre volée, 2009, pp. 78-79.

2934.

Jacques Dupin, TPA, p. 37.

2935.

Valéry Hugotte, « ‘Deux murs se font face’. Jacques Dupin et André du Bouchet, une écoute », Écritures contemporaines, n°6, « André du Bouchet et ses autres », op. cit., p. 88.

2936.

Ibid., p. 85.

2937.

Yves Bonnefoy, BO, p. 393.

2938.

 André du Bouchet, QPTVN, p. 21.

2939.

Yves Bonnefoy, idem.

2940.

Ibid., p. 385.

2941.

Ibid., p. 317.

2942.

Ibid., p. 276-277.

2943.

Voir par exempe ibid., p. 317 et p. 321.

2944.

Ibid., p. 317.

2945.

Ibid., p. 321.

2946.

Ibid., p. 340.

2947.

« La Poétique de Giacometti II », op. cit., p. 70

2948.

BO, p. 322.

2949.

Jacques Dupin, « Post-scriptum », in David Sylvester, En regardant Giacometti, op. cit., p. 11.

2950.

David Sylvester, ibid., p. 18.

2951.

Ibid., p. 65.

2952.

« L’Étonnement d’Alberto », op. cit., p. 76.

2953.

 Voir Jacques Dupin, TPA, p. 78.

2954.

 « La Poétique de Giacometti I », op. cit., p. 51.

2955.

Ibid., p. 50.

2956.

Idem.

2957.

Dans la statuaire africaine, voir BO, p. 142.

2958.

« La Poétique de Giacometti I », op. cit., p. 50.

2959.

Voir Anne de Staël, « Chronologie d’André du Bouchet », op. cit., p. 375.

2960.

« … qui n’est pas tourné vers nous », ibid., p. 55.

2961.

Idem.

2962.

Alberto Giacometti, biographie d’une œuvre, op. cit., pp. 476-477.

2963.

Ibid., p. 490.

2964.

Cité par Daniel Guillaume, « Déplacement des glaciers. Récit d’entretiens avec André du Bouchet », op. cit., p. 44.

2965.

Voir Alain Mascarou, ibid., p. 73.

2966.

Voir ibid., p. 33.

2967.

Henri Maldiney, « Entretien avec Michael Jakob, à Vézelin », op. cit., p. 13.

2968.

 Yves Bonnefoy, « L’Étranger de Giacometti », op. cit., pp. 325-326.

2969.

 Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 245.

2970.

André du Bouchet, « Envergure de Reverdy », Matière de l’interlocuteur, Montpellier, Fata Morgana, 1992, p. 41.

2971.

Elke de Rijcke, L’expérience poétique dans l’œuvre d’André du Bouchet. Matérialité, matière et immédiatisation du langage, op. cit., p. 332.

2972.

Ibid., p. 332-333.

2973.

André du Bouchet, QPTVN, p. 49.

2974.

Expression d’André du Bouchet pour caractériser la conception de la présence d’Yves Bonnefoy dans son entretien avec Elke de Rijcke en 1999.

2975.

Idem.

2976.

Elke de Rijcke, ibid., p. 333.

2977.

Elke de Rijcke, notes réunies à notre demande à partir de son entretien de 1999 avec André du Bouchet, non publié du fait d’un problème d’enregistrement. Nous remercions Elke de Rijcke pour ces précisions.

2978.

Lettre de Jacques Dupin à Gaëtan Picon, 10 août 1966, citée par Alain Mascarou, ibid., p. 57.

2979.

Yasmina Getz, « André du Bouchet, Paul Celan, Ossip Mandelstam : la revue L’Éphémère (1966-1973) », thèse de doctorat sous la direction de Jean-Pierre Guillerm, Lille III, 1998, volume 1, p. 96.

2980.

Yves Bonnefoy, BO, p. 321.

2981.

Nous reprenons ici les termes employés par André du Bouchet dans sa « lettre à Jean-Michel Reynard », idem.

2982.

Yves Bonnefoy, « Prière d’insérer » de L’Éphémère.

