III) Un « va-et-vient de la distance la plus extrême à la plus proche familiarité »

‘Leur beauté – des sculptures de Giacometti – me paraît tenir dans cet incessant, ininterrompu va-et-vient de la distance la plus extrême à la plus proche familiarité : ce va-et-vient n’en finit pas et c’est de cette façon qu’on peut dire qu’elles sont en mouvement3101.
Jean Genet’

La technique de l’approche si particulière de la réalité à laquelle se livre Alberto Giacometti, si elle est intimement liée au « besoin de destruction » de l’artiste, n’est pas gratuite. Elle répond également de manière très précise à la perception, puisque la réalité ne nous apparaît jamais de manière stable, mais que les choses pour qui les observe aussi scrupuleusement que Giacometti, ont l’air de se défaire et de se refaire à chaque instant3102. Il faut donc que la figure donne à la fois l’impression des forces de la destruction qui à chaque instant écrasent un être vivant, mais également des forces internes que cet être oppose à la destruction, s’il veut se maintenir vivant. C’est cette forme qui toujours dépasse « ce que le personnage est »3103 qu’il faut donner à voir, et les forces d’insurrection qui lui permettent à chaque instant de ne pas être totalement « broyé, écrasé »3104, mais de bondir au hasard de ce qui s’effondre vers le lieu où il pourra se rejoindre à l’avant de lui-même. Le « faire-défaire-refaire » n’est donc pas uniquement une technique de travail, il trouve son prolongement dans ce que les figures nées de ce travail auront pu s’en incorporer pour perpétuer en elles le mouvement incessant de création et de destruction qui caractérise la vie. Il s’agit donc maintenant d’examiner ce que ces figures nourries par le feu de la destruction auront pu en retenir pour advenir à une forme contradictoire et instable capable à la fois du surgissement et du retrait. C’est dès lors vers les écrivains non en tant que témoins du travail de l’artiste, mais en tant que spectateurs de l’œuvre que nous devons nous tourner pour éprouver par leurs yeux et leurs mots l’efficacité d’effraction qui est celle de ces figures pour qui consent à s’y envisager. Cette impression si particulière caractérisée par un double mouvement contradictoire, nous la retrouvons de texte en texte.

Le passage où Sartre l’évoque avec le plus de précision est à propos des peintures où il en vient à se demander si les figures qui les peuplent sont des apparitions ou des disparitions avant d’indiquer par sa réponse contradictoire leur capacité à tenir ensemble ces pôles opposés. Observons combien la métaphore de l’immersion employée par Dupin dans la citation précédente3105, alors qu’il évoquait le travail du peintre dans sa progression et dans sa durée, reste valable pour décrire ces fragments d’un travail interrompu que sont les tableaux :

‘Ces extraordinaires figures, si parfaitement immatérielles qu’elles en deviennent souvent transparentes, si totalement, si pleinement réelles qu’elles s’affirment comme un coup de poing et qu’on ne peut les oublier, sont-ce des apparitions ou des disparitions ? Les deux ensemble. Elles semblent si diaphanes, parfois, qu’on ne songe même plus à s’interroger sur leurs têtes : on se pince pour savoir si elles existent vraiment. Si l’on s’obstine à les épier, le tableau tout entier se met à vivre : une mer sombre roule sur elles et les submerge ; il ne reste plus qu’une surface barbouillée de suie ; et puis la vague se retire et on les revoit, blanches et nues, qui brillent sous les eaux. Mais dès qu’elles réapparaissent, c’est pour s’affirmer avec violence, comme des cris étouffés qui parviennent au sommet d’une montagne, et dont on sait, à les entendre, qu’ils ont été, quelque part, de grands cris d’appel ou de douleur. Ce jeu du paraître et du disparaître, de la fuite et de la provocation leur donne un certain air de coquetterie. Elles me rappellent cette Galatée qui fuyait son amant sous les saules et désirait en même temps qu’il la vît3106.’

