I) Jeu de massacre

‘[…] c’est la sculpture où je ressens comme une violence contenue qui me touche le plus. La violence me touche dans la sculpture.
Alberto Giacometti2996

« Massacre » : le mot, comme tant d’autres, se trouve déjà dans le premier texte de Jean-Paul Sartre. Si les sculptures ne sont pour Giacometti que des étapes qui le rapprochent de son but, elles perdent toute valeur pour elles-mêmes, ne sont plus que des objets encombrants du passé, Objets désagréables, à jeter 2997, ou à « oublier » :

‘[…] comment faire un homme avec de la pierre sans le pétrifier ? C’est tout ou rien : si le problème est résolu, le nombre des statues importe peu. […] Tant qu’il ne l’est pas, il n’y a pas de statues du tout, mais seulement des ébauches qui n’intéressent Giacometti que tant qu’elles le rapprochent de son but. Il brise tout et recommence encore. De temps en temps ses amis parviennent à sauver du massacre une tête, une jeune femme, un adolescent. Il laisse faire et se remet à la tâche. En quinze ans, il n’a pas fait une seule exposition. Pour celle-ci, il s’est laissé séduire parce qu’il faut bien vivre, mais il en reste troublé ; il écrit pour s’excuser : « C’est surtout parce que j’étais poussé par la terreur de la misère que ces sculptures existent à ce point-là (qu’elles sont en bronze et photographiées) mais je n’en suis pas tout à fait sûr ; elles étaient tout de même un peu ce que je voulais. À peine. » Ce qui le gêne, c’est que ces esquisses mouvantes, toujours à mi-chemin entre le néant et l’être, toujours modifiées, améliorées, détruites et recommencées, se sont mises à exister seules et pour de bon, ont entrepris loin de lui une carrière sociale. Il va les oublier2998.’

Pourtant, même lorsque son rapport à l’échec change et que Giacometti valorise de plus en plus ses succès relatifs alors que les expositions se multiplient d’un bout à l’autre du monde, la part de la destruction, moins impressionnante que du temps des « charniers de plâtre », puisque le nombre d’œuvres épargnées devient plus grand, n’en reste pas moins essentielle. C’est qu’elle ne réside pas simplement dans le fait de laisser « exister » une sculpture, d’admettre qu’elle soit fondue en bronze : elle innerve chez Giacometti l’ensemble du processus créateur. Il nous faut dès lors pénétrer plus avant ce rapport de l’artiste à la destruction.

Simon de Beauvoir, nous l’avons vu, rapporte qu’un jour il avait rempli une charrette à bras de sculptures pour aller la vider dans la Seine2999. En 1964, de telles pulsions persistent, comme en témoigne cette scène rapportée par James Lord, alors que Giacometti revient de chez l’imprimeur Mourlot où il a examiné les épreuves de Paris sans fin :

‘Une demi-heure environ s’écoula avant qu’il revînt. Il alla tout droit dans son atelier sans nous parler à Diego ni à moi. Quand je l’eus suivi, je le trouvai en train de passer en revue les quatre ou cinq grands cartons à dessins qui sont entreposés là. Il ne fit pas attention à moi, parut ne pas se rendre compte, en fait, qu’il n’était pas seul. Impatiemment, il tira des cartons une quantité de dessins exécutés sur du papier à report lithographique, plus du papier à report vierge et un certain nombre de dessins faits sur du papier ordinaire. Il jeta tout cela par terre.
– Que diable es-tu en train de faire ? demandai-je finalement.
– Je vais les foutre en l’air.
– Non ! Protestai-je.
– Si ! s’écria-t-il. Tu vas voir.
Ramassant la pile, il l’emporta dans la cour, où il y a une boîte à ordures près de la porte de l’atelier de Diego. Il jeta tous les dessins par terre et se mit à les déchirer3000.’

Il venait d’apprendre que le papier à report utilisé était trop vieux pour que les dessins soient transformés en lithographies, mais ces dessins n’en valaient pas moins en tant que dessins d’après Lord. Pas pour Giacometti qui avait détruit également sans distinction des dessins réalisés sur papier ordinaire « comme si les dessins eux-mêmes l’avaient offensé et qu’il eût voulu se venger d’eux »3001.

