3) Le retournement des forces libérées par la destruction (1)

Dans son texte, Jean Tardieu pose pour point de départ un concept, « l’être humain », pour en récuser immediatement les limites et en dévoiler les contradictions :

‘L’être humain, non tel qu’il est mais tel qu’il se fait et tel qu’il devient, est un nuage en mouvement, sans cesse modifiant sa propre effigie. Son pouvoir de s’imaginer autre le revêt à tout moment de toutes les métamorphoses du songe. Mobile est son reflet dans les profondeurs de ce monde, innombrable sa perpétuelle naissance. Cependant, si on l’isole, en tant que cause, de ses multiples effets, sa figure se révèle fixe, immuable et limitée3175.’

Il faut entendre ce « pouvoir de s’imaginer autre » dans un double sens. L’expression désigne la faculté de l’homme de se projeter constamment hors de soi en se fabriquant des images mais également la manière dont l’homme se construit lui-même en tant qu’image mobile dans le regard de l’autre pour naître à chaque instant. Pourtant cet être, si on l’arrête, réintègre les contours et la limite de son enveloppe charnelle. Face à cette insoluble contradiction entre l’immobilité et le mouvement, dans le passage métadiscursif qui suit, l’écrivain montre le chemin suivi par le texte : « j’imagine un moyen de rendre sensible ce rapport entre la conjecture et la proche apparence, entre le virtuel et l’objet ». Ce « moyen de rendre sensible » un tel rapport, c’est un portrait tel que l’exécute Giacometti, évoqué en refaisant tout le trajet qui mène de la lutte avec le visage du modèle au tableau tel qu’il s’offre au spectateur pour revenir enfin vers l’homme que la traversée du tableau amène à reconsidérer. Déployant une fiction – « j’imagine » – qui n’est autre que la réalité du travail du peintre – « Tel est […] ce qui peut sembler être l’image complexe de la figuration dans l’œuvre peint d’Alberto Giacometti » –, la réalité déployée à la manière d’une fiction, Tardieu touche du doigt le point de « renversement »3176 de la fixité en mouvement, le nœud vivant de la contradiction à laquelle nous confronte ce qui existe. Cette approche, il n’a pu la mener si loin qu’en s’aventurant à son tour dans la « galerie » préparée par celui qui s’est acharné à « creuser toujours plus avant un même carré de la paroi réelle »3177.

Nous avons choisi d’aborder ce texte maintenant, d’une part parce qu’il établit un lien entre cette sorte particulière de contradiction qui, nous venons de le voir, est au cœur de la démarche de Giacometti et sa méthode de travail en peinture, d’autre part parce qu’en faisant appel au « rêve » il nous engage à revenir vers le surréalisme et la question de l’objet. Nous allons ainsi pouvoir à partir de lui avancer une proposition qui nous semble décisive à propos du dépassement de la conception surréaliste de l’image par Giacometti, en lien avec sa technique du « faire-défaire-refaire ». Le texte fait le lien entre cette technique et la peinture de Giacometti considérée comme une mise en image de la « dramatique du rapport entre la limite et la non-limite de l’être humain ».

Qu’est-ce en effet que ce « virtuel », opposé par Jean Tardieu à l’« objet » comme la fixité s’oppose au mouvement, le limité à l’illimité ? Il nous semble que ce terme recouvre la distinction que nous avons déjà établie entre l’apparence extérieure du modèle, celle qui tombe sous la coupe du langage conceptuel, et son apparaître que Tardieu désigne plus loin comme « l’aspect surnaturel de ce qui existe »3178. Si « ex-ister »3179, c’est se tenir à l’avant de soi, cet aspect « sur-naturel » désigne alors le point où la nature à chaque instant doit se dépasser elle-même pour que « la vie continue »3180, les « limites visibles »3181 de l’homme s’opposant alors à l’invisible qui l’illimite. Tardieu repart du temps de la pose, du modèle devant le peintre : « il aurait placé l’homme bien en évidence, bien au centre, de face, comme l’étrave effilée du navire qui vient sur vous, mais non sans l’avoir épinglé comme un insecte sur son socle de liège ». Les deux comparaisons reprennent l’opposition de la fixité au mouvement avec plusieurs indices grâce auxquels on peut déjà identifier Giacometti même s’il n’est pas encore nommé dans le texte, il a seulement été évoqué par des périphrases.