Il faut pour comprendre ce passage se souvenir de ce que nous avons dit sur le traitement particulier du détail par Giacometti qui permet de créer ces impressions3107. Il démontre surtout qu’il y a dans ces contradictions peintes – apparaître et disparaître – un temps impliqué que l’écrivain ne parvient à rendre ici qu’en l’expliquant, c’est-à-dire en déployant dans la durée le morceau d’espace comprimé par Giacometti. L’emploi des adverbes et de la locution conjonctive – « parfois », « puis », « dès qu’ » – l’opposition entre l’inchoatif – « se met à » – et le préfixe à valeur itérative « re-» – « retire », « revoit », « réapparaissent » – montre bien que le « faire-défaire-refaire » est actif dans la peinture « achevée », ou qui plutôt se réalise dans la profondeur que lui prête celui qui s’y confronte. Le spectateur la complète en lui offrant un peu de son propre temps de vie pour qu’elle puisse s’y étirer avant de reprendre ses distances.

Nous retrouvons ici l’importance du désir que Giacometti cherche à éveiller par l’impossibilité de la contemplation3108. Que signifie cette privation du repos de la contemplation ? Dans la plupart des grands tableaux, nous pouvons nous abîmer autant que dans une figure de Giacometti, et sortir de nous-mêmes pour y revenir ensuite. Dans une peinture de paysage par exemple, nous pouvons nous absorber et trouver également de détail en détail matière à narration, pour une ekphrasis 3109 qui prendrait appui sur ce paysage, sur un arbre, un nuage, comme sur une oreille ou un nez dans un portrait réaliste ou non. Mais celui qui entreprend de circuler d’un détail à l’autre d’un tableau de Giacometti ne rencontre qu’un « enchevêtrement de lignes courbes » et de « virgules »3110. La seule narration possible ne découle pas de la mise en rapport d’un détail avec un autre mais de l’éloignement de soi à soi d’une seule figure qui de loin en loin surgit de ces « lignes courbes » comme l’araignée aperçue tout d’un coup au centre de sa toile. Les figures de Giacometti ne nous laissent donc pas la maîtrise de notre regard : elles nous arrachent à nous-mêmes mais sans nous laisser le loisir de demeurer librement au sein de cette extase. Le refus opposé à la contemplation signifie que le spectateur se voit imposer avant tout une discontinuité dans son rapport à l’œuvre d’art, que celle-ci le convoque à un mouvement qui ne connaît pas d’arrêt et progresse par ruptures successives. De même qu’il brise son trait, Giacometti rompt les contours du temps pacifié de l’admiration pour happer le spectateur dans ce rapport discontinu où il doit consentir à ce que la figure se fasse et se défasse sans horizon de repos dans l’intervalle qui nous sépare d’elle. La figure ne va pas s’endormir dans l’espace où le peintre l’a posée puisque nous seuls contenons l’espace nécessaire pour lui permettre de s’allonger, et que « s’allonger » pour Giacometti veut dire « être debout ». Elle a son espace en nous, ou plutôt dans le vide intermédiaire qui lui permet de nous rejoindre par intermittence, puisque « nous sommes la cible »3111.

Jean Genet, à qui les figures de Giacometti apparaissent comme des « déesses » retrouve face à elles le « jeu du paraître et du disparaître » décrit par Sartre pour le ressentir de façon plus aiguë, moins triviale. Aucune « coquetterie »3112 dans la partie de cache-cache à laquelle il s’adonne à son tour mais une terreur panique mêlée de fascination, le sentiment d’écrasement du profane terrassé par un dieu. S’il y a jeu, il fait signe vers ce « jeu sacré » que nous avons décrit à partir des textes de Leiris et Dupin. Voici comment l’écrivain évoque à son tour son saisissement devant une « apparition » bien plus terrible que celles décrites par Ponge, et sur laquelle on ne peut avoir le dessus :