Giacometti se livre pendant la guerre à son propre « théâtre de la Cruauté » et Georges Limbour qui pousse la porte de l’atelier en 1947 a l’impression de pénétrer dans un champ de démolition3002. Michel Leiris note la même année dans son Journal que la sculpture apparaît pour Giacometti comme « un moyen de se fabriquer des choses à démolir »3003. Il précisera dans son premier texte de l’après-guerre :

‘Souci aigu de la vitesse, sans laquelle il ne saurait y avoir de création. À l’œuvre d’art patiemment élaborée s’oppose la chose qui surgit, d’autant plus évidente qu’elle a l’air d’avoir poussé tout d’un coup, sans histoire ni racine : instantanée et hors du temps. Dans une telle perspective, détruire de fond en comble vaut mieux que rectifier. À voir les espèces d’hécatombes auxquelles Giacometti s’est livré, je me suis parfois demandé si sculpter, pour lui, ne signifierait pas fabriquer quelque chose qu’on peut anéantir ensuite3004. ’

Par l’emploi du mot même d’hécatombe, qui fait signe vers la tragédie grecque dont Giacometti était un lecteur fervent, Michel Leiris pressent bien que cet acharnement n’a pas seulement à voir avec le problème de l’effet de surgissement à obtenir. Il entre dans cette fièvre destructrice une part rituelle qui n’échappe pas à l’écrivain qui l’a connu à l’époque de Documents. La création pour Giacometti est le lieu d’une dilapidation, comme si l’artiste ne pouvait nourrir son œuvre que d’un immense gaspillage d’énergie. La notion ethnographique et bataillenne de dépense rituelle dont l’œuvre ne constituerait que la « partie émergée » s’impose à Jacques Dupin pour évoquer, dans un texte qui prend pour objet les écrits laissés par Giacometti, l’investissement de celui-ci dans son œuvre:

‘Gestes, mots, gaspillés sans compter, avec une prodigalité insensée, sans cesser d’émettre, d’irradier, de tendre les fils d’une communication ambiguë. Une volubilité qui n’est jamais addition ni accumulation, mais au contraire façon d’annuler et de soustraire ce que chaque trait peut avoir d’excessif ou d’incongru, d’assuré. Un flux qui procède d’innombrables élans dilapidés et brisés, ouvrant les fissures pour attirer, séduire, acclimater l’inconnu, et substituer l’éclat de l’espace à la fuite du temps, inhérent à l’écriture, à la vie. Gestes et mots se pressent et cristallisent, devant le vide, le silence, qui les attestent et les justifient. Les œuvres dénombrées, les textes recensés ne sont que l’infime partie émergée et communicable d’une immense dépense de gestes et de mots à tout jamais perdus, envolés, brûlés, et tout aussi précieux, signifiants et révélateurs que ce qui nous est laissé à lire ou à voir…3005

La partie immergée de cette « immense dépense de gestes et de mots » sensible à de nombreux observateurs, et particulièrement à ceux qui ont posé pour des peintures, on peut en avoir une idée en parcourant par exemple le journal de pose de James Lord qui note en 1964 :

‘Après avoir travaillé quelque temps en silence, il se remit à geindre et à jurer.
– C’est abominable, dit-il. C’est sans espoir.
J’avais fini par me faire à de pareilles exclamations3006.’

De telles manifestations peuvent aller jusqu’au hurlement :

‘Bientôt, naturellement, le travail se mit à marcher moins bien. Alberto gémit, haleta et finalement poussa un hurlement d’exaspération.
– Je n’ai pas peur, dis-je.
– De quoi ? Demanda-t-il.
– De toi. Tu rugis comme un fauve.
Oui ! s’écria-t-il. Un fauve qui tient sa proie !3007

De tels accès reviennent au fil des séances, ponctués par l’expression du désir face à l’irréalisable du modèle d’abandonner la peinture :

‘Après avoir travaillé un temps et quand tout parut aller au plus mal, il poussa soudain un grand cri, laissa tomber ses bras et dit :
– J’abandonne définitivement la peinture. C’est abominable. Je me retrouve exactement où j’en étais en 19253008.’