2983.

Nous adhérons pleinement à la mise au point effectuée à cet égard, dans le chapitre « Tracés croisés du peintre et du poète » de son livre, par Alain Mascarou, ibid., p. 229-231. Il part d’une note manuscrite de novembre 1965 publiée en fac-similé dans L’Éphémère n°1, op. cit., p. 102 : « Tout cela n’est pas grand’chose, toute la peinture, sculpture, dessin ou plutôt littérature. Tout cela à sa place et pas plus. Les essais c’est tout. Oh merveille ». Le critique se demande alors : « Faut-il voir […] dans ce refus de l’accompli, cette injonction de la quête, l’aveu d’une ambition ontologique déçue, et (ou) un réflexe salvateur qui, dans la mesure où il s’oriente vers un faire, une expérimentation, permet à l’artiste de s’émanciper d’un spiritualisme, et de l’esthétisme qui peut en ête le repli.

Pour Richard Stamelman, par exemple, l’art d’Alberto Giacometti, comme celui des poètes de L’Éphémère, est placé sous le signe fédérateur d’une expérience du désespoir métaphysique : Giacometti a donné forme et densité à l’absence elle-même […]. L’Objet invisible n’existe que pour donner forme à l’énigme de l’absence, pour servir de cadre et de support à l’espace négatif qui existe entre ses mains. En conséquence du postulat que sa fonction est de refléter une vision, ici pessimiste, l’art puiserait, dans le fait de ne renvoyer qu’à une détresse, le sentiment contagieux de son incapacité ; en résulte une forme malheureuse dont tous les aspects sont inévitablement négatifs : la réflexivité, mise en scène de l’échec de la représentation à exprimer et contenir l’être, et ses marques : l’interruption, qui détruit la forme, où le vide surgit pour détruire sa propre représentation, la discontinuité, qui imite […] la réalité de la perte, du vide, de l’indéterminé – autant de lésions d’une œuvre exposée aux atteintes du néant.

Certes, ce parti-pris d’une déréalisation de l’œuvre plastique, sans doute inspiré par Giacometti, est des plus partagés : pour Maurice Blanchot, Giacometti nous attire vers ce point […] où la chose présente (l’objet physique, la figure figurée) se change en pure présence, présence de l’Autre en son étrangeté, c’est-à-dire aussi bien radicale non-présence ? Ce principe d’abstraction non seulement éloigne l’œuvre, mais la place hors champ […] : présentation pour le moins contraignante d’une œuvre retranchée dans sa force d’indifférence (devant nous, et comme sans nous), réduite à ses figures séparées, dont on comprend que, par réaction à ce culte du sacrifice formel, on ait pu la taxer de maniérisme.

C’est que nos auteurs partent de l’analyse selon Sartre de la révolution copernicienne introduite en sculpture par Giacometti, avec des statues qui ne se laissent voir qu’à distance respectueuse, car à ses yeux la distance, loin d’être un accident, appartient à la nature intime de l’objet – ce que Maurice Blanchot radicalise ainsi : ce que Giacometti sculpte, c’est la Distance. Or c’est méconnaître, nous semble-t-il, dans cette fétichisation du vide, qui finit par annuler le spectateur et l’œuvre, la vitalité d’un travail et d’une matière, soulignée justement par Jacques Dupin dans ses Textes pour une approche en vue desquels étaient écrites les pages de Blanchot ».Sur ces pages et cette vitalité nous allons revenir dans la dernière partie. Pour Richard Stamelman, voir The Art of the Void : Alberto Giacometti and the poets of L’Éphémère, L’Esprit créateur, winter 1982, vol. XXII, n°4, Louisiana State University, pp. 15-25. Les citations traduites par Alain Mascarou renvoient aux pages 16, 18, 22-24. Pour les citations de Maurice Blanchot, voir « Traces », L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, pp. 52-53.

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Tapuscrit conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet sous le titre « Textes divers » (la plupart de ces textes sont publiés dans les Écrits, op. cit.) LRS Ms 221.