Dans la quatrième partie, nous avons défini le but de Giacometti : ne pas perdre la vie au cours de la transposition du réel en art. Nous avons alors cherché dans son œuvre, souvent à partir des observations des écrivains, les conséquences du fait de s’être assigné cette position intenable et d’avoir cherché à la tenir. Nous les avons trouvées chez l’artiste dans une conscience critique aiguë de sa propre pratique qui nous a semblé l’aspect de son travail le plus vivifiant pour les écrivains. David Sylvester soulève un point essentiel, quant à leur relation à cette œuvre, en proposant de la lire comme une « méditation sur le sens de la représentation de la réalité en art », une tentative pour répondre à cette question : qu’est-ce qui se produit « quand un être humain est vu par un autre qui a l’intention de représenter ce qu’il voit »2985 ? Du quoi, un but inaccessible, nous nous sommes donc progressivement déplacé vers le comment, par lequel nous retrouvons également les écrivains, et de la manière sans doute la plus féconde. Que se passe-t-il en effet lorsque le travail de Giacometti et son œuvre sont vus par des écrivains qui cherchent pour leur part à supprimer l’écart entre la parole et le réel et à qui ce travail et cette œuvre renvoient une interrogation sur le sens de cette pratique ? Il arrive alors que le redoublement de la distance – viser la réalité à travers des œuvres qui elles-mêmes la visent – soit le paradoxal moyen d’élaborer ce que Giacometti appelle des « formes tendues »2986. Nous avons dès lors analysé les écrits de Francis Ponge, Yves Bonnefoy et André du Bouchet comme trois formes textuelles tendues, des œuvres de langage dont la réflexion sur Giacometti, par le redoublement de la distance qui les sépare du réel, redouble également leur élan vers lui. La concentration de l’artiste sur les moyens de son art et le pourquoi de son échec se révèle en effet le seul moyen de se rapprocher « un peu plus »2987 de ce but inaccessible qui, même lorsqu’il a admis son échec et décidé d’intégrer à sa démarche une analyse de ses causes, ne l’obsède pas moins qu’au premier jour. Les œuvres de Char, Tardieu, Genet, Leiris ou Dupin méritent d’être examinées sous cet angle, et nous allons revenir vers elles dans la dernière partie sans cesser de considérer les autres, en particulier celle d’André du Bouchet.
Dans cette dernière partie, nous poursuivrons l’interrogation qui est la nôtre depuis le début sur l’approche du réel par les moyens de l’art et de la littérature en déplaçant la question du comment vers ses aspects les plus concrets. C’est alors la méthode de travail si particulière de Giacometti que nous rencontrons. Tous les écrivains qui ont pénétré, directement ou indirectement, dans l’atelier ont en effet été frappés, beaucoup plus immédiatement que par le but poursuivi, par la manière employée par Giacometti pour rechercher ce but. Nous avons déjà rencontré à de nombreuses reprises dans notre parcours cette méthode : celle du « faire-défaire-refaire »2988. Giacometti lui donne son expression canonique en 1965 dans ses « Notes sur les copies » : « […] j’ai fait un immense progrès, maintenant je n’avance qu’en tournant le dos au but, je ne fais qu’en défaisant ».2989
La question du « désœuvrement »2990 dans l’art et la littérature du XXème siécle dépasse largement l’œuvre de Giacometti, mais celui-ci en fait d’abord une pratique concrète et l’inscription de cette question dans la matérialité de son travail a le plus grand pouvoir de fascination sur les écrivains. Avant toute tentative de reprise par la pensée, le « défaire » est d’abord chez Giacometti un geste impulsif, irréfléchi. Si cette technique exerce une influence dans la pratique même de l’écriture des écrivains qui se sont intéressés à lui, elle est alors à rechercher dans cet aspect précis de son travail, qu’il faut relier comme nous l’avons déjà indiqué avec la question de l’inachèvement. Ces questions en effet sont indissociables de la réflexion sur les rapports entre réel et langage telle que nous la menons ici. Le refus d’arrêter les contours des objets du monde, de figer leurs significations implique – autant qu’il est impliqué dans ce trait qui ne cesse de revenir sur lui-même pour corriger, contester – ce trait interrogatif, cette interrogation qui ne peut avoir de fin, comme l’a si bien vu Jacques Dupin. Ce geste de Giacometti, auquel nous avons donc déjà fait de nombreuses allusions et consacré quelques développements, nous allons maintenant y revenir en détails, et en faire l’objet de notre dernière partie. Il nous conduit en effet au lieu le plus vif de l’atelier des poètes pour des analyses qui permettront une dernière avancée sur la question de l’objet. Faire dépendre l’œuvre d’art non pas de la toute-puissance créatrice de l’artiste mais du réel auquel est accordé le statut d’un interlocuteur véritable, qu’il soit visage ou chaise2991, revient en effet à se situer d’emblée dans le domaine de la perte de son « vouloir dire » (pour les poètes) ou « faire » (ou « réaliser », pour l’artiste), et ne pouvoir y répondre que par un défaire, ou « désécrire », d’une manière que nous allons examiner.
Dans un premier temps, nous analyserons la méthode du « faire-défaire-refaire » chez Giacometti (chapitre XV), puis nous en viendrons à l’atelier des poètes (chapitre XVI) : Tardieu, Leiris, Genet, Char, Dupin, du Bouchet2992.
David Sylvester, ibid., p. 34.
Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 245
« Entretien avec Pierre Dumayet », op. cit., p. 286.
David Sylvester, ibid., p. 129.
Alberto Giacometti, « Notes sur les copies », Écrits, op. cit., p. 97. Passage cité par André du Bouchet, QPTVN, p. 47.
Un mot employé comme titre par Jacques Dupin : « Le Désœuvrement », Ballast, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2009, p. 45 et suivantes. Jacques Dupin joue sur la polysémie de ce terme. Nous l’utilisons pour notre part surtout comme un synonyme de « défaire » ou « désécrire ».
Voir Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, op. cit., p. 42 « […] recherche […] portant non seulement sur l’homme mais aussi sur n’importe lequel, sur le plus banal des objets ».
Nous ne reviendrons pas dans cette partie sur les oeuvres de Francis Ponge et d’Yves Bonnefoy, pour lesquels nous avons déjà abordé la question dans la partie précédente. Sur la part de la destruction dans la création poétique d’yves Bonnefoy, voir Richard Stamelman, Lost beyond telling, representations of death and absence in modern french poetry, Ithaca / London, Cornell université press, 1990, pp. 132-136 : « For Bonnefoy, the act of writing is an act of destruction, involving the marking, tearing, piercing, cutting and ‘decrystallizing’ of the poetic text underway. It involves the undoing of what has already been inscribed on paper, initiating ‘in the very heart of writing… a questioning of writing’. » Voir également, du même auteur, « The Syntax of the Ephemeral », Dalhousie French Review, vol. 2, 1980, pp. 101-117.