2) Tardieu, Giacometti et l’ekphrasis

Comme Giacometti, Jean Tardieu est fils de peintre. Victor Tardieu, chargé de la création puis de la direction de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine avait pour sujet de prédilection les ports, Londres, Liverpool, Gênes, et ce n’est peut-être pas un hasard si Jean Tardieu évoque dans son texte le visage du modèle comme « l’étrave effilée du navire qui vient sur vous »3158. Son enfance est pleine de sensations d’atelier et du contact prolongé avec la pratique de la peinture, un lien vivant qui imprègne le texte écrit en 1962 pour la revue XX e siècle, et qui sous le titre « Giacometti et la solitude » prend pour objet précisément les peintures de Giacometti. Le texte sera d’ailleurs repris en volume dans Les Portes de toile en 1969, puis en 1993 dans Le miroir ébloui sous un titre qui désigne plus explicitement la partie de l’œuvre visée : « Giacometti peintre ». Ce texte s’inscrit dans la reconnaissance progressive de Giacometti autant comme peintre que comme sculpteur entamée à partir du second texte de Sartre. Jean Tardieu venait régulièrement dans l’atelier de Giacometti et a donc pu le voir à l’œuvre, échanger avec lui au sujet de leur condition commune de fils de peintre, un lien susceptible d’avoir touché Giacometti. Les textes de Tardieu peuvent prendre deux formes : des textes d’une critique d’art que Tardieu aborde, comme Jacques Dupin dont la monographie paraît elle aussi en 1962, en poète, c’est-à-dire à travers l’implication d’un regard, d’une subjectivité assumés, et des « poèmes traduits des arts »3159, qui tentent de « reproduire des effets picturaux au moyen d’expérimentations verbales »3160.

Frédérique Martin-Scherrer, dans son article « Mémoire de l’ekphrasis dans l’écriture sur la peinture : ‘Giacometti peintre’ par Jean Tardieu », a envisagé ce texte dans son lien avec la tradition de l’ekphrasis – le mot signifie « description » –qui remonte au moment de la Seconde Sophistique (IIe siècle de notre ère) et dont l’exemple canonique se trouve dans les Eïkones (Images) de Lucien de Samosate ou de Philostrate. Elle en donne cette définition :

‘Il s’agit d’un texte écrit par un poète qui, en même temps, évoque un tableau par le moyen d’un récit ou d’une description, fait l’éloge du peintre et de son habileté, et exprime ses sensations, sentiments ou idées devant l’œuvre qu’il admire. La fiction veut que celui qui parle soit en face des tableaux qu’il décrit, mais non pas son public […]. L’ekphrasis cherche donc à susciter avec des mots l’image de tableaux absents qui viendront se peindre dans l’imagination du lecteur ou de l’auditeur. Elle recourt souvent à l’hypotypose, procédé rhétorique consistant à mettre sous les yeux du lecteur ou de l’auditeur la scène ou l’objet décrit3161.’

