Chapitre XVI
Le « faire-défaire-refaire » des écrivains

Introduction

Giacometti a réussi à traduire plastiquement la contradiction inhérente au réel, qui dans un même mouvement se donne et se refuse. Ces figures arrachées au mouvement de la vie, et conduites à l’écart dans l’espace de la sculpture, de la peinture ou du dessin, il faut donc qu’elles portent en elles leur propre contradiction sans horizon de synthèse, sans espoir de repos, si elles veulent maintenir cette tension entre des pôles opposés qui caractérise la vie face à un spectateur qui viendra les nourrir de sa propre durée et relancer le conflit. Ce point est extrêmement important car on peut remarquer que la plupart des écrivains, et particulièrement les poètes, qui se sont intéressés à Giacometti ont tendu à placer leur œuvre sous le signe de cette contradiction qui ne se résout pas. Là encore il ne s’agit pas de dire qu’ils ont découvert cette approche particulière de la contradiction chez Giacometti. Nous avons vu qu’une telle approche était déjà présente chez Bataille par exemple au moment de Documents 3144. Elle est de même largement répandue, comme le problème de l’inachèvement qui lui est lié, dans le paysage littéraire d’après-guerre. Mais Giacometti a donné à voir concrètement et de manière frappante une intuition partagée par beaucoup d’écrivains. Cette remarque concerne au premier chef Dupin qui écrit ces lignes et accroît en les écrivant, comme nous allons le voir, la conscience de ce vers quoi il tend, mais elle est particulièrement valable également pour René Char, Jean Genet et André du Bouchet. Dans quelle mesure un poème de Jacques Dupin est-il lui-même une « intégrité qui se rétablit sans cesse dans le mouvement perpétuel de l’ouverture et de la destruction qu’elle provoque »3145 ? De quelle manière une des « approches » du poète – qui écrivait en 1949, avant toute rencontre avec Giacometti, qu’on ne peut « édifier que sur des ruines »3146 – tire-t-elle, comme toute œuvre de Giacometti, « son affirmation souveraine de l’espace interrogatif [qu’il] rend visible, de son refus, de son recul, de cette durée menaçante et nourricière qui la fait et la défait »3147 ? Nous allons essayer de le préciser en revenant vers l’atelier des écrivains3148.

Notes
3144.

Voir chapitre II.

3145.

Jacques Dupin, idem.

3146.

Jacques Dupin, « Comment dire ? », Empédocle, n°2, mai 1949, pp. 93-95. Mais il y a un pas à franchir entre ce constat qu’on ne peut « édifier que sur des ruines » et la volonté de ruiner ce qu’on édifie à mesure qu’on l’édifie.

3147.

Jacques Dupin, idem.

3148.

Sur la question du « faire-défaire-refaire » chez les poètes de L’Éphémère, Yves Bonnefoy, Jacques Dupin et André du Bouchet, on se reportera particulièrement vers Richard Stamelman, « The Syntax of the Ephemeral », op. cit., pp. 101-117. Après une présentation du travail d’Alberto Giacometti dans son lien avec la « contestation comme principe de creation », l’auteur étudie l’écriture « dialectique » des trois poètes qui intégrant au langage poétique un « défaire », une contestation qui touche d’abord la syntaxe. L’article propose une analyse dans ce sens de trois exemples précis : Dans le leurre du seuil d’Yves Bonnefoy (« combat entre dispersion et rassemblement »), Dehors, de Jacques Dupin (« rencontre tendue, par la mediation d’un ‘vide actif’, entre violence destructrice et création ») et Laisses d’André du Bouchet (« un exemple radical de syntaxe dialectique : confrontation entre un langage dispersé et son contraire négateur, le silence »). L’auteur remarque que le langage par la syntaxe aspire à une perfection qui est fausse et ne correspond pas à la réalité, qu’il réclame sa contestation par une syntaxe dialectique émergeant du fond, d’une region « hors parole » [d’après notre traduction].