‘Quand apparut brusquement – car la niche est coupée net, au ras du mur – sous la lumière verte Osiris, j’eus peur. Mes yeux, naturellement, furent les premiers renseignés ? Non. Mes épaules d’abord, et ma nuque qu’écrasait une main, ou une masse qui m’obligeait à m’enfoncer dans les millénaires égyptiens et, mentalement, à me courber, et davantage même, à me ratatiner devant cette petite statue au regard et au sourire durs. Il s’agissait bien d’un dieu. De celui de l’inexorable. (Je parle, on s’en doute peut-être, de la statue d’Osiris, debout, dans la crypte du Louvre.) J’avais peur parce qu’il s’agissait, sans erreur possible, d’un dieu. Certaines statues de Giacometti me causent une émotion bien proche de cette terreur, et une fascination aussi grande3113.’

Genet insiste sur le sentiment physique de l’écrasement. La statue saute aux yeux mais pour toucher le corps à qui elle donne à éprouver sa « masse » énorme. Comme si le poète pouvait ressentir le poids de tout l’espace – l’air – comprimé en elle, par l’effet de la dilatation soudaine que permet l’apparition d’un observant 3114, c’est-à-dire de cet autre pôle attendu pour que s’effectue la translation de l’ensemble de sa masse avec une force d’impact accrue par la vitesse. Mais Genet va bientôt s’ouvrir à l’autre terme de cette vivante contradiction que les sculptures portent en elles : leur retrait, aussi vertigineux que leur avancée.

‘Elles me causent encore ce curieux sentiment : elles sont familières, elles marchent dans la rue. Or, elles sont au fond du temps, à l’origine de tout, elles n’en finissent pas de s’approcher et de reculer, dans une immobilité souveraine. Que mon regard essaye de les apprivoiser, de les approcher et – mais sans fureur, sans colère ni foudres, simplement à cause d’une distance entre elles et moi que je n’avais pas remarquée tant elle était comprimée et réduite au point de les faire croire toutes proches – elles s’éloignent à perte de vue : c’est que cette distance entre elles et moi soudain s’est dépliée. Où vont-elles ? Encore que leur image reste visible, où sont-elles ? (Je parle surtout des huit grandes statues exposées cet été à Venise3115.)3116

L’écrivain retrouve ici tout ce que nous avons déjà évoqué à propos de la distance, celle qui le sépare du modèle, que Giacometti a incorporée à la sculpture3117. Mais si on n’approche pas d’une sculpture de Giacometti, celle-ci en revanche approche avec insistance de celui qui la regarde, dans ce jeu de dépli et de repli décrit par Genet. Il va, comme Sartre, recourir au conditionnel – « Si l’on s’obstine […] »3118 (Sartre) / « Que mon regard […] » (Genet) – pour déployer le double mouvement virtuellement présent dans ces œuvres. Quant à la contradiction décrite par Sartre, elle se complique d’un troisième terme : l’« immobilité souveraine» au sein de laquelle glissent ces figures qui ne tiennent pas en place. Leurs avancées et leurs replis n’apparaissent pas exclusifs de l’immobilité que leur confère la dissociation de l’« objet » sculpture et de la figure représentée par cet objet. La même figure peut abolir et rétablir à sa guise la distance qui la sépare de nous sans que nous ne puissions rien obtenir d’autre que l’inverse du mouvement que nous cherchons à provoquer : elle s’approche contre toute attente, mais fuit celui qui tente à son tour de l’approcher.