L’« obstiné chercheur » travaille « de face », allusion à la prédilection de Giacometti pour la représentation frontale. L’« insecte sur son socle de liège », c’est le modèle sur l’unique chaise de l’atelier, mais Tardieu semble connaître l’obsession de Giacometti, manifeste dès la Femme cuiller 3182, pour les insectes, et particulièrement les araignées, il n’est pas impossible que cette image recouvre une allusion précise à une sculpture, la Femme assise de 19463183, qui semble une Femme araignée, car son siège évoque des pattes d’insecte. Tardieu perçoit bien le caractère très ritualisé du travail de Giacometti, et nous retrouvons dans le paragraphe suivant la notion de « sacré » évoquée précédemment, mais perçue dans son lien vivant avec la tradition – un peu plus loin l’architecture de la tête telle que la bâtit Giacometti appellera la métaphore d’une « cathédrale à claire-voie »3184 – celle du père de Tardieu comme de celui de Giacometti :

‘Puis viendrait la cérémonie de l’observance. (Quitte à forcer les mots, je préfère ici ce terme à celui d’« observation », qui ne se dépasse pas lui-même.) Observer et se soumettre, tel est le rite, la traditionnelle prière du peintre devant la figure sacrée des choses visibles3185.’

L’ « observance » est l’action « d’observer habituellement, de pratiquer une règle en matière religieuse »3186. Cette règle, c’est le modèle qui la fixe et la dépasse en même temps, puisque Tardieu nous permet de définir le sacré pour lui, à partir de ce passage, comme ce qui tend à se dépasser soi-même, de même que le peintre, en contact avec un tel dépassement, celui de l’apparence par l’apparaître, débordement du visible par l’invisible, est conduit à se dépasser à l’envi. Mais ce modèle, c’est lui pourtant qu’il faut commencer par fixer avec intensité jusqu’à en obtenir ce dépassement. Regardé ainsi fixement, il semble d’abord se laisser prendre à la poix de la toile :

‘C’est une humilité et c’est un défi, un geste d’amour et un combat, un acte de raison et une insistance démentielle. La main du peintre, comme si elle fustigeait, comme si elle châtiait la création, vient et revient autour de son immobile modèle. Trait après trait, lasso après lasso, cerne après cerne, il faut enfin fixer cette proie fuyante, perpétuellement appelée hors d’elle-même par l’impérieuse exigence de ses transformations, perpétuellement prête à s’évader dans son plus lointain avenir et même déjà hantée par sa dissolution.’

La violence des rapports entre le peintre et le modèle, où l’amour s’emporte jusqu’à la folie, est ici suggérée. Le rapport très spécifique de Giacometti à la destruction justifie les images agressives liées à la main du peintre qui « fustige » et « châtie » la création. Les caractéristiques précises de son tracé qui tourne et retourne autour du même fragment à saisir deviennent la métaphore de sa volonté de prendre le modèle dans les rets arachnéens de la toile comme s’il l’attachait à sa chaise par une corde, un « lasso ». Ce que Tardieu décrit ici, c’est « l’ordonnance circulaire du tableau autour d’un foyer »3187 repérée par Jacques Dupin. Nous avons vu qu’au fur et à mesure des années Giacometti abandonnait toujours davantage le reste du tableau pour se concentrer violemment sur la tête du modèle. Dans les tableaux récents de Giacometti ou lors d’une visite à l’atelier, Tardieu en 1962 a probablement pu voir la ligne si particulière de Giacometti se concentrer avec insistance sur la forme de la tête, « se multipliant à l’intérieur du contour », du fait que « sa fréquence et son insistance s’accroissent à mesure qu’elle s’approche du foyer »3188.

Mais voici le paradoxe : tout ce qui tendait à objectiver le visage du modèle conduit au contraire à un dépassement de l’objectivité. Tardieu retrouve alors la notion de « ressemblance », leitmotiv de Giacometti, pour montrer comme nous avons pu le voir qu’elle n’a rien à voir avec la ressemblance extérieure :

‘Ici apparaît l’ambiguïté, le renversement automatique de l’impression de fixité, comme il arrive de toute notion poussée jusqu’à son extrême conséquence : c’est que l’illimité et en quelque sorte la vitesse du possible humain se trouvent, comme par miracle, saisis en même temps que le fixe, le stable, le limité.
Il semble que ce visage dont je me rends maître à l’instant dans une objectivité souveraine, je l’appréhende à travers les nuées de sa fantasmagorie intérieure, comme s’il avait voulu s’échapper par le sortilège et qu’au lieu d’être brouillé, dissimulé par les volutes de ses projections imaginaires, il s’y trouvait soudain démasqué et « ressemblant » – pris à son propre piège3189.’

