I) Jean Tardieu et la « vitesse du possible humain »

1) « Chaise et violon ou l’étonnement d’être au monde »

Dans « L’Écriture comme geste », Jean Tardieu remarque deux choses : tout d’abord que les mots visibles, écartés les uns des autres, n’ont pas la « continuité chevauchante des paroles qui leur correspondent ». Entre chaque signe ne s’étend pas seulement le blanc de la page, mais encore « l’Espace, parfois le jour, parfois la nuit ». La signification de chaque mot est donc « à la fois ponctuelle et tourbillonnante : le sens naît de leur rapprochement comme l’éclair du choc électrique des nuages ». D’autre part le poète observe que « la boucle d’une ‘lettre’ ou de tout autre système d’écriture est le plus petit geste possible : celui que font les deux premiers doigts de la main chargés de mouvoir la plume ou le pinceau. Cette économie concentre la force dans le plus petit espace à notre portée : le symbole de toutes les puissances et le module de toutes les dimensions possibles »3149. Il y a donc sens à en venir à lui à l’heure où nous essayons d’approfondir la naissance de la « force qu’il y a dans une tête »3150 à partir d’un enchevêtrement de boucles et de « virgules ».3151 Il y a là intérêt porté à ces points nodaux, ces « zones névralgiques » sur lesquelles s’appuie le dessin de Giacometti, pour la recherche d’une tension dont la poésie peut espérer qu’elle soit aussi forte entre les mots qu’entre ces points. Dans le même livre, Tardieu place en face de la chaise dessinée par Giacometti à sa demande3152 alors qu’il écrivait le texte sur lui paru dans la revue XX e siècle en 1962, un texte qui s’intitule : « Autre nature morte : chaise et violon ou l’étonnement d’être au monde ». Ce texte rencontre Giacometti sur un autre point essentiel, celui de la surprise que nous font les choses d’être là et de venir à nous, cet étonnement aux sources de la philosophie, de l’art aussi bien que de l’écriture :

‘L’étonnement – comme un choc – que nous fait éprouver (parfois) le simple fait d’être et d’être là se manifeste au plus haut point lorsque ce choc vient de notre rencontre avec un objet inanimé, le plus simple, le plus usuel, disons une chaise posée sur le plancher.
Je compare ce saisissement (qui peut aller jusqu’à l’angoisse) à l’impression que nous éprouvons lorsque nous roulons à vive allure dans un train ou dans une auto et que le véhicule, brusquement, stoppe.
On dirait que notre conscience, profondément imprégnée de mouvement et de devenir, ressent par contraste, à certains moments de rupture, la résistance surprenante des choses qui n’existent que pour elles-mêmes.
Alors l’opacité, la cécité du monde inerte nous frappent parce que l’objet (recevant la mobilité de la lumière sans y répondre par un geste) existe sans pouvoir se connaître, tandis qu’en même temps et par un jeu inverse, il est tout entier menacé par le non-être.
Comme si le néant était la face cachée des objets – ou leur « âme », je veux dire ce petit osselet de bois qui, associé au vide, à l’intérieur du violon, lui donne sa souveraine résonance3153. ’

Le choix d’une chaise dessinée par Giacometti pour dialoguer avec ce texte – il occupe la page de gauche et le dessin la page de droite – s’éclaire de tout ce que nous avons déjà dit dans le chapitre sur André du Bouchet dont il partage le point de départ, celui de « notre arrêt devant les choses »3154. « Saisissement », ce « refus » opposé par les choses à notre volonté de saisie, nous retrouvons là un terme qui court de texte en texte à propos de Giacometti. Mais ce qui retient Jean Tardieu ici, c’est moins comme André du Bouchet la façon dont la lumière ricoche sur les objets pour nous atteindre et nous aveugler, que la cécité du monde muet que cette lumière rend visible. Jean Tardieu place l’accent sur la séparation et ce refus dont nous avons vu par quel processus Giacometti parvenait à le rendre sensible dans l’objet tel qu’il le représente. Dans cette chaise nous retrouvons la multiplicité des traits qui se contestent les uns les autres, n’affirment pas l’objet en le cernant par un contour mais obtiennent qu’il surgisse dans les interstices de leur questionnement. Nous retrouvons le coup de gomme qui efface ce que le crayon… on rêve du verbe facer qui fasse couple ici avec effacer comme la « face cachée des objets » évoquée par le texte fait couple avec leur face visible selon cette structure « cubique » de la réalité sur laquelle nous nous sommes attardés dans le chapitre précédent. Mais chez Tardieu la « face cachée » n’est pas celle qui se trouve derrière l’objet, elle est à l’intérieur. Or, les objets dessinés par Giacometti sont ajourés, ils laissent voir à travers eux le blanc du papier, que frappe la lumière. Un vide alors, ou « non-être » pour Tardieu, qui pense l’interpénétration de ces deux faces imbriquées dans des termes qui rappellent de très près les propres mots de l’artiste à André Parinaud précisément en 1962, lorsque Tardieu écrit son texte et que Giacometti dessine sa chaise. Giacometti pourrait parler d’une chaise, mais il parle du verre, qu’on voit quand on essaie de le copier « comme s’il disparaissait… resurgissait… disparaissait… resurgissait… c’est-à-dire qu’il se trouve bel et bien toujours entre l’être et le non-être »3155. Ce balancement, Giacometti le laisse voir dans son dessin par ce vide qui le troue, de telle sorte qu’il faut lire le dernier paragraphe en relation étroite avec lui : « comme si le néant était la face cachée des objets – ou leur ‘âme’, je veux dire ce petit osselet de bois qui, associé au vide, à l’intérieur du violon, lui donne sa souveraine résonance »3156. C’est dire que les dessins de Giacometti ont une « âme » musicale et matérielle. La vibration que par son dessin Giacometti imprime à l’ensemble de la feuille de papier, comme à l’air autour de ses sculptures3157, le poète, homme des sons, en écrit la transposition pour l’oreille, et cette « résonance » du dessin de Giacometti réveille alors les harmoniques du titre de Tardieu, « étude de chaise » comme une étude de Chopin, tout concert annulé. C’est d’ailleurs dans ses propres « études » sur les peintres qu’il place son texte sur Giacometti.

Notes
3149.

Jean Tardieu, Obscurité du jour, in Œuvres, édition dirigée par Jean-Yves Debreuille, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2003, p. 1013.

3150.

Jean Genet, AAG, p. 66.

3151.

Jean Genet, ibid., p. 57.

3152.

Alix Turolla-Tardieu, fille de l’auteur, s’est souvenue au cours d’une conversation que nous avons eue avec elle d’avoir croisé à Venise où elle demeure Giacometti, en 1962, qui y était pour la Biennale. Il lui annonça lors de cette rencontre qu’il avait fait la chaise pour son père.

3153.

Jean Tardieu, « Autre nature morte : chaise et violon ou l’étonnement d’être au monde », Obscurité du jour, op. cit., p. 1038.

3154.

André du Bouchet, QPTVN, p. 24.

3155.

Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 274.

3156.

Jean Tardieu, idem.

3157.

Voir Jean Genet, ibid., p. 71.