Enfin Genet ajoute une dimension à la contradiction, celle du temps. Nous avons vu que chez Sartre la figure se déploie et se reploie dans l’espace comme dans un temps quelle partage avec nous, celui de l’existence de qui s’arrête devant elle. Mais chez Genet, la contradiction spatiale est également une contradiction temporelle puisque l’avancée dans le temps de la figure alterne avec un repli qui s’effectue lui aussidans le temps. Elle est « au fond du temps, à l’origine de tout », d’où elle jaillit mais pour y retourner par intermittence. C’est que l’œuvre d’art, pour Genet, est créée pour les morts. Et peut-être pouvons-nous alors approcher le sens qu’il confère à cette expression :

‘Je comprends mal ce qu’en art on nomme un novateur. Par les générations futures une œuvre devrait être comprise ? Mais pourquoi ? Et cela signifierait quoi ? Qu’elles pourraient l’utiliser ? À quoi ? Je ne vois pas. Mais je vois bien mieux – encore que très obscurément – que toute œuvre d’art, si elle veut atteindre aux plus grandioses proportions, doit, avec une patience, une application infinies depuis le moment de son élaboration, descendre les millénaires, rejoindre s’il se peut l’immémoriale nuit peuplée de morts qui vont se reconnaître dans cette œuvre3119.’

Jean Genet récuse donc la notion d’histoire de l’art à laquelle Sartre, même s’il note que Giacometti ne croit pas au « progrès »3120 en art, d’une certaine manière reste attaché lorsqu’il fait dans « La Recherche de l’absolu » de Giacometti un « novateur » en sculpture, opposé sans nuance à tout ce qui a été fait avant lui. Mais Sartre et Genet s’accordent pour reconnaître que le « progrès » dont parle Giacometti est interne à son œuvre, et ne se mesure pas à l’aune de l’histoire de l’art. Loin des « déserts que l’histoire accable »3121, le culte des ancêtres vers lequel fait signe l’expression de Genet évoque surtout l’idée de maintenir un lien vivant avec l’origine. Que ces ancêtres soient ou non de véritables ancêtres importe peu pour l’enfant trouvé qui est avant tout un enfant perdu3122. Qu’ils aient même vécu n’est pas le problème. Ils valent par la ressource d’oubli offerte à l’œuvre d’art qui n’en finit pas de se replonger en eux :

‘Non, non, l’œuvre d’art n’est pas destinée aux générations enfants. Elle est offerte à l’innombrable peuple des morts. Qui l’agréent. Ou la refusent. Mais ces morts dont je parlais n’ont jamais été vivants. Ou je l’oublie. Ils le furent assez pour qu’on l’oublie, et que leur vie avait fonction de leur faire passer ce tranquille rivage où ils attendent un signe – venu d’ici – et qu’ils reconnaissent.
Encore que présentes ici, où sont ces figures de Giacometti dont je parlais, sinon dans la mort ? D’où elles s’échappent à chaque appel de notre œil pour s’approcher de nous3123.’

Le point vivant de cette contradiction, s’il est troué par la mort, n’est donc pas sans analogies avec le « point présent » tel que nous l’avons analysé chez André du Bouchet3124, il s’agit toujours d’un rapport à l’origine que doit maintenir l’œuvre d’art. Mais chez Genet le rapport est inversé. La figure n’est pas le seuil, ici même, qui conduit vers l’origine ou la mort à traverser. Elle est là-bas, chez les morts, d’où elle part et où elle retourne. Pour André du Bouchet le seuil ne saurait être ailleurs qu’ici, mais la même importance est accordée chez les deux écrivains à l’oubli.

Car ce que Jean Genet désigne comme « les morts » semble pouvoir être rapproché de ce fond primordial qu’Anaximandre appelle l’apeiron (l’indéterminé, l’in-fini), le principe des êtres. C’est en effet, remarque Henri Maldiney, « là où [les êtres] prennent naissance que nécessairement les atteint la mort »3125, car, selon le premier fragment d’Anaximandre, ils « se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustice selon l’ordre du temps »3126. Mais l’œuvre d’art ne peut nous faire communiquer avec l’Ouvert que si elle-même est ouverte, si elle se construit sur un vide capable de la faire communiquer avec l’origine. Si éloignée que puisse paraître l’œuvre de Jean Genet de la pensée chinoise – peut-être pas si éloignée en réalité – un rapprochement avec ce que dit Henri Maldiney de la différence pour les Chinois entre un vase considéré comme un ustensile et un vase considéré comme une œuvre d’art peut être éclairant. Dans l’ustensile le creux du vase est un évidement « défini par des limites qui appartiennent au corps enveloppant ». Dans l’œuvre d’art au contraire le vide n’est pas « à l’intérieur à la façon d’un contenu » :