Le modèle comprend alors peu à peu, face à la récurrence de ces états dont il perçoit le caractère cyclique, qu’il assiste à quelque chose de l’ordre d’un rituel de possession – possession de l’autre, de l’impossessible – dont sa figure est l’enjeu, qu’il sent peu à peu s’enkyloser, à mesure qu’il s’habitue à ces accès de rage : « Je m’assis sur ma chaise et pris la pose dans laquelle il m’avait semblé parfois que je risquais d’être paralysé pour toujours. […] Il geignit, il soupira, il fit toutes les remarques autodestructrices et exaspérées auxquelles j’étais si bien habitué »3009. Enjeu exorbitant, à la démesure de l’existence, et pour le plaisir alors, écrit André du Bouchet reprenant les mots de Giacometti, « de gagner et de perdre »3010.

Le rapport de Michel Leiris à Giacometti est particulièrement éclairé par cette fonction de l’art comme jeu sacré. Dans le cahier rédigé en 1937-38, intitulé Notes pour Le sacré dans la vie quotidienne ou L’homme sans honneur, où l’écrivain cherche à fixer un programme autobiographique qui esquisse La Règle du jeu, celui-ci note : « Toute ma recherche d’un ‘sacré’ se résume à ceci : ce qui peut tenir le coup à l’échelle de la mort, ce que la mort ne dévalorise pas, ce qui garde sa saveur et son poids malgré qu’il y ait mort »3011. Le sacré s’établit dans le « rapport »3012 qui peut nous lier à un objet et l’art peut alors devenir « jeu religieux, ou religion du jeu »3013 : « L’art, comme jeu imprégné de religion. L’art, bâtard du jeu et de la religion »3014. Leiris, qui a connu depuis l’époque (surréaliste) des « constructions à claires-voies » et des « jeux qui se refusent à être des obturateurs d’espace »3015 jusqu’aux « hécatombes »3016 de la maturité le double jeu de Giacometti, jeu des sculptures et jeu du sculpteur, ne cessera de revenir sur cette question pour parvenir à quelques formulations décisives en 1983 à propos de Francis Bacon. La notion de jeu y est davantage précisée, sans lien avec une quelconque transcendance : « […] de nos jours, la peinture, privée de toute fonction sacralisante, ne peut plus être qu’un jeu […] »3017. Ce jeu est défini comme une « activité sans justification mais pour laquelle on peut pourtant se passionner à mort », c’est-à-dire une activité « dénuée de tout sens hormis sa pratique même »3018. Une telle conception trouve de nombreux échos dans la parole d’Alberto Giacometti, pour lequel son obsession de la sculpture est une « manie »3019, et qui peut déclarer à André Parinaud :

‘Eh bien ! d’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans sur une chaise tous les soirs, d’essayer de la copier sans réussir, et de continuer. Ce n’est pas une activité qu’on peut dire exactement normale, n’est-ce pas ? Il faut être d’une certaine société pour qu’elle soit même tolérée, parce que, dans d’autres, on ne pourrait pas la tolérer. C’est une activité qui est inutile pour l’ensemble de la société. C’est une satisfaction purement individuelle. Extrêmement égoïste et gênante, par là même, au fond. Toute œuvre d’art est enfantée totalement pour rien. Tout ce temps passé, tous ces génies, tout ce travail, finalement, sur le plan de l’absolu, c’est pour rien. Si ce n’est cette sensation immédiate dans le présent que l’on éprouve en tentant d’appréhender la réalité3020. ’

De la sculpture et de la peinture, Giacometti en fait donc, écrit-il, « pour dépenser, pour me dépenser le plus possible dans ce que je fais, pour courir mon aventure, pour découvrir de nouveaux mondes, pour faire ma guerre, pour le plaisir ? pour la joie ? de la guerre, pour le plaisir de gagner et de perdre »3021. Dans ce texte dont nous avons déjà cité la dernière phrase, et qui semble écrit d’un seul souffle, nous sommes donc très proches de ce que Michel Leiris formulera à propos de Francis Bacon, voyant dans l’art un jeu qui jette une « carte majeure […] sur le tapis : nos rapports avec le réel […] »3022. Il nous semble à la lecture de ces textes que l’écrivain a formulé à propos du peintre anglais bien des réflexions dont il a pu avoir une première intuition au contact d’Alberto Giacometti. Il peut alors rapprocher de manière significative les deux hommes dans cette perspective :