Mais Frédérique Martin-Scherrer montre que le texte déplace l’ekphrasis du contenu vers la pratique, puisque Tardieu n’y évoque pas un portrait achevé en particulier, mais « Giacometti en train de peindre des portraits »3162. Cette remarque est valable pour à peu près l’ensemble des textes sur Giacometti après la période surréaliste, la monographie d’Yves Bonnefoy mise à part. Si plusieurs textes se focalisent sur L’Objet invisible en particulier, après-guerre il devient exceptionnel qu’un écrivain fasse allusion à une sculpture en particulier, mais bien plutôt aux sculptures, peintures ou dessins en général, quand ce n’est pas aux « figures » de Giacometti, qu’elles soient peintes, dessinées ou sculptées. Lorsque Ponge ou Dupin évoquent une « figurine » de Giacometti, il est souvent impossible de l’identifier parmi ses sœurs. L’accent mis sur Giacometti au travail est également un trait récurrent de ces textes, à part celui de Ponge. Cela tient au ressassement de l’œuvre de Giacometti qui cherche à écarter toute forme d’originalité de surface, dans le choix du sujet, du modèle. Même à la diversité des titres qui rend les œuvres de la période surréaliste plus facilement identifiables il renonce en grande partie. Quant à l’inachèvement, Frédérique Martin-Scherrer souligne néanmoins que déjà « Philostrate utilise le parfait chaque fois que le mot ‘peintre’ est sujet d’un verbe, ce qui dans le système de conjugaison grec signifie que l’action n’est pas achevée, mais se poursuit dans le regard de celui qui contemple »3163. L’ekphrasis utilise ensuite le récit et la description, pour se placer dans une relation de référence au tableau, elle fait « l’éloge du peintre, à travers l’évocation des effets de l’œuvre peinte sur celui qui la décrit »3164. Nous avons dit à propos de Sartre les entraves inhérentes à l’œuvre de Giacometti pour qui réellement veut les convertir en récit. S’il y a récit et description dans les textes sur Giacometti, ce ne peut être en aucun cas, nous l’avons dit, récit de celui qui circule librement à l’intérieur d’un tableau et met en relation un détail avec un autre comme pour en rassembler des fragments épars. Dans la totalité qu’est la figure pour celui qui l’aborde, rien n’est déployé au départ, et le seul récit possible s’avère celui de la mise en mouvement de la figure, de son avancée et de son retrait dans le regard de celui qui se tient face à elle selon un axe unique, frontal, aucune échappée latérale n’étant permise. Ainsi, le texte de Tardieu n’acquiert une dimension narrative qu’en s’arrachant au tableau pour repartir en amont et refaire tout le chemin qui mène de l’un à l’autre. Il invente une fiction certes « ressemblante », mais qui ne s’appuie pas uniquement sur une image, plutôt sur ce qu’il sait du travail qui a porté cette image au jour.

Le texte se focalise sur les « réactions de celui qui parle », et c’est à partir de ces réactions que se dessine l’interprétation. Mais cette caractéristique qui le relie également à l’ekphrasis est pratiquement inévitable avec Giacometti. La « tonalité eulogistique »3165 reconnue également par Frédérique Martin-Scherrer dans ce texte qui brosse un portrait de Giacometti en héros de l’art – « obstiné chercheur », « mineur » en proie à une « sainte fureur », alchimiste dans son « laboratoire », moine qui observe « le rite » ou démiurge qui corrige « la création »3166 – est également, nous l’avons vu, un trait récurrent de nos textes. Frédérique Martin-Scherrer désigne ensuite les différences qui marquent l’évolution, davantage que la rupture, entre l’ekphrasis traditionnelle et l’ekphrasis moderne : « le souci d’exactitude inscrit dans les images référentielles, le développement de l’attention portée à la technique et aux méthodes du peintre » et « l’importance accordée à la pertinence de l’interprétation »3167. Ces différents points de rupture ont trait pour elle au « renversement […] de la hiérarchie entre les arts »3168 :

‘Tant que la peinture a été conçue comme la transposition iconique d’un texte antérieur, les écrivains se sentaient légitimés dans leur entreprise de traduction de la peinture en mots, mais quand elle n’a plus rien représenté d’autre qu’elle-même, les poètes ont perdu leur assurance d’autant plus que s’est imposée l’idée d’une irréductible différence entre un système de signes et autre chose, qui ne relève ni du système ni du signe, et qu’on ne saurait « traduire en langue » sans le trahir.’

La « conscience aiguë de la différence fondamentale qui sépare le verbe de l’image »3169 rend tout texte sur la peinture problématique et Jean Tardieu peut alors rêver : « J’imagine quelque chose qui commencerait par une phrase et se terminerait par une corde ».

