Chapitre XV
La « contestation comme principe de création »2993

Introduction

Il faut d’emblée distinguer deux plans qui se rejoignent en profondeur dans l’acte de fondre. Nous avons envisagé avec André du Bouchet l’acte créateur chez Alberto Giacometti comme une attaque réitérée contre le glacier réel dans le but de le faire fondre. Cette fonte a lieu dans le dessin lorsqu’un trait rompu, allusif, brise le pourtour de la figure qui n’est plus à chercher en surface mais dans la profondeur du papier, dans tout cet espace valorisé qu’Alberto Giacometti « ne dessine pas »2994. De la même manière que le volume de la figure dessinée naît de sa capacité à se fondre dans le corps du papier, Giacometti en sculpture s’attaque pendant la guerre à d’énormes blocs d’un plâtre couleur de neige qui fondent pour ne laisser subsister qu’une minuscule figurine. Dans les figures de hautes tailles qui leur succèdent, la minceur rend encore sensible la grande fonte qu’elles ont subie, et Francis Ponge peut s’exclamer : « l’homme a bien fondu au bûcher »2995. Giacometti maintient surtout après-guerre dans sa manière de travailler l’œuvre de la destruction. Ses sculptures naissent et fondent pour renaître à nouveau dans un mouvement qui n’aurait pas de fin si par une décision arbitraire, souvent la pression d’un tiers – son frère Diego ou la contrainte d’une exposition – Giacometti ne consentait à épargner l’une de ces figures marquée par les séquelles de ce va-et-vient pour qu’on la puisse fondre en bronze. Une cuisson inverse, une cuisson pour durer, attend alors les sculptures chez le fondeur Rudier. Mais d’avoir enduré un tel travail ces figures burinées retirent une force particulière, dont l’effet le plus tangible est l’impression donnée au spectateur – un sentiment dont tous les textes d’écrivains sur Giacometti font état – de voir ces statues fondre sur lui à vitesse vertigineuse du plus profond de leur retrait avant de disparaître au plus loin. Nous allons donc, en nous appuyant sur ces textes, traiter successivement ces deux plans : d’abord le travail de l’artiste (I, II), puis les effets qui ce travail produit sur le spectateur de ses œuvres (III).

Notes
2993.

Jacques Dupin, TPA, p. 32.

2994.

André du Bouchet, QPTVN, p. 40.

2995.

Francis Ponge, RSAG, p. 580.