‘À l’inverse de cet autre meneur d’un très grand jeu, Picasso, qui semble s’être plu à expérimenter les manières les plus diverses de signifier et a ainsi remis en question tout le langage pictural, Francis Bacon – proche en cela de son contemporain Giacometti – paraît s’être efforcé de figurer de façon aussi juste et efficace que possible. Pour lui, le jeu ne consiste pas tellement à inventer des signes, il est avant tout une joute entre l’artiste et ce que l’artiste entend signifier, lutte qui, interaction entre contingence du motif et image que l’on trace en se fiant aux pulsions qui subjectivement nous animent, engendre cette « tension »3023 que Francis Bacon réclame et qui, selon lui, fait forcément défaut aux œuvres non figuratives3024.’

Jeu sacré, jeu de massacre pour Jacques Dupin, qui lui aussi s’oriente, proche sur ce point de Leiris, vers la redéfinition d’un sacré « dans la vie quotidienne »3025.

Jacques Dupin recentre en effet dans l’élan final de sa monographie la notion de sacré, hors de toute référence à une quelconque transcendance, vers cette ouverture que nous avons décelée au cœur des préoccupations d’André du Bouchet. Mais il met davantage que lui l’accent sur le lien entre cet effort d’effraction et le jeu des pulsions, d’une forme de violence archaïque à l’œuvre dans la création qui fait de lui, parmi les poètes de L’Éphémère 3026, le plus proche de Documents. Dans le dernier paragraphe du texte de 1962, l’acte d’« ouvrir » cède la place à celui, plus concret, de « déchirer » :

‘Giacometti va du connu à l’inconnu par un dépouillement et une ascèse progressifs. Il s’acharne sur les apparences et creuse le réel jusqu’à rendre visible l’essence de leur rapport, c’est-à-dire la présence d’un sacré. Ce sacré dont tout l’art moderne exprime la nostalgie, ce sacré dont le manque suscite des entreprises aussi poignantes que stériles, Giacometti le débusque et l’éveille là où il se cache, au fond de chaque chose et de chaque être. Inutile de dissocier la nymphe de la forêt et la sirène de la vague. Il n’est de sacré que dans le rapport excédent de l’homme et du réel, dans l’impossible communication de l’un avec le tout qu’établit, seuil et fulguration uniques, par la déchirure de soi et le déchirement de l’autre, le pouvoir totalisant de l’acte créateur3027.’

Le « rapport […] de l’homme et du réel », carte majeure, jetée, là encore, sur le tapis. Jacques Dupin est des poètes de L’Éphémère le plus réceptif à la part de la violence sexuelle dans la création d’Alberto Giacometti. Les mots « meurtre », « viol », familiers des lecteurs de sa poésie, ne font guère partie du minerai poétique d’Yves Bonnefoy ni d’André du Bouchet. Nous avons vu le peu d’affinités de Bonnefoy avec cet aspect de la pensée de Bataille3028. Chez André du Bouchet, la recherche de la « violence contenue » qui absorbe Giacometti n’est pas moins grande que chez Jacques Dupin, mais elle emprunte une autre voie. Comme si la violence chez lui se trouvait reportée en amont des signifiés, directement dans les actes de l’articulation et de la phonation. D’où une langue plus économe de ses mots, alors que Jacques Dupin se situe davantage dans un rapport sacrificatoire au langage. Dans la langue poétique de Jacques Dupin, la part de la dilapidation, de cette dépense 3029 qu’il perçoit chez Giacometti, est plus grande.