‘Ce vide est directement impliqué dans l’Ouvert. L’Ouvert est l’éclaircie universelle dans laquelle le vase lui-même apparaît ou, comme on disait encore parfois au XVIIe siècle, s’apparaît. Son déploiement à partir de son vide révèle le grand Vide, invisible, impalpable, où sa forme se forme, pour apparaître3127.’

Chez Genet les expressions de « dieu » et de « déesses », de « morts » pourront un instant perdre le lecteur, mais il faut se rappeler ce qu’est Dieu pour Genet, dès Notre-Dame-des-Fleurs : « seulement un trou avec n’importe quoi autour »3128. L’œuvre de Genet nourrit dès ses débuts un rapport très spécifique au vide que sa rencontre avec Giacometti le conduit à approfondir pour le mener au théâtre vers les « paravents », qui n’ont d’autre fonction que d’être des apparences à crever, à déchirer, pour qu’apparaisse de manière épiphanique le vide qu’elles voilent. Ce vide à partir duquel se déploient les sculptures, Genet le nomme « blessure secrète » :

‘Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde. Il y a donc loin de cet art à ce qu’on nomme le misérabilisme. L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine3129.’

Il faut donc se garder de mettre trop de sentimentalisme dans cette expression de « blessure secrète » et la percevoir dans son rapport à l’origine. Beauté est la percée de l’origine d’où toute chose s’illumine. La blessure, pour singulière qu’elle soit, est l’ouverture par laquelle tout homme rencontre le monde, les autres, « ce point qui le fait identique à tous et plus précieux que le reste du monde », dira Genet plus loin à propos de l’Arabe misérable à la terrasse d’un café3130. Ce point « subsiste » quand l’homme, par un mouvement analogue à celui des sculptures de Giacometti qui l’ont révélé, « s’est reculé en lui-même aussi loin que possible, comme la mer se retire et abandonne le rivage ». Point singulier, secret, il est l’endroit par où il communique avec les morts, avec le fond. Ajoutons que ce rapport à l’origine n’a rien à voir avec la nostalgie d’une régression ad uterum. Il est à replacer au sein d’un mouvement profondément dynamique3131.

Revenons au sentiment d’un poids à supporter exprimé par Genet face aux sculptures, car il revient face aux peintures et va nous permettre d’établir un lien plus précis entre cet effet produit par les œuvres et leur cause, c’est-à-dire la technique du « faire-défaire-refaire » qui nous intéresse ici. Giacometti offre à Genet une œuvre de lui qu’il lui demande de choisir et Genet se décide pour l’un des portraits qui le représentent, une « petite tête » :

‘Seule dans la toile elle ne mesure pas plus de sept centimètres de haut sur trois et demi ou quatre de large, pourtant elle a la force, le poids et les dimensions de ma véritable tête. Quand je sors le tableau de l’atelier pour le regarder, je suis gêné car je me sais autant dans la toile qu’en face d’elle, la regardant, – je me décide donc pour cette petite tête (bourrée de vie, et si pesante qu’elle en paraît une petite balle de plomb pendant sa trajectoire)3132.’