Voici donc l’apparence du modèle aux prises avec sa « fantasmagorie intérieure ». Le mot « fantasmagorie » vient du grec « phantasma », qui d’abord signifie « vision », puis « fantôme », alors que le verbe « agoreuein » signifie « parler en public ». Mais le terme apparaît comme un « hybride populaire » entre « fantasme » au sens d’« hallucination visuelle » et le verbe français « gourer » ou « agourer », c’est-à-dire « tromper »3190. Il fait donc le lien entre la vision qui fixe et l’illusion qui en résulte, une illusion proche des « spectres » de Ponge, avec le même lien étymologique au regard, et qui prépare un peu plus loin dans le texte un passage très proche de la fin du texte de Sartre sur les peintures de Giacometti3191 : « mais qui n’a pas connu, enfant, la surprise d’entrer dans une pièce que l’on croit vide et d’y apercevoir quelqu’un qui n’était pas attendu à cet endroit, ni à ce moment ? Même un familier ou un proche se couvre instantanément du halo de notre propre saisissement et, d’un bond, saute dans le monde des ‘apparitions’ qui font battre le cœur »3192.

La question est alors pour Tardieu : comment le visage échappe-t-il à son « rétiaire infâme »3193 ? Comment la construction de cette cage au maillage tellement serré peut-elle être le paradoxal lieu de naissance de la plus farouche liberté. Tel est le retournement, le « renversement automatique », dont il cherche la clef. Le texte crée l’impression que ce phénomène se produit contre le gré de Giacometti, alors que le résultat est bien celui auquel il veut aboutir. En effet, s’il cherche à saisir l’insaisissable, et à rendre quelque chose de la façon dont le réel nous saisit, ce n’est pas pour « fixer » sa proie, mais bien plutôt pour la fixer sans la fixer. Il veut conduire l’être vivant représenté vers un objet stable, la toile, sans rien perdre de l’instabilité fondamentale qui caractérise le vivant. Le problème n’est donc qu’en apparence celui de vouloir arrêter le mouvement d’une figure qui riposte au contraire par une accélération de ce mouvement. Le véritable problème tient plutôt à l’efficacité du geste du peintre : comment un mouvement dirigé vers la toile peut-il se voir converti subitement en un mouvement qui semble jaillir hors de la toile et donne au visage cette sorte de présence hallucinatoire ? C’est là le problème fondamental : comment l’énergie, le mouvement que le créateur a fait rentrer dans la toile ou dans le livre peuvent-il à la faveur d’un arrêt momentané – la peinture, l’encre qui sèchent – se retourner pour bondir en sens inverse vers celui qui ouvre le livre, passe devant la toile ? Nous retrouvons la préoccupation d’André du Bouchet en face des dessins et les deux poètes rencontrent la même image d’un visage en forme de proue3194 qui vient vers nous. Mais la peinture ne laisse pas d’espace blanc3195, il faut donc que le retournement du geste de « désignation » de Giacometti vers le geste qui nous désigne se situe ailleurs, ce que nous indique la fin du texte :

‘Un trait de pinceau – j’en éprouve au bout des doigts l’abstraite, déliée et friable sensation, – ce fut d’abord un mouvement rapide et sûr avant de devenir la trace fixée, désormais immobile, de ce mouvement.
Nulle « forme » qui n’ait d’abord été cheminement, vitesse, intention, destination d’un point à un autre, bref un geste de désignation. Cet échafaudage de traits, cette vannerie prodigieuse et légère, ce tissu serré de fils, de franges et de teintes, c’est l’homme en forme de proue qui s’avance et s’impose, muet, démesuré, achevé, inachevé, compact et transparent, sans vaine « expression » sur son visage essentiel, sans gesticulation inutile, sans autre volonté que de fendre l’espace et de se construire dans le temps3196.’

Ce trait de pinceau, si Tardieu en éprouve au bout des doigts la sensation, ce n’est pas uniquement parce que son père était peintre et qu’il fréquente les ateliers, c’est aussi parce qu’il n’est pas si éloigné de ce « geste » de l’écriture auquel nous avons vu qu’il accordait une si grande importance, éprouvant son lien vivant avec ses origines calligraphiques, ou le geste immémorial de graver un signe dans la pierre, un creux appelé à se retourner. Cette « forme » qu’il met entre guillemets, ce n’est pas uniquement pour signaler que les déformations qu’elle subit rendent incertain ce mot de forme, c’est également pour signaler que le mot vaut aussi bien pour une peinture que pour un poème. Dans cette forme un geste tourné vers l’extérieur s’est perdu, mais pour ressortir dans la direction inverse. C’est alors qu’il faut reprendre la question du « faire-défaire-refaire » et y trouver le point de réflexion recherché. Revenons un peu en arrière :