En 1945, une date évidemment peu anodine et l’année précédant Le Rêve, le Sphinx et la mort de T., également dans la revue Labyrinthe d’Albert Skira, Giacometti a fait paraître un texte d’une importance majeure quant à son rapport à la violence. Ce texte est « À propos de Jacques Callot », qui évoque les gravures de l’artiste en ces termes : « Ce ne sont que des scènes de massacre, ou de destruction, de torture et de viol, incendie et naufrage. Et ce n’est peut-être pas par hasard que la plus célèbre de ces planches soit celle qui nous montre le plus de pendus »3030. L’article évoque également les sujets de guerre et d’horreur chez Goya et Géricault : supplices, mutilations, folles et fous. Il conclut alors :

‘S’il y a parenté évidente entre le sujet de guerre et d’horreur chez ces trois artistes, il y a parenté aussi entre leurs natures mortes et leurs fous. Il y a chez ces artistes un frénétique désir de destruction dans tous les domaines, jusqu’à la destruction de la conscience humaine […]3031.’

Plus loin Giacometti évoque encore le « plaisir à la destruction chez les enfants », leur « cruauté (la mise à mort d’insectes et d’autres animaux en les mutilant, en les faisant souffrir) » et leur « voracité qui ne s’arrête pas devant les excréments »3032. Giacometti avait déjà fait part ailleurs des fantasmes de viol qui l’animent3033, mais ce texte déjà évoqué à propos de Documents 3034 va beaucoup plus loin, puisque il y examine sous cet angle son propre rapport à la création, généralisé à travers la proposition que « dans toute œuvre d’art le sujet est primordial, que l’artiste en soit conscient ou non »3035. C’est alors « l’origine du sujet et de l’obsession qu’il faudrait chercher, elle n’est pas forcément freudienne »3036.

À l’écart effectivement de l’interprétation freudienne, Jacques Dupin recherche l’origine du rapport de Giacometti à la destruction dans la « sensation du vide qui sépare les êtres, qui les isole du monde, qui fait obstacle à la communication »3037, une sensation qui trouve à s’exprimer dans le texte sur Callot : « le seul élément permanent et positif chez Callot, c’est le vide, le grand vide béant dans lequel ses personnages gesticulent, s’exterminent et s’abolissent »3038. Le quatrième des « Textes pour une approche » de Jacques Dupin est central pour cette question, puisque le poète y analyse avec une précision inédite cette passion de la destruction dont personne avant lui n’avait relevé l’importance majeure avec tant d’acuité, jusqu’à redéfinir l’acte créateur à partir d’elle. Si les mots « massacre » et « hécatombe », que nous avons rencontrés chez Sartre et Leiris, se retrouvent sous la plume de Jacques Dupin, celui-ci pousse l’analyse beaucoup plus loin dans un texte où il cite Artaud3039, puisqu’il dévoile la façon dont Giacometti a érigé « la destruction en méthode »3040.

« Il y a, nous dit Jacques Dupin, il y avait surtout, chez Giacometti, un instinct de cruauté, un besoin de destruction qui conditionnent étroitement son activité créatrice »3041. Cet emploi du passé se justifie par le retour sur les fantasmes enfantins déjà évoqués. Jacques Dupin évoque la passion du sculpteur pour les récits de batailles, sa fascination et sa terreur devant le spectacle de la violence en s’appuyant sur ses propres entretiens avec lui en vue de la rédaction du livre : « Naguère, avec des personnes de rencontre ou des amis, surtout des femmes, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer comment il pourrait les tuer »3042. D’autres indications se trouvent déjà dans le « Lettre à Pierre Matisse »3043 : « beaucoup de dessins de jeunesse sont des illustrations des épisodes les plus sanglants des tragédies d’Eschyle et de Sophocle, qui étaient sa lecture de prédilection »3044. Ce sont ensuite les sculptures de la période 1928-1931 qui sont analysées dans cette perspective, « Pointe à l’œil », bien sûr, mais également « La Cage » de 1931, où « les formes se déchirent et s’entre-dévorent dans un climat convulsif »3045. Une autre, « Fleur en danger », que Dupin nomme « Fil tendu », suggère un « acte destructeur, immobilisé à l’instant fatal de son accomplissement »3046.