D’où naît cette impression de force, de poids, comme une « balle de plomb » lancée à pleine vitesse sur sa cible ? Jean Genet en a l’intuition lorsqu’il dit que la tête est « bourrée de vie ». Mais par quel processus cette vie s’est-elle accumulée dans la tête jusqu’à lui conférer une telle densité ? Il faut, pour en avoir une idée, se reporter vers un autre passage où le poète décrit à propos des peintures le même effet de « va-et-vient » qu’à propos des sculptures :

‘[…] dans l’atelier [où] je ne peux prendre que peu de distance, le portrait m’apparaît d’abord comme un enchevêtrement de lignes courbes, virgules, cercles fermés traversés d’une sécante, plutôt roses, gris ou noirs – un étrange vert s’y mêle aussi – enchevêtrement très délicat qu’il était en train de faire, où sans doute il se perdait. Mais j’ai l’idée de sortir le tableau dans la cour : le résultat est effrayant. À mesure que je m’éloigne […] le visage, avec tout son modelé m’apparaît, s’impose – selon ce phénomène déjà décrit et propre aux figures de Giacometti – vient à ma rencontre, devient d’une présence, d’une réalité et d’un relief terribles.
[…] Si je considère mieux la toile, « relief » convient mal. Il s’agit plutôt d’une dureté infracassable qu’a obtenue la figure. Elle aurait un poids moléculaire extrêmement grand. Elle ne s’est pas mise à vivre à la façon de certaines figures dont on dit qu’elles sont vivantes parce qu’elles sont saisies dans un moment particulier de leurs mouvements, parce qu’elles sont signalées par un accident qui n’appartient qu’à leur histoire, c’est presque le contraire : les visages peints par Giacometti semblent avoir accumulé à ce point toute vie qu’il ne leur reste plus une seconde à vivre, plus un geste à faire, et (non qu’elles viennent de mourir) qu’elles connaissent enfin la mort, car trop de vie est tassée en elles. Vu à vingt mètres, chaque portrait est une petite masse de vie, dure comme un galet, bourrée comme un œuf, qui pourrait sans efforts nourrir cent autres portraits3133. ’

Genet retrouve ici les mots de « réalité » et de « présence », dont on comprend ce qu’ils doivent au sentiment de l’avancée de ces figures vers celui qui les regarde, à une violente mise en cause du spectateur. Nous retrouvons également la notion de ressemblance telle que nous avons pu la redéfinir. Le mot n’apparaît pas dans le texte mais Genet montre que la vie de ces peintures ne doit rien au « particulier », aux « accidents », c’est-à-dire qu’il dépasse la ressemblance extérieure, celle qui s’arrête aux traits du modèle, pour une mimésis de l’apparaître, qui tient à l’insurrection éruptive de ces traits sous la poussée du fond.

Genet semble pour finir retrouver l’image de l’œuf cosmogonique, celui que certains mythes placent à l’origine de toutes choses3134. S’il a posé pour Giacometti et pris des notes dans l’atelier, le texte de Genet ne rend pas compte aussi précisément que par exemple James Lord ou David Sylvester de la technique de travail de Giacometti, où création et destruction s’enchevêtrent. Mais il la rencontre à sa manière. En effet ces œuvres lui apparaissent comme un excès de vie équivalant à une connaissance de la mort. Il s’agit bien là de cette survie recherchée du temps de la vie, en prévision d’une mort encore à venir déjà rencontrée avec André du Bouchet3135. La mort dans ces figures n’est que l’autre face d’un débordement de vie. Mais cette mort et cette vie ne sont rentrées en elles que par la voie de la dilapidation déjà évoquée, par cette énorme réserve d’énergie dépensée par le sculpteur pour le plaisir de gagner et de perdre. Cette transfusion revêt le double visage d’une création mêlée de destruction. Car ce que note Genet à propos de la vie « tassée » dans ces œuvres, ce n’est rien moins qu’une intuition très concrète de la rage avec laquelle Giacometti s’en est pris à elles pour les fortifier, rage destructrice qui cent fois a provoqué leur disparition pour qu’avec plus de vigueur elles se réaffirment, de telle sorte que réellement elles connaissent la mort, si la mort pour une figure peinte est cette dévoration grise du tableau qui par intermittence donne tout à refaire. Genet touche alors extrêment juste lorsqu’il affirme que chaque portrait est une « masse de vie […], qui pourrait sans efforts nourrir cent autres portraits ». Ce n’est peut-être pas encore vrai pour le sien, mais il pourra arriver dans les dernières années que cent états du portrait, cent palimpsestes soient réellement enfouis sous la figure telle qu’elle apparaît, au sommet d’un petit tas de peinture qui gêne Giacometti à tel point qu’il peut entreprendre de le gratter3136, de telle sorte que vies et morts sont bien tassées sous elle, comme en sculpture cent visages sous l’état conservé des bustes de Lotar. Ces portraits connaissent la mort parce que Giacometti la leur a infligée à chaque réapparition du grand pinceau. Le « faire-défaire-refaire » possède donc une efficacité réelle, nettement perceptible à Genet même s’il ne cherche pas à la relier à la façon dont Giacometti travaille.