‘Les flèches, les lacis, les lanières, les griffures des buissons, les traînées de brouillard, tout concourt à capturer [le visage] : le voici qui s’avance, vient vers moi, s’approche, jamais le même, toujours davantage le même.
Tel est […] ce qui peut sembler être l’image de la figuration dans l’œuvre peint d’Alberto Giacometti : une dramatique sans cesse reprise, sans cesse remise en question, sans cesse biffée, effacée, puis réaffirmée, soulignée, sans cesse approfondie jusqu’au délire, – la dramatique du rapport entre la limite et la non-limite de l’être humain.’

Pourquoi l’image de la « figuration » est-elle complexe chez Giacometti ? Le texte le dit en évoquant le travail de destruction – « biffée », « effacée » – qui nourrit la progression de Giacometti : cette figuration, c’est là le ressort de sa « dramatique », est à l’envi une défiguration, un « faire-défaire » en chemin vers un « refaire » : « réaffirmée ». C’est alors que la question du défaut à laquelle nous a confonté la destruction – qui retranche – rejoint la question de l’excès telle qu’elle se présente dans la dépense du peintre dans son œuvre. Et nous pouvons alors nous tourner vers Jacques Dupin pour trouver une formulation plus précise de ce qui reste ici encore implicite. Le poète écrit la même année toujours à propos de la peinture de Giacometti :

‘Poursuite incessante par contestations successives, le trait s’ajoute au trait, l’oblitère et progresse. Innombrables traits qui ne cernent rien, qui ne précisent rien mais qui font surgir. Plus que dans les dessins la ligne éclate, s’émiette, s’éparpille en segments qui se confondent avec des touches. En se multipliant et en se divisant, les traits semblent réciproquement s’annuler et s’évanouir devant la totalité d’une tête qui jaillit spontanément du vide, l’excès de travail effaçant les traces de travail. Nous ne voyons plus comment elle est venue ni d’où elle est venue. Le visage familier d’Annette est encore présent, présent plus que jamais, mais détaché, transfiguré, de sorte qu’il nous semble reconnaître l’inconnu qu’elle est, que nous pressentions sans le distinguer. Apparition solitaire d’une Annette inconnue, comme suscitée par la seule puissance d’une injonction silencieuse3197.’

L’excès même du travail de saisie, de l’incessante contradiction d’un trait par un autre conduit à une annulation : une plongée dans le vide à partir de laquelle seulement la figure peut ressurgir de toute la « vitesse » d’un « possible », à l’impossible tenu. La plongée régulière dans l’abîme, dans l’effacement précède les « réaffirmations ». Elle est la clef de cette avancée vertigineuse d’un visage « inconnu » pour Dupin, et « ressemblant » pour Tardieu dans la mesure où, vivante contradiction, il n’est « jamais le même », autant que « toujours davantage le même ».

Notes
3175.

Ibid., p. 967.

3176.

Idem.

3177.

Idem.

3178.

Idem.

3179.

Voir chapitre XIV.

3180.

Titre d’une sculpture de 1932.

3181.

Jean Tardieu, idem.

3182.

Voir Yves Bonnefoy, ibid., pp. 142-143.

3183.

Voir ibid., p. 291, ill. 266.

3184.

Jean Tardieu, ibid., p. 968.

3185.

Idem.

3186.

Source : Le Grand Robert de la langue française.

3187.

Jacques Dupin, TPA, p. 76.

3188.

Ibid., p. 77.

3189.

Jean Tardieu, ibid., p. 967-968.

3190.

Source : Le Grand Robert de la langue française.

3191.

Voir Jean-Paul Sartre, « Les Peintures de Giacometti », op. cit., pp. 362-363.

3192.

Jean Tardieu, ibid., p. 968.

3193.

Charles Baudelaire, « Le Voyage », Les Fleurs du mal, op. cit.

3194.

Voir chapitre XIV.

3195.

Du moins dans la partie de la toile – le visage pour les portraits – sur laquelle Giacometti s’acharne, car de plus en plus vers la fin de sa vie, les espaces périphériques du tableau peuvent ne pas être peints.

3196.

Jean Tardieu, ibid., p. 968.

3197.

Jacques Dupin, TPA, p. 78. Nous soulignons.