Cette violence n’est pourtant pas gratuite, elle trouve sa source dans le refus opposé par le réel qui n’en finit pas de se dérober à la saisie de l’artiste. Nous retrouvons ici ce que nous avons analysé chez André du Bouchet comme la paroi du réel, qui dans toute chose renvoie celui qui lui fait face aux limites de sa propre existence incarnée. L’obsession du franchissement de cette paroi, Jacques Dupin la définit pour sa part – ces mots apparaissent comme la clef de son analyse de l’art de Giacometti – comme le désir d’une « communication absolue »3047, dont l’impossibilité attise sans cesse son instinct de cruauté :

‘On ne viole pas l’être qui consent mais celui qui se refuse. Le recours à la violence n’est qu’un moyen extrême, désespéré, de provoquer la rencontre impossible. La relation de Giacometti avec la réalité, ses rapports avec sa sculpture ou sa toile son empreints de violence en proportion de l’insatisfaction où ils le réduisent3048. ’

Les forces de la destruction se polarisent dès lors vers cette figure qui se refuse pour entamer la paroi, la gangue superficielle du monde, avec pour horizon l’espoir d’« entrer dans la forteresse »3049.

Le travail concret de la sculpture que guide cet « instinct cruel »3050 peut dès lors s’apparenter à une forme de torture : « Ainsi le pastillage de ses sculptures : il triture la terre avec rage comme pour questionner sans relâche, pour lui arracher ses secrets par la torture »3051. Cette agression dont l’objet se révèle être la paroi des choses, ce déferlement de cruauté, Jacques Dupin les désigne enfin dans la conclusion de ce chapitre comme le seul moyen d’accès à la profondeur que l’art de Giacometti poursuit. L’œuvre dont le but est inaccessible ménage en effet la possibilité d’un progrès, dont ce gaspillage d’énergie s’affirme comme la condition. Violence (le moyen), profondeur (le but) et progrès (le résultat) se nouent dans ce passage qui désigne magnifiquement l’atelier comme un lieu en proie à des « fêtes de la fureur exaspérée » :

‘Il lui faut pénétrer, faire irruption à l’intérieur des choses, des êtres et de soi, et la violence devrait permettre d’y entrer par surprise, de renverser d’un seul coup les barrières. Mais ce que détient la profondeur, la profondeur en même temps le retient, en défend âprement l’accès. Elle ne se livre pas dans un seul assaut et chaque refus qu’elle oppose appelle un nouveau viol. Il faut réitérer la tentative sans répit et soutenir sans fin un mouvement d’interrogation meurtrière et de contestation. Giacometti ne progresse qu’à travers un saccage de toiles, une hécatombe de statues. Il semble ériger la destruction en méthode. À certaines époques, aucune œuvre ne trouve grâce à ses yeux. Et il maltraite sa vie autant que ses œuvres, férocement. Dans l’atelier les gravats des plâtres brisés, les armatures décharnées, les sculptures décharnées, les sculptures abandonnées ou mutilées sont là comme les vestiges de ces massacres, de ces fêtes de la fureur exaspérées3052.’

Les passerelles entre la poésie de Jacques Dupin et ce passage sont nombreuses. Y a-t-il une influence de Giacometti sur cet aspect de son œuvre ? Il faut plutôt parler de rencontre. La sensibilité propre du poète l’a rendu réceptif à cette dimension de l’acte créateur chez Giacometti, et en retour les passages que dans sa monographie il a consacré à cette question ont été pour lui, en formulant ces analyses à propos d’un autre, l’occasion d’une prise de conscience qui a pu rejaillir alors sur son œuvre, pour un approfondissement. Des artistes aux poètes, comme le souligne le poète lui-même, beaucoup plus sûrement que des influences, une « combinatoire du fond »3053. Quant au rapport à la destruction, ce texte en montre bien les deux époques : celles (1935-1947) où « aucune œuvre ne trouve grâce à ses yeux » et celle d’après, où s’il épargne davantage d’œuvres qu’avant, la destruction n’en tient pas moins une place essentielle dans son travail, une place d’autant plus importante à partir de 1956 que l’idée de faire un tableau ou une sculpture s’éloigne de lui.

Notes
2996.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 245.

2997.

Sculpture de 1931.

2998.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 293.

2999.

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 501.

3000.

James Lord, ibid., p. 49.

3001.

Ibid., p. 50.

3002.

Voir Georges Limbour, op. cit.

3003.

Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 436 [26 janvier 1947].

3004.

PA, p. 25.

3005.

Jacques Dupin, « Une écriture sans fin », TPA, p. 103.