C’est le livre de Jacques Dupin qui établit de la manière la plus précise le lien entre la méthode de travail de Giacometti et les caractéristiques de l’œuvre épargnée, cette « présence farouche et mystérieuse » qui résulte du « supplice qui la façonne et la dénude »3137. Nous avons vu que la technique de l’effacement régulier de la figure, du consentement à sa perte provenait – dans une « curieuse combinaison d’incessante autocritique et d’un désir de spontanéité »3138 – de la volonté de Giacometti de faire jaillir sculpture et peinture d’un coup comme il les voit, sans procéder à des corrections locales mais en se ressourçant à chaque étape dans le fond de l’origine. De cette manière de procéder la figure garde la trace, qui n’apparaît pas graduellement mais surgit tout entière pour disparaître aussi entièrement qu’elle est apparue :

‘Elle me frappe sans se livrer, avec la promptitude de la foudre. Mais en même temps, parce qu’elle ne cède rien d’elle-même – rien que sa totalité, elle n’épuise rien de mon désir et ses refus développent contradictoirement un pouvoir d’attraction qui se perpétue. Je l’obtiens toute au premier regard, – toute, c’est-à-dire son être distant, séparé – et de la perdre toute si vite me la rend désirable à nouveau, d’un désir aussitôt comblé, aussitôt renaissant. Elle m’attire, m’attache, et me retient à distance simultanément. Parce qu’elle est à la fois surgissement d’une présence et possibilité inépuisable d’échanges par défaut, elle avance sur moi et recule, dans le même instant, ou plutôt hors du temps3139.’

L’« échange par défaut » est la transposition dans le rapport du spectateur à l’œuvre du travail de la destruction qui consiste à laisser échapper le reflet de ce qui de toute façon échappe : la réalité. Le « défaut » est l’incorporation de la perte dans l’œuvre « achevée », l’indice de l’imperfection essentielle qui résulte de sa tension vers un objet extérieur qui se refuse. S’il se refuse pour sombrer dans la mort à laquelle le promet sa finitude il faut que l’œuvre née des mains du sculpteur à l’envi se refuse, et son refus tient aux « soins cruels »3140 du sculpteur, au va-et-vient dans l’abîme qu’il lui a imposé et qu’à son tour elle nous impose, comme par l’effet d’une force d’inertie. Ce vide en elle, que Genet nomme « blessure »3141, elle peut s’y réfugier : son « supplice » a déterminé son « autonomie »3142, et sa force d’insoumission. Ce vide étant le lieu de l’origine et de la fin, l’instant où se fait jour le mouvement contradictoire d’avancée et de recul qui l’anime peut alors apparaître, comme chez Genet, « hors du temps ». Dupin résume magnifiquement le lien entre le pouvoir de ces œuvres et les tourments de leur naissance dans les deux formules qui suivent ce passage : « il y a dans sa formation comme dans son pouvoir déployé un conflit résolu qui se maintient conflit. C’est-à-dire une tension qui soumet et ne se détruit pas. »3143

Notes
3101.

Jean Genet, ibid., p. 54.

3102.

Voir Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., pp. 273-274.

3103.

« Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 245.

3104.

 Idem.

3105.

« invisible à la surface », « immergé » : voir Jacques Dupin, ibid., p. 92.