Pourtant nous voudrions avancer ceci pour compléter le propos de Frédérique Martin-Scherrer : cette remarque valable pour une grande partie de la peinture contemporaine de Tardieu, l’œuvre de Giacometti, à contre-courant dans son siècle3170, conduit à la déplacer. De sa peinture, comme de l’ensemble de son œuvre, il est impossible de dire qu’elle ne « représente rien d’autre qu’elle-même », elle cherche même furieusement à représenter autre chose qu’elle-même, cet « autre chose » vers quoi tendent également les écrivains qui se sont intéressés à lui. De telle sorte que l’impossibilité de traduire ses tableaux en mots qui ne les trahiraient pas n’est pas plus grande que celle de traduire le réel en peinture ou en poésie. Elle est analogue3171. L’écart, absolu, inhérent à toute entreprise de traduction n’est pas davantage réductible de langue à langue que de langue à peinture, ni de langue à monde que de peinture à monde.

Pourtant nous voudrions avancer cette conclusion de notre travail à propos de Giacometti : peut-être s’avère-t-il en dernier recours moins difficile d’écrire sur son œuvre – aussi revêche à l’analyse (disons à la dissection analytique de la totalité qu’elle délivre) qu’elle puisse s’affirmer – que d’écrire directement sur le réel. Si l’on entreprend de considérer non pas l’échec absolu du sculpteur mais ses progrès relatifs, alors il apparaît nettement que les écrivains viennent s’appuyer sur le travail de l’artiste, captant ainsi une partie de l’immense énergie gaspillées par lui face au réel, et dont son œuvre abonde. Les étapes franchies par l’œuvre d’Alberto Giacometti, son avancée vers une image la moins fausse possible de l’être humain et des objets, ont des retombées inévitables sur les écrivains qui entreprennent à leur tour cette approche, et qui écrivant sur lui font davantage de chemin que s’ils en avaient tenté une approche directe, un chemin effectué qui sera précieux lorsqu’ils reprendront une approche directe, car alors ils « n’ont plus à refaire toutes les choses négatives que [Giacometti] a déjà faites »3172. Ainsi, Jean Tardieu envisage l’homme à partir du nettoyage du regard effectué par Giacometti. Il peut alors le décrire à partir de ses peintures tel qu’il est « pour un œil non prévenu ou qui s’efforce d’être ‘neuf’ et d’avoir au préalable tout oublié »3173. Giacometti offre des prises précieuses à celui qui persiste dans une volonté de connaître le réel et d’en restituer une image « ressemblante », nous avons pu nous en rendre compte à propos d’un ami de Tardieu, Francis Ponge : après s’être noyé dans une approche directe de l’homme, il a pu reprendre son approche à partir de ce que Giacometti en avait saisi 3174.

Notes
3158.

Jean Tardieu, « Giacometti peintre », Les Portes de toile, Œuvres, op. cit., p. 967.

3159.

 Sous-titre du Miroir ébloui, Paris, Gallimard, 1993.

3160.

Frédérique Martin-Scherrer, « Mémoire de l’ekphrasis dans l’écriture sur la peinture : ‘Giacometti peintre’ par Jean Tardieu », Littérature et peinture, textes réunis et présentés par Serge Gaubert et Radu Toma, Bucarest, Editura Babel, Editura Universităţii din Bucureşti, 2003, p. 150.

3161.

Ibid., p. 151.

3162.

Idem.

3163.

Idem.

3164.

Idem.

3165.

Ibid., p. 152.

3166.

Jean Tardieu, ibid., p. 967.

3167.

Frédérique Martin-Scherrer, ibid., p. 154.

3168.

Idem.

3169.

Ibid., p. 156.

3170.

Jacques Dupin, TPA, p. 15.

3171.

Voir ce que dit André du Bouchet à Elke de Rijcke dans son « Entretien avec André du Bouchet », L’Étrangère, n°16-17-18, op. cit., pp. 277-298.

3172.

Alberto Giacometti, cité par James Lord, Un portrait par Giacometti, op. cit., p. 110

3173.

Jean Tardieu, « Giacometti peintre », op. cit., p. 968.

3174.

Voir chapitre XII.