3006.

James Lord, Un portrait par Giacometti, op. cit., p. 108.

3007.

Ibid., p. 136.

3008.

Ibid., p. 141.

3009.

Ibid., pp. 144-145.

3010.

André du Bouchet, QPTVN, p. 22.

3011.

Michel Leiris, L’homme sans honneur, notes pour Le sacré dans la vie quotidienne, édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1994, pp. 113-114.

3012.

Ibid., p. 126.

3013.

Ibid., p. 150.

3014.

Ibid., p. 149.

3015.

« Pierres pour un Alberto Giacometi », PA, p. 22.

3016.

Ibid., p. 25.

3017.

« Francis Bacon, face et profil », Francis Bacon ou la brutalité du fait, Paris, Seuil, 1996, p. 89.

3018.

Ibid., p. 90.

3019.

 Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 278 : « Pourquoi cette manie de vouloir se rendre compte de ce qu’on voit ? »

3020.

Idem.

3021.

« Ma réalité », Écrits, op. cit., p. 77.

3022.

Michel Leiris, « Francis Bacon ou la vérité criante », Francis Bacon ou la brutalité du fait, op. cit., p. 16.

3023.

Voir Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 245.

3024.

Michel Leiris, « Francis Bacon, face et profil », op. cit., p. 91.

3025.

 Voir L’homme sans honneur, notes pour Le sacré dans la vie quotidienne, op. cit.

3026.

Michel Leiris mis à part.

3027.

Jacques Dupin, TPA, p. 78. Voir sur cette question Glenn Williams Fetzer, « Dupin, Bataille and the Sense of the Sacred », Literature and spirituality, Ed. David Bevan, Amsterdam, Rodopi, 1992, pp. 49-58. Le critique y met en relation « Le Soleil substitué » de Jacques Dupin avec L’Expérience intérieure de Georges Bataille.

3028.

Voir chapitre XIII.

3029.

Voir Georges Bataille, « La notion de dépense » (1933), OC I, pp. 302-320 ; mais cette dépense doit être pensée en lien avec son aspect visuel, et c’est alors plutôt vers l’article « Soleil pourri » [Documents, 1930, n°3, pp. 173-174] qu’il faut se tourner. Dans l’éblouissement du soleil, montre Bataille dans cet article, « l’expérience ‘obstinée’ou ‘folle’ du visuel nous fait passer d’une chose à un acte, d’un astre à un désastre, c’est-à-dire d’un terme gagné à une relation de perte, à un processus de dépense […] » (Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe, op. cit., p. 193).

3030.

Alberto Giacometti, « À propos de Jacques Callot », Écrits, op. cit., p. 25.

3031.

Ibid., p. 26.

3032.

Idem.

3033.

« Hier, sables mouvants », ibid., p. 9.

3034.

Voir chapitre II.

3035.

« À propos de Jacques Callot », op. cit., p. 26.

3036.

Idem.

3037.

Jacques Dupin, TPA, p. 22.

3038.

Alberto Giacometti, idem.

3039.

 Jacques Dupin, TPA, p. 52.

3040.

Ibid., p. 23.

3041.

Ibid., p. 21.

3042.

Idem.

3043.

Voir Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., pp. 37-38.

3044.

Jacques Dupin, idem.

3045.

Ces sculptures se trouvent reproduitent dans la monographie de 1962 chez Maeght où les « textes » paraissent pour la première fois. Pour « La Cage », voir Jacques Dupin, Alberto Giacometti : textes pour une approche, Paris, Maeght, 1962, p. 206.

3046.

Jacques Dupin,TPA, p. 22. Cette sculpture de 1933 n’est pas reproduite. Pour la reproduction, voir Ernst Scheidegger, Traces d’une amitié, op. cit., p. 115.

3047.

Jacques Dupin, ibid., p. 55.

3048.

Ibid., p. 23. Jacques Dupin relativisera cette « insatisfaction » : voir ci-après.

3049.

Idem.

3050.

Ibid., p. 22.

3051.

Ibid., p. 23.

3052.

Ibid, p. 23-24.

3053.

« Entretien avec Jacques Dupin, Prétexte, n°9, printemps 1996, p. 44.