3106.

Jean-Paul Sartre, « Les Peintures de Giacometti », op. cit., p. 361.

3107.

Voir chapitre X.

3108.

Voir chapitre X.

3109.

Voir ci-après.

3110.

Jean Genet, AAG, p. 57.

3111.

André du Bouchet, QPTVN, p. 14.

3112.

Jean-Paul Sartre, idem.

3113.

Jean Genet, ibid., p. 42. Les impressions notées par Jean Genet face aux sculptures d’Alberto Giacometti rencontrent deux préoccupations majeures auxquelles André du Bouchet, dix ans plus tard, aura à faire face lorsqu’il écrira sur les dessins. Nous l’avons vu dans le chapitre précédent, ces préoccupations sont celle du fond duquel émergent ces figures et vers lequel elles nous reconduisent, mais également celle du surplomb. Pour André du Bouchet, les « choses données sur leur paroi […] à cette hauteur indicative d’abord d’une distance impraticable, ou chute », ne peuvent être franchies que « sur leur cime, qui est interruption elle aussi », pour s’étirer « dans l’essor » [« Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », QPTVN, p. 24]. Cet essor tient dans les dessins au rapport approfondi peu à peu avec le papier qui les exalte de toute sa « réserve », leur « gloire » [Brouillons de Qui n’est pas tourné vers nous]. Le sentiment du surplomb est également présent, suscité par d’autres moyens déjà évoqués (voir chapitre X, II), l’élongation notamment, dans la sculpture telle que la décrit Genet, dont l’éminence ou la butte peut apparaître comme une préfiguration de la montagne d’André du Bouchet [Jean Genet, AAG, p. 64] : « Non seulement les statues viennent vers vous comme si elles étaient très lointaines, du fond d’un horizon extrêmement reculé, mais, où que vous vous trouviez par rapport à elles, elles s’arrangent pour faire que vous, qui les regardez, soyez en contrebas. Elles sont, très au fond d’un horizon reculé, sur une éminence, et vous au pied de la butte. Elles viennent, pressées de vous rejoindre, et de vous dépasser. »

3114.

Expression de Jean Tardieu, qui l’emploie dans un autre sens. Voir chapitre XVI.

3115.

Femmes de Venise :voir Yves Bonnefoy, ibid., pp. 401-404, ill. 374-380.

3116.

Jean Genet, ibid., p. 43.

3117.

Voir chapitre X.

3118.

Jean-Paul Sartre, idem.

3119.

Jean Genet, ibid., p. 43.

3120.

Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 289.

3121.

Henri Maldiney, Aux déserts que l’histoire accable : l’art de Tal-Coat, Deyrolle, 1996.

3122.

Genet est enfant de l’assistance publique.

3123.

Jean Genet, ibid., pp. 43-44.

3124.

Voir chapitre XIV.

3125.

Henri Maldiney, « La Présence de l’œuvre et l’alibi du code », op. cit., p. 26.

3126.

Anaximandre, Fragments, traduits par Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 39.

3127.

Henri Maldiney, « L’Art et le Rien », Art et existence, op. cit., p. 173.

3128.

Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs [1943], Paris, Gallimard, Collection « Folio », 1976, p. 184.

3129.

 AAG, p. 42.

3130.

 Ibid., pp. 67-69.

3131.

Voir ci-après.

3132.

Ibid., p. 70.

3133.

Ibid., p. 57.

3134.

Image qui provient aussi de la belle forme ovoïde de son crâne qui a donné à Giacometti l’envie de le peindre.

3135.

Voir chapitre XIV.

3136.

Voir ci-avant.

3137.

Jacques Dupin, TPA, p. 19.

3138.

David Sylvester, ibid.,p. 21

3139.

Jacques Dupin, ibid., p. 19

3140.

Ibid., p. 18.

3141.

Voir Jean Genet, ibid., p. 42.

3142.

Jacques Dupin, ibid., p. 19.

3143